par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Publié pour la première fois dans la Newsletter (volume 1, numéro 4, printemps 1956) de la New York University Graduate School of Business Administration [École de gestion de l'Université de New York].
Il y a environ 60 ans, Gabriel Tarde (1843-1904), le grand sociologue français, s'était penché sur le problème de la vulgarisation des articles de luxe. Une innovation industrielle, signalait-il, arrive sur le marché sous la forme de la fantaisie d'une élite avant de se transformer, petit à petit, en nécessité pour tout un chacun et d'être considérée comme indispensable. Ce qui était autrefois un bien de luxe devient au fil du temps une nécessité.
L'histoire de la technologie et de la commercialisation offre de nombreuses illustrations confirmant la thèse de Tarde a. Il y avait autrefois un délai considérable entre l'émergence d'une chose inconnue auparavant et son avènement en tant qu'article d'usage courant pour tous. Il fallut parfois plusieurs siècles avant qu'une innovation ne soit largement acceptée au moins dans l'orbite de la civilisation occidentale. Pensons à la lente popularisation de l'usage des fourchettes, du savon, des mouchoirs et de plein d'autres choses.
Dès ses débuts le capitalisme eut tendance à raccourcir ce délai jusqu'à l'éliminer presque totalement. Il ne s'agit pas d'une caractéristique simplement accidentelle de la production capitaliste : elle est inhérente à sa nature même. Le capitalisme est fondamentalement une production de masse visant à satisfaire les besoins des masses. Sa marque caractéristique est la production à grande échelle par la grande industrie. Il ne peut nullement être question pour la grande industrie de produire des quantités limitées ne cherchant à satisfaire qu'une petite élite. Plus la grande industrie devient grande, plus elle permet à toute la population d'accéder aux réalisations de la technologie, et plus cela se produit rapidement.
Des siècles se sont passés avant que la fourchette ne se transforme d'ustensile de gringalet efféminé en ustensile pour tout le monde. L'évolution de l'automobile de jouet de riches désœuvrés en moyen de transport universel prit plus de vingt ans. Mais les bas bas nylon devinrent, aux États-Unis, un article d'habillement pour toutes les femmes en à peine plus de deux ou trois ans. Il n'y eut pratiquement pas de période pendant laquelle la jouissance d'innovations comme la télévision ou les produits de l'industrie des aliments congelés était réservée à une petite minorité.
Les disciples de Marx tiennent beaucoup à décrire dans leurs livres les « horreurs indescriptibles du capitalisme » qui, selon le pronostic de leur maître, conduisent « avec l'inexorabilité d'une loi de la nature » à l'appauvrissement progressif des « masses ». Leurs préjugés les empêchent de s'apercevoir du fait que le capitalisme tend, par la contribution de la production à grande échelle, à éliminer l'opposition frappante entre le mode de vie d'une élite fortunée et celui du reste de la nation.
Le gouffre qui sépare l'homme qui voyageait dans un carrosse à six chevaux de l'homme qui restait à la maison parce qu'il n'avait pas assez d'argent pour se le payer s'est réduit à la différence entre le Pullman, ou la première classe, et le voyage en autocar.
Note
a. On peut noter que Mises, dans Liberalismus (1927), Chapitre I, point 5, « Die Ungleichkeit der Einkommens-und Vermögensverhaltnisse » [à ne pas confondre avec le texte « L'inégalité de la richesse et des revenus » de 1955, figurant plus loin dans le présent recueil et portant le même titre en anglais] défend les biens de luxe à partir de l'observation de Tarde (cf. l'illustration par la fourchette). NdT.