Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

4. Le rôle économique de l'épargne et des biens du capital

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, août 1963.

D'après la philosophie populaire de l'homme ordinaire, la santé et le bien-être de l'homme sont les produits de la coopération de deux facteurs primordiaux : la nature et le travail humain. Toutes les choses qui permettent à l'homme de vivre et de jouir de la vie sont fournies par la nature, par le travail ou par une combinaison des occasions offertes par la nature et du travail humain. Comme la nature donne ses cadeaux gratuitement, il s'ensuit que tous les fruits ultimes de la production, les biens de consommation, devraient excessivement revenir aux travailleurs qui ont œuvré pour les créer. Mais malheureusement la situation scandaleuse de ce monde est différente. Il y a des classes « prédatrices » d' « exploiteurs » qui veulent récolter sans avoir semé. Les propriétaires terriens, les capitalistes et les entrepreneurs s'approprient ce qui appartient de droit aux travailleurs qui l'ont produit. Tous les maux du monde sont la conséquence nécessaire de ce péché originel.

Ce sont de telles idées qui dominent la pensée de la plupart de nos contemporains. Les socialistes et les syndicalistes en concluent qu'afin d'améliorer la condition humaine il est nécessaire d'éliminer totalement ceux qui dans leur jargon sont des « requins » a, c'est-à-dire les entrepreneurs, les capitalistes et les propriétaires terriens ; la direction de toutes les questions de production devrait être confiée soit à l'appareil social de contrainte et de coercition, l'État (que la terminologie marxiste appelle Société), soit aux personnes employées dans les différentes usines ou branches de production.

D'autres gens sont plus réservés dans leur zèle réformateur. Ils ne souhaitent pas exproprier entièrement ce qu'ils appellent la « classe oisive ». Ils veulent uniquement leur prendre ce qu'il faut pour conduire à « plus d'égalité » dans la « distribution » de la richesse et des revenus.

Mais les deux groupes, le parti des vrais socialistes et celui des réformateurs plus prudents, sont d'accord sur la doctrine de base selon laquelle le profit et l'intérêt constituent des revenus « non gagnés » et donc moralement condamnables. Les deux groupes sont d'accord pour dire que le profit et l'intérêt sont la cause de la misère de la grande majorité de tous les travailleurs honnêtes et de leur famille, et qu'il faudrait, dans une organisation juste et satisfaisante de la société, les freiner de manière considérable, si ce n'est les abolir complètement.

Cette interprétation de la condition humaine est cependant entièrement erronée. Les politiques qu'elle a engendrées sont pernicieuses quel que soit le point de vue duquel on les juge. La civilisation occidentale est condamnée si nous ne réussissons pas très vite à remplacer les désastreuses méthodes actuelles par des méthodes raisonnables de gestion des problèmes économiques.

Les trois facteurs de production

Le simple travail — c'est-à-dire l'effort non guidé par un plan rationnel et ne bénéficiant pas de l'emploi d'outils et de produits intermédiaires — apporte bien peu d'améliorations à la condition du travailleur. Un tel travail n'est pas un moyen spécifiquement humain. C'est ce que l'homme a en commun avec les autres animaux. Cela consiste à s'activer instinctivement et à utiliser ses mains nues pour réunir tout ce qui peut être trouvé et que l'on peut s'approprier de comestible et de potable.

L'exercice physique se transforme en facteur de production humain quand il est dirigé par la raison en vue d'une fin donnée et qu'il emploie des outils et des biens intermédiaires produits auparavant. L'esprit — la raison — est le plus important outil de l'homme. Dans la sphère humaine le travail ne représente qu'un point d'une combinaison de ressources naturelles, de biens du capital et de travail : ces trois facteurs sont employés, en fonction d'un plan élaboré par la raison, pour parvenir à une fin choisie. Le travail, au sens où le terme est utilisé dans les affaires humaines, n'est qu'un facteur de production parmi d'autres.

Établir ce point détruit entièrement toutes les thèses et les affirmations de la doctrine populaire de l'exploitation. Ceux qui épargnent et qui de ce fait accumulent des biens du capital et ceux qui s'abstiennent de consommer les biens du capital accumulés auparavant contribuent pour partie au résultat des processus de production. Tout aussi indispensable dans la conduite des affaires est le rôle joué par l'esprit humain. Le jugement entrepreneurial oriente le labeur des travailleur et l'emploi des biens du capital en direction de la fin ultime de la production, à l'élimination la plus complète possible de ce qui conduit les gens à se sentir mécontents et malheureux.

Ce qui sépare la vie contemporaine dans les pays de la civilisation occidentale des conditions prévalant aux époques plus anciennes — et qui existent encore pour la plus grande partie de ceux qui vivent aujourd'hui — ce ne sont pas les changements dans l'offre du travail et le talent des travailleurs, ni la familiarité avec les exploits de la science pure et leur utilisation par les sciences appliquées, par la technique. C'est la quantité de capital accumulé. La question a été intentionnellement obscurcie par le verbiage utilisé par les agences gouvernementales nationales et internationales à propos de ce qu'on appelle l'aide étrangère aux pays sous-développés. Ce dont ces pays pauvres ont besoin pour adopter les méthodes occidentales de la production de masse destinée à satisfaire les besoins des masses n'est pas l'information sur un quelconque « savoir-faire ». Il n'y a pas de secret concernant les méthodes techniques. Elles sont enseignées dans les écoles techniques et sont décrites précisément dans les cours, les manuels et les périodiques. Il y a de nombreux spécialistes expérimentés prêts à réaliser tout projet que l'on peut trouver envisageable pour ces pays attardés. Ce qui empêche un pays comme l'Inde d'adopter les méthodes de l'industrie américaine est la pauvreté de son stock de biens du capital. Comme les politiques confiscatoires du gouvernement indien ont dissuadé les capitalistes étrangers d'investir en Inde et comme son fanatisme pro-socialiste sabote l'accumulation de capital à l'intérieur du pays, ce dernier dépend de l'aumône que les nations occidentales lui font.

Les consommateurs décident de l'usage du capital

Les biens du capital naissent de l'épargne. Une partie des biens produits est soustraite à la consommation immédiate et employée dans des procédés dont les fruits ne seront mûrs qu'à une date ultérieure. Toute la civilisation matérielle est basée sur cette approche « capitaliste » des problèmes de la production.

Les méthodes basées sur un « détour de production » comme les avaient appelées Böhm-Bawerk 1, sont choisies parce qu'elles générèrent une production plus grande par unité utilisée. Les premiers hommes vivaient au jour le jour. L'homme civilisé produit des outils et des produits intermédiaires au cours de la poursuite de desseins à long terme, ce qui conduit en définitive à des résultats que des méthodes directes, consommant moins de temps, n'auraient jamais pu atteindre, ou n'aurait pu atteindre qu'avec une dépense bien plus grande de main-d'œuvre et de facteurs matériels.

Ceux qui épargnent — c'est-à-dire qui consomment moins que leur part de biens produits — initient un mouvement de progrès vers la prospérité générale. Les graines qu'ils sèment non seulement les enrichissent eux mais enrichissent aussi toutes les autres couches de la société. Elles bénéficient aux consommateurs.

Les biens du capital représentent pour le propriétaire un fonds mort, à mettre au passif plutôt qu'à l'actif, s'ils ne sont pas utilisés dans une production permettant d'approvisionner au mieux et au moindre prix les gens avec les biens et services qu'ils demandent le plus instamment. Dans l'économie de marché les propriétaires des biens du capital sont forcés d'utiliser leur propriété comme si elle leur avait été confiée par les consommateurs sous la condition d'investir dans les lignes servant le mieux ces derniers. Les capitalistes sont en réalité les mandataires des consommateurs, contraints d'obéir à leurs souhaits.

Afin de répondre aux ordres donnés par les consommateurs, qui sont leurs véritables patrons, les capitalistes doivent soit procéder eux-mêmes aux investissements et à la gestion de leur affaire, soit, s'ils ne sont pas prêts à une telle activité entrepreneuriale ou n'ont pas confiance en leurs propres capacités, proposer leurs fonds à des hommes qu'ils considèrent être mieux adaptés à une telle fonction. Quel que soit leur choix, la souveraineté des consommateurs reste intacte. Peu importe la structure financière de la firme ou de la compagnie, l'entrepreneur qui travaille avec l'argent des autres dépend tout autant du marché, c'est-à-dire des consommateurs, que l'entrepreneur qui possède la totalité de son entreprise.

Il n'y a pas d'autre méthode pour faire grimper les taux de salaire que d'investir davantage de capital par travailleur. Davantage de capital signifie : donner au travailleur des outils plus efficaces. A l'aide de meilleurs outils et de meilleures machines, la quantité de produits augmente et leur qualité s'améliore. Comme l'employeur se trouve alors en position d'obtenir plus de la part des consommateurs pour ce que l'employé a produit par heure de travail, il est capable — et, en raison de la concurrence des autres employeurs, forcé — de payer un prix plus élevé pour le travail d'un homme.

Intervention et chômage

Selon la doctrine syndicale, les augmentations de salaire qu'ils obtiennent par ce qui est qualifié, par euphémisme, de « négociations collectives » ne doivent pas être répercutées sur les acheteurs des produits mais devraient être absorbées par les employeurs. Ces derniers devraient réduire ce qui est aux yeux des communistes un « revenu non gagné », c'est-à-dire les intérêts sur le capital investi et les profits découlant du succès obtenu en répondant aux besoins des consommateurs et restés »jusque-là non satisfaits. Les syndicats espèrent ainsi transférer petit à petit tout ce revenu prétendument « non gagné » des poches des capitalistes et des entrepreneurs vers celles des employés.

Ce qui se passe réellement sur le marché est cependant très différent. Au prix du marché m pour le produit p, tous ceux qui étaient disposés à dépenser m pour une unité de p pouvaient en acheter autant qu'ils le voulaient. La quantité totale de p produite et proposée à la vente était s. Elle n'était pas plus grande que s parce que pour une telle quantité plus grande, le prix aurait dû, pour équilibrer le marché, tomber en dessous de m au niveau m–. Mais à ce nouveau prix m– les producteurs travaillant aux prix les plus élevés subiraient des pertes et seraient par conséquent forcés de s'arrêter de produire p. Ces producteurs marginaux subissent également des pertes et sont forcés de s'arrêter de produire p si les augmentations de salaire que font respecter les syndicats (ou un décret gouvernemental sur le salaire minimum) entraînent un accroissement des coûts de production non compensé par une augmentation du prix de m à m+. La restriction de la production qui en résulte nécessite une réduction de la force de travail. Le résultat de cette « victoire » des syndicats est le chômage pour certains travailleurs.

Le résultat est identique si les employeurs sont capables de transférer intégralement l'augmentation des coûts de production sur les consommateurs, sans baisser la quantité de p produits et vendus. Si les consommateurs dépensent davantage pour acheter p, ils doivent réduire leurs achats pour un autre bien q. Dès lors la demande de q diminue et entraîne le chômage pour une partie des hommes impliqués auparavant dans la fabrication de q.

La doctrine syndicale qualifie les intérêts perçus par les propriétaires du capital investi dans l'entreprise de « non gagné » et en concluent qu'ils pourraient être totalement supprimés ou considérablement réduits sans causer le moindre tort aux employés et aux consommateurs. La hausse des coûts de production causée par les augmentations de salaire pourrait par conséquent être supportée en diminuant les bénéfices nets de la compagnie et en réduisant de manière correspondante les dividendes payés aux actionnaires. La même idée est à la base de l'affirmation des syndicats selon laquelle toute augmentation de ce qu'ils appellent la productivité du travail (c'est-à-dire la somme des prix perçus pour la production totale divisée par le nombres d'heures de travail humain dépensées pour l'obtenir) devrait être ajoutée aux salaires. Les deux méthodes signifient confisquer au bénéfice des employés la totalité ou au moins une part considérable des rendements du capital offerts par l'épargne des capitalistes Mais ce qui conduit les capitalistes à s'abstenir de consommer leur capital et à l'accroître par une épargne nouvelle est le fait que leur patience est compensée par le produit de leurs investissements. Si on les prive de tels revenus, le seul usage qu'il puisse faire du capital qu'ils possèdent est de le consommer, inaugurant ainsi un appauvrissement progressif général.

La seule politique saine

Ce qui fait monter les taux de salaire payés aux travailleurs américains au-dessus des taux payés dans les pays étrangers est le fait que l'investissement en capital par travailleur est plus élevé aux États-Unis qu'ailleurs. L'épargne, l'accumulation de capital, a créé et préservé jusqu'à présent le niveau de vie élevé de l'employé américain moyen.

Toutes les méthodes par lesquelles le gouvernement fédéral et les gouvernements des divers États américains, les partis politiques et les syndicats essaient d'améliorer le sort des gens désireux de toucher un salaire ou un traitement ne sont pas seulement stériles mais directement nocifs. Il n'y a qu'un type de politique qui puisse effectivement profiter aux employés, à savoir une politique s'abstenant de placer le moindre obstacle sur la route d'une épargne et d'une accumulation de capital supplémentaires.



Notes

a. Les Américains utilisent l'expression de « barons voleurs » (robber barons) pour désigner les Rockefeller, Morgan, et autres capitalistes du XIXe siècle. L'expression « requins de l'industrie » est plus courante en français, même si elle ne traduit pas exactement le même sentiment. NdT.

1. Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914), économiste autrichien, professeur de Ludwig von Mises, connu pour sa savante étude de la théorie de l'intérêt, Kapital und Kapitalzins. Böhm-Bawerk a également occupé le poste de ministre des Finances dans le gouvernement austro-hongrois en 1895, 1897 et 1900-1904.


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