Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

3. L'élite dans un régime capitaliste

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, janvier 1962.

Une longue liste d'auteurs éminents, commençant avec Adam Ferguson *, a essayé de saisir le trait caractéristique distinguant la société capitaliste moderne, l'économie de marché, des anciens systèmes de coopération sociale. Ils ont établi une distinction entre les nations guerrières et les nations commerciales, entre les sociétés à la structure militaire et celles de la liberté individuelle, entre la société fondée sur la statut et celle basée sur le contrat. L'appréciation de chacun de ces deux « types idéaux » était, bien entendu, différente suivant les auteurs. Mais tous étaient d'accord pour opposer les deux types de coopération sociale ainsi que pour reconnaître qu'aucun principe tiers d'arrangement des affaires sociales n'était imaginable et applicable 1. On peut être en désaccord avec certaines caractéristiques qu'ils attribuaient à chacun des deux types, mais il faut admettre que la classification en tant que telle nous fait comprendre les faits essentiels de l'Histoire et des conflits sociaux contemporains.

Il y a plusieurs raisons qui empêchent de comprendre pleinement l'importance de la distinction entre ces deux types de société. En premier lieu l'aversion populaire quand il s'agit d'attribuer sa véritable importance à l'inégalité innée entre les divers individus. Il y a en outre le fait de ne pas comprendre la différence fondamentale qui existe entre la signification et les effets de la propriété privée des moyens de production dans une société capitaliste d'une part et dans une société socialiste de l'autre. Il y a enfin la grande confusion résultant de l'emploi ambigu du terme de « pouvoir économique ».

L'inégalité innée

La doctrine qui attribue toutes les différences entre les individus à des influences postnatales est intenable. Le fait que les êtres humains naissent inégaux en ce qui concerne leurs capacités physiques et mentales n'est nié par aucun homme raisonnable, et ne l'est certainement par aucun pédiatre. Certains individus font mieux que leurs contemporains en matière de santé et de vigueur, en puissance cérébrale et dans leur aptitude à accomplir diverses performances, en énergie et en résolution. Certains sont mieux adaptés à poursuite des affaires terrestres, d'autres moins. De ce point de vue nous pouvons — sans nous livrer au moindre jugement de valeur — distinguer des hommes supérieurs et des hommes inférieurs. Karl Marx faisait référence à « l'inégalité des dotations individuelles et donc de la capacité productive (Leistungsfähigkeit) comparables à des privilèges naturels » et était parfaitement conscient du fait que les hommes « ne seraient pas des individus distincts s'ils n'étaient pas inégaux. » 2

Dans les époques précapitalistes, les mieux dotés, le peuple « supérieur », tiraient avantage de leur supériorité en prenant le pouvoir et en asservissant les masses plus faibles, c'est-à-dire les hommes « inférieurs ». Des guerriers victorieux s'appropriaient toute la terre disponible pour la chasse et la pêche, l'élevage de bétail et le labourage. Il ne restait rien d'autre à faire pour le reste la population que de servir les princes et leur suite. Ils étaient des serfs et des esclaves, des sous-fifres sans terre et sans le sou.

Telle était en règle générale la situation dans la plupart des régions du monde aux époques au cours desquelles les « héros » 3 dominaient et ou « l'esprit du commerce » était absent. Mais alors, au cours d'un processus qui, bien que frustré sans arrêt par une renaissance de l'esprit de violence, se déroula sur plusieurs siècles et se déroule encore, l'esprit des affaires, c'est-à-dire celui de la coopération pacifique selon le principe de la division du travail, sapa la mentalité du « bon vieux temps ». Le capitalisme — l'économie de marché — a transformé de façon radicale l'organisation économique et politique de l'humanité.

Dans la société pré-capitaliste, les hommes supérieurs ne connaissaient pas d'autre méthode pour utiliser leur propre supériorité que d'assujettir les masses inférieures. Mais dans le cadre du capitalisme les plus capables et les plus talentueux ne peuvent profiter de leur supériorité qu'en servant au mieux de leurs capacités les désirs et les besoins de la majorité des gens moins talentueux.

Dans l'économie de marché les consommateurs sont rois. Ils déterminent, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, ce qu'il faut produire, qui doit le faire et pour qui, en quelle quantité et à quelle qualité. Les entrepreneurs, capitalistes et propriétaires terriens qui n'arrivent pas à satisfaire au mieux et à meilleur marché les désirs non satisfaits les plus urgents des consommateurs sont forcés de quitter les affaires et de perdre leur position préférentielle. Dans les bureaux et les laboratoires des entreprises les esprits les plus brillants sont occupés à faire fructifier les réalisations les plus complexes de la recherche scientifique en vue de la production d'équipements et de dispositifs toujours meilleurs pour des gens qui n'ont aucune idée des théories scientifiques permettant la fabrication de telles choses. Plus une entreprise est grande, plus elle est obligée d'adapter ses activités de production aux lubies et aux caprices changeants des masses, qui sont ses maîtres. Le principe fondamental du capitalisme est celui de la production de masse pour approvisionner les masses. C'est la clientèle des masses qui fait grandir les entreprises. L'homme ordinaire est souverain dans une économie de marché. C'est le client « qui a toujours raison. »

Dans la sphère politique le gouvernement représentatif est le corollaire de la suprématie des consommateurs sur le marché. Les dirigeants dépendent des électeurs d'une manière comparable à celle dont les entrepreneurs et les investisseurs dépendent des consommateurs. Le même processus historique qui substitua le mode de production capitaliste aux méthodes pré-capitalistes substitua le gouvernement populaire — la démocratie — à l'absolutisme royal et aux autres formes de gouvernement par quelques-uns. Et partout où l'économie de marché est remplacée par le socialisme, l'autocratie fait un retour. Il importe peu que le despotisme socialiste ou communiste soit maquillé par l'usage de pseudonymes comme « dictature du prolétariat » ou « démocratie populaire » ou « principe du Führer (dirigeant) ». Cela revient toujours à assujettir la multitude à quelques-uns.

Il est difficilement possible d'interpréter plus mal la situation prévalant dans une société capitaliste qu'en qualifiant les capitalistes et les entrepreneurs de classe « dirigeante » désireuse « d'exploiter » les masses de gens honnêtes. Nous n'avons pas à nous demander comment les hommes qui sont des industriels dans un cadre capitaliste auraient essayé de tirer avantage de leurs talents supérieurs dans une autre organisation imaginable des activités de production. Avec le capitalisme ils rivalisent entre eux pour servir les masses de gens moins doués. Toutes leurs pensées visent à perfectionner les méthodes d'approvisionnement des consommateurs. Chaque année, chaque mois, chaque semaine, quelque chose d'inconnu auparavant apparaît sur le marché et est très vite rendu accessible au grand nombre. C'est précisément parce qu'ils produisent en vue du profit que les hommes d'affaires produisent pour l'usage des consommateurs.

La confusion concernant la propriété

Le deuxième défaut du traitement habituel des problèmes de l'organisation économique de la société est la confusion créée par l'emploi aveugle de concepts juridiques, en premier lieu celui du concept de la propriété privée.

Aux époques pré-capitalistes, l'autosuffisance prévalait en règle générale, tout d'abord celle de chaque foyer, par la suite — avec les progrès progressifs vers l'esprit du commerce — de petites unités régionales. La plus grande partie de tous les produits n'atteignait pas le marché. Ils étaient consommés sans avoir été vendus ni achetés. Dans de telles conditions il n'y avait pas de différence essentielle entre la propriété privée des biens des production et celle des biens de consommation. Dans les deux cas la propriété servait exclusivement son propriétaire. Posséder quelque chose, que ce soit un bien de production ou un bien de consommation, voulait dire l'avoir pour soi seul et l'utiliser pour sa propre satisfaction.

Mais il en va différemment dans le cadre d'une économie de marché. Le propriétaire des biens de production, le capitaliste, ne peut retirer un avantage de sa propriété qu'en l'employant pour satisfaire du mieux possible les besoins des consommateurs. Dans une économie de marché la propriété des moyens de production est obtenue et préservée en servant le public et est perdue si le public ne se satisfait plus de la façon dont il est servi. La propriété privée des facteurs matériels est un mandat public, pour ainsi dire, qui est retiré dès que les consommateurs pensent que d'autres emploieraient les biens du capital de manière plus efficace pour leur bénéfice, à eux les consommateurs. Par le biais du système de profits et de pertes, les capitalistes sont forcés d'utiliser « leur » propriété comme si c'était la propriété d'autres personnes qui leur avait été confiée sous l'obligation de l'utiliser pour approvisionner au mieux les vrais bénéficiaires, les consommateurs. La véritable signification de la propriété privée des facteurs matériels de production dans le cadre capitaliste a pu être ignorée et mal interprétée parce que tout le monde —économistes, juristes et profanes — a été trompé par le fait que le concept légal de la propriété tel qu'il fut développé par les pratiques et les doctrines juridiques des époques pré-capitalistes avait été conservé sans changement ou seulement légèrement modifié alors que sa signification réelle avait été radicalement transformée 4.

Dans la société féodale la situation économique de chaque individu était déterminée par la part que les pouvoirs en place lui avait allouée. L'homme pauvre était pauvre parce que peu de terres ou pas de terres du tout lui avaient été données. Il pouvait penser avec de bonnes raisons (le dire ouvertement aurait été trop dangereux) : « Je suis pauvre parce que d'autres ont plus qu'une part légitime. » Mais dans le cadre d'une société capitaliste l'accumulation de capitaux supplémentaires par ceux qui ont réussi à utiliser leurs fonds pour approvisionner au mieux les consommateurs, enrichit non seulement les propriétaires mais tout le monde, d'une part en augmentant la productivité marginale du travail et donc les salaires, d'autre part en augmentant la quantité de biens produits et mis sur le marché. Les peuples des pays économiquement arriérés sont plus pauvres que les Américains parce que leurs nations manquent d'un nombre suffisant de capitalistes et d'entrepreneurs à succès.

Une tendance à l'amélioration du niveau de vie des masses ne peut prévaloir que quand et où l'accumulation de nouveaux capitaux est plus grande que l'accroissement des chiffres de la population.

La formation du capital est un processus accompli avec la coopération des consommateurs : les seuls entrepreneurs qui peuvent obtenir un surplus sont ceux dont les activités satisfont le mieux le public. Et l'utilisation du capital accumulé un jour est dirigée par l'anticipation des désirs non encore satisfaits les plus urgents des consommateurs. Ainsi le capital naît et est employé d'après les souhaits des consommateurs.

Deux types de pouvoir

Lorsqu'en traitant des phénomènes du marché nous utilisons le terme de « pouvoir », nous devons être parfaitement conscients du fait que nous l'employons avec une connotation entièrement différente du sens qui lui est traditionnellement attaché dans les questions portant sur le gouvernement et les affaires de l'État.

Le pouvoir gouvernemental est la faculté de forcer la soumission de tous ceux qui osent désobéir aux ordres émis par les autorités. Personne ne qualifierait de gouvernement une entité qui ne disposerait pas de cette faculté. Toute action gouvernementale est soutenue par des gendarmes, des gardiens de prison et des bourreaux. Aussi bénéfique puisse apparaître une action du gouvernement, est n'est en définitive rendue possible que parce que le pouvoir du gouvernement oblige ses sujets à faire ce que beaucoup d'entre eux ne feraient pas s'ils n'étaient pas menacés par la police et les cours pénales. Un hôpital soutenu par le gouvernement sert des buts charitables. Mais les impôts collectés permettant aux autorités de dépenser de l'argent pour l'entretien des hôpitaux ne sont pas payés volontairement. Les citoyens paient des impôts parce que refuser de le faire les conduirait en prison et que la résistance physique aux agents du fisc les mèneraient à la potence.

Il est vrai que la majorité des gens acceptent bon gré mal gré cet état de choses et, comme l'a dit David Hume **, « oublient leurs propres sentiments et leurs propres passions devant ceux de leurs dirigeants. » Ils agissent de cette façon parce qu'ils pensent mieux servir sur le long terme leurs propres intérêts en étant dévoués à leur gouvernement qu'en le renversant. Mais ceci ne change rien au fait que le pouvoir gouvernemental signifie la faculté exclusive d'empêcher toute désobéissance par le recours à la violence. La nature humaine étant ce qu'elle est, l'institution gouvernementale est un moyen indispensable pour permettre la vie civilisée. L'autre possibilité est l'anarchie et la loi du plus fort. Mais le fait demeure que gouvernement veut dire pouvoir d'emprisonner et de tuer.

Le concept de pouvoir économique tel que l'appliquent les auteurs socialistes signifie quelque chose de totalement différent. Il se réfère à la capacité d'influencer le comportement des autres en leur offrant quelque chose dont l'acquisition leur semble plus désirable qu'éviter le sacrifice auquel ils doivent consentir pour l'obtenir. Dit clairement, cela signifie proposer un marché, un échange. Je vous donnerai a si vous me donnez b. Il n'est nulle part question de contrainte ou de menaces. L'acheteur ne « domine » pas le vendeur et le vendeur ne « domine » pas l'acheteur.

Bien sûr, le mode de vie de chacun est adapté à la division du travail dans une économie de marché, et un retour à l'autosuffisance est hors de question. La simple survie d'un individu serait mise en péril s'il était soudainement obligé de faire l'expérience de l'autarcie des temps passés. Mais dans le cours ordinaire des transactions marchandes, il n'y a pas de danger d'un tel retour aux conditions de l'économie familiale primitive. Une vague image des effets d'une perturbation quelconque du cours habituel des échanges marchands nous est donnée quand la violence syndicale, tolérée avec bienveillance ou même ouvertement encouragée et aidée par le gouvernement, arrête les activités de branches vitales de l'industrie.

Dans l'économie de marché chaque spécialiste — et il n'y a pas autre chose que des spécialistes — dépend de tous les autres spécialistes. Cette réciprocité est le trait caractéristique des relations interpersonnelles dans un cadre capitaliste. Les socialistes ignorent cette réciprocité et parlent de pouvoir économique. Pour eux, par exemple, « la capacité de choisir le produit » est l'un des pouvoirs de l'entrepreneur 5. Il est difficile d'interpréter de manière plus radicalement erronée les caractéristiques essentielles de l'économie de marché. Ce n'est pas le monde des affaires mais les consommateurs qui décident en définitive ce qui doit être produit. C'est une fable stupide de dire que les nations partent en guerre en raison de l'existence d'une industrie de munitions et que les gens s'enivrent parce que des distillateurs possèdent un « pouvoir économique ». Si l'on appelle pouvoir économique la capacité de choisir — ou, comme les socialistes préfèrent le dire, de « déterminer » — le produit, il faut reconnaître que ce pouvoir se trouvent entièrement chez les acheteurs et les consommateurs.

« La civilisation moderne, presque toute la civilisation, dit le grand économistes britannique Edwin Cannan, est fondée sur le principe de rendre les choses agréables à ceux qui contentent le marché et désagréables à ceux qui n'y arrivent pas. » 6 Le marché, cela veut dire les acheteurs ; les consommateurs, cela veut dire tout le monde. A l'opposé, avec la planification et le socialisme les objectifs de la production sont déterminés par l'autorité planificatrice suprême ; l'individu reçoit ce que l'autorité pense qu'il doit recevoir. Tout le discours creux à propos du pouvoir économique de l'industrie vise à effacer cette distinction fondamentale entre la liberté et l'esclavage.

Le « pouvoir » de l'employeur

Le peuple parle aussi de pouvoir économique en décrivant les conditions régnant à l'intérieur des diverses entreprises. Le propriétaire d'une firme privée ou le président d'une société, dit-on, jouit d'un pouvoir absolu dans son entreprise. Il est libre de satisfaire ses lubies et ses caprices. Tous les employés dépendent de son arbitraire. Ils doivent se courber et obéir ou sinon connaître le renvoi et la faim.

De telles observations, elles aussi, attribuent à l'employeur des pouvoirs qui relèvent des consommateurs. La nécessité de dépasser ses concurrents en servant le public au meilleur prix et du mieux possible oblige toute entreprise à employer le personnel le mieux adapté pour accomplir les diverses fonctions qui lui sont confiées. L'entreprise individuelle doit essayer de l'emporter sur ses concurrents non seulement en employant les méthodes de production les plus adéquates et en achetant les matériaux les plus adaptés, mais aussi en engageant le bon type d'ouvriers. Il est vrai que le chef d'entreprise a la faculté de donner libre cours à ses sympathies et à ses antipathies. Il est libre de préférer quelqu'un de moins bon à un homme plus compétent, il peut licencier un adjoint de valeur et employer à sa place un remplaçant inefficace et incompétent. Mais toutes les fautes qu'il commet à cet égard rejaillissent sur la rentabilité de son entreprise. Il doit les payer dans leur totalité. C'est la suprématie même du marché qui pénalise ce genre de comportement capricieux. Le marché force les entrepreneurs à considérer chaque employé du seul point de vue des services qu'il rend pour satisfaire les consommateurs.

Ce qui, dans toutes les transactions du marché, freine la tentation de s'adonner à la méchanceté et au venin, ce sont précisément les coûts d'un tel comportement. Le consommateur est libre de boycotter pour certaines raisons, généralement appelées non économiques ou irrationnelles, le fournisseur qui satisferait au mieux et au prix le plus bas ses besoins. Mais il doit en payer les conséquences : il sera moins bien servi ou devra payer plus cher. Le gouvernement civil fait appliquer ses ordres en recourant à la violence ou à la menace de violence. Le marché n'a pas besoin d'avoir recours à la violence parce que quelqu'un qui refuse d'être rationnel se punit lui-même.

Les critiques du capitalisme reconnaissent parfaitement ce fait lorsqu'ils soulignent que rien d'autre ne compte pour l'entreprise privée que la recherche du profit. Ce dernier ne peut être obtenu qu'en satisfaisant mieux ou pour moins cher les consommateurs, ou encore à la fois mieux et pour moins cher que les autres. Le consommateur a, en sa qualité de client, le droit d'avoir plein de lubies et de caprices. L'homme d'affaires en tant que producteur n'a qu'un seul but : approvisionner le consommateur. Si l'on déplore la froide préoccupation de la recherche du profit de l'homme d'affaires, il faut comprendre deux choses. Premièrement que cette attitude est prescrite à l'entrepreneur par les consommateurs, qui ne sont pas disposés à accepter la moindre excuse à un service de mauvaise qualité. Deuxièmement que c'est précisément cette mise à l'écart de « l'aspect humain » qui empêche que l'arbitraire et la partialité n'affectent la relation employeur-employé.

Reconnaître ces faits ne revient ni à faire l'éloge ni à condamner l'économie de marché ou son corollaire politique, le gouvernement par le peuple (le gouvernement représentatif, la démocratie). La science est neutre à l'égard des jugements de valeur. Elle n'approuve et ne condamne rien ; elle se contente de décrire et d'analyser ce qui est.

Un devoir pour l'élite

Souligner le fait qu'avec un capitalisme sans entraves les consommateurs déterminent souverainement les objectifs de la production ne sous-entend aucune opinion quant aux capacités morales et intellectuelles de ces individus. Les individus en tant que consommateurs et en tant qu'électeurs sont de simples mortels susceptibles de se tromper et choisissant très souvent ce qui leur fait du tort sur le long terme. Les philosophes ont peut-être raison de critiquer sévèrement la conduite de leurs concitoyens. Mais il n'y a pas d'autre moyen, dans une société libre, d'éviter les maux résultant du mauvais jugement de ses semblables que de les inciter à modifier volontairement leur mode de vie. Là où règne la liberté, ceci est une tâche incombant à l'élite.

Les hommes ne sont pas égaux et l'infériorité inhérente du grand nombre se manifeste aussi dans la manière dont ils jouissent de la richesse que leur procure le capitalisme. Ce serait une aubaine pour l'humanité, disent de nombreux auteurs, si l'homme ordinaire passait moins de temps et dépensait moins d'argent à satisfaire des appétits vulgaires et plus dans des plaisirs supérieurs et plus nobles. Mais ces critiques distingués ne devraient-ils pas plutôt blâmer leurs propres personnes plutôt que les masses ? Pourquoi n'ont-il pas mieux réussi, eux que le destin et la nature ont doués de la distinction morale et intellectuelle, à persuader les masses de gens inférieurs à abandonner leurs goûts et leurs habitudes vulgaires ? Si quelque chose ne va pas dans le comportement du plus grand nombre, la faute n'en revient pas plus à l'infériorité des masses qu'à l'incapacité ou au refus de l'élite d'inciter les autres gens à accepter leurs propres valeurs supérieures. La grave crise que connaît notre civilisation n'est pas due seulement aux défauts des masses. Il est tout autant la conséquence de l'échec de l'élite.



Notes

*. Adam Ferguson (1723-1816), Philosophe et historien écossais, contemporain et ami d'Adam Smith (1723-1790).

**. David Hume (1711-1776), éminent philosophe et historien écossais. Sa philosophie sceptique eut une profonde influence sur les penseurs ultérieurs.

1. Voir Ludwig von Mises, Human Action (Chicago: Henry Regnery, 1966), pp. 195-198.

2. Karl Marx, Critique du programme de Gotha (Lettre à Bracke, 5 mai 1875).

3. Werner Sombart, Händler und Helden (Marchands et héros) (Munich, 1915).

4. Ce fut le grand poète romain Quintus Horatius Flaccus qui fit le premier allusion à ce trait caractéristique de la propriété des biens de production dans une économie de marché. Voir Mises, Socialisme (Édition anglaise, Yale, 1951, p. 42 n).

5. Cf. par exemple, A. A. Berle, Jr., Power without Property (New York: Harcourt, Brace, Inc.), 1959, p. 82.

6. Edwin Cannan, An Economist's Protest (London: P. S. King & Son, Ltd., 1928), pp. vi-vii.


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