Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

10. Le pourquoi de L'Action humaine

 

Publié pour la première fois dans Plain Talk, septembre 1949.

Les économistes ne vivent pas dans des tours d'ivoire. Que cela lui plaise ou non, l'économiste est toujours plongé dans les troubles de l'arène où se battent les nations, les partis et les groupes de pression. Rien n'absorbe plus intensément les esprits de nos contemporains que les discussions autour des avantages et des inconvénients des doctrines économiques. Les questions économiques captivent plus l'attention des auteurs et des artistes modernes que tout autre problème. Les philosophes et les théologiens d'aujourd'hui traitent plus souvent des thèmes économiques que des sujets autrefois considérés comme le domaine propre des études philosophiques et théologiques. Ce qui divise l'humanité en deux camps hostiles, dont le choc violent peut détruire la civilisation, ce sont des idées antagonistes concernant l'interprétation économique de la vie et de l'action humaines.

Les politiciens proclament leur mépris total pour ce qu'ils nomment la « pure théorie ». Ils prétendent que leur propre approche des problèmes économiques est purement pratique et libre de tout préjugé dogmatique. Ils n'arrivent pas à comprendre que leurs politiques sont déterminées par certaines hypothèses sur les relations causales, c'est-à-dire qu'elles sont basées sur certaines théories. L'homme qui agit, en choisissant certains moyens pour parvenir à des fins visées, est nécessairement toujours guidé par la « pure théorie » : il n'existe pas de pratique sans doctrine sous-jacente. En niant cette vérité, le politicien essaie en vain de mettre les mauvais malentendus, contradictoires et réfutés une centaine de fois, qui lui dictent sa conduite des affaires à l'abri de la critique des économistes.

Le rôle social de la science économique consiste précisément à développer des théories économiques saines et à démolir les erreurs d'un raisonnement erroné. En poursuivant cette tâche, l'économiste s'attire l'hostilité mortelle de tous les imposteurs et charlatans dont il discrédite les raccourcis vers un paradis terrestre. Moins ces charlatans sont capables d'avancer des objections plausibles à l'argument d'un économiste, plus ils l'insultent violemment.

Monnaie saine contre inflationnisme et expansionnisme

Au début de XXe siècle les gouvernements des nations civilisées s'en remettaient soit à l'étalon-or classique, soi à l'étalon de change-or. Leur gestion en matière de politique monétaire et de politique du crédit n'était certes pas sans erreurs et ils se permettaient un certaine niveau d'expansion du crédit. Mais en comparaison avec la situation d'après 1914, ils étaient modérés dans leurs aventures expansionnistes et repoussaient les projets fantasques des « fous monnayeurs » [monetary cranks] qui préconisaient une inflation et une expansion du crédit sans limites comme remède à tous les maux économiques.

Pourtant ce rejet des plans visant à rendre les gens prospères en augmentant la quantité de monnaie et de moyens fiduciaires n'était pas fondé sur une connaissance satisfaisante de conséquences inévitables et non désirées d'une telle politique. Les gouvernements étaient peu enclins à dévier des méthodes traditionnelles de gestion monétaire parce que les problèmes engendrés par les inflations précédentes n'étaient pas sortis de la mémoire des anciens hommes d'État et que certains vestiges du prestige des économistes classiques prévalaient encore. Professeurs et banquiers dénigraient les écrit d'Ernest Solvay (1838-1922), de Silvio Gesell (1862-1930) et d'une foule d'autres expansionnistes. Mais presque personne ne savait pourquoi ces auteurs avaient tort ni comment les réfuter. En fait les doctrines généralement acceptées par le Trésor, les banques centrales, la presse financière et les universités ne différaient pas fondamentalement des idées avancées par les « fous monnayeurs ». Ces champions d'une réforme sociale en profondeur à accomplir par le biais de mesures monétaires ne faisaient que pousser la doctrine officielle jusqu'à ses conséquences logiques ultimes. Il fallait s'attendre à ce que dans un cas d'urgence, comme une grande guerre ou une révolution, les gens en place sortent de leur réserve et qu'une orgie inflationniste et expansionniste se répande.

Tel était l'état de la théorie de la monnaie et du crédit lorsqu'on publia mon ouvrage Théorie de la monnaie et du crédit. J'y essayais de bâtir une théorie entièrement basée sur les méthodes modernes et subjectivistes d'analyse des questions économiques, sur le concept d'utilité marginale. Ce qu'on appelait « inflation » à l'époque et qui est aujourd'hui vanté sous le nom de « déficit budgétaire » et d' « amorçage de la pompe » ne peut jamais rendre une nation plus prospère. Elle peut conduire à un transfert de revenu et de richesse de certains groupes de la population vers d'autres, mais elle tend invariablement à détériorer la prospérité de la nation dans son ensemble. Dans mon livre, j'attirais l'attention sur le fait que le phénomène de l'intérêt, c'est-à-dire l'évaluation plus élevée des biens présents par rapport aux biens futurs, est un concept inévitable du comportement humain, ne dépendant pas de la structure particulière de l'organisation économique de la société : il ne peut être supprimé par aucune loi ou réforme. Les tentatives de maintenir le taux d'intérêt en dessous du niveau qu'il atteindrait sur un marché non saboté par l'expansion du crédit sont vouées à l'échec sur le long terme. A court terme elles peuvent entraîner un essor artificiel qui se termine inévitablement par un krach et une crise. Le retour des périodes de dépression économique n'est pas un phénomène inhérent au cours même des affaires dans le cadre d'un capitalisme de laissez-faire.

C'est au contraire le résultat des tentatives réitérées faites pour « améliorer » le fonctionnement du capitalisme par « l'argent bon marché » et l'accroissement du crédit. Si l'on veut éviter les dépressions, il faut s'abstenir de toucher au taux d'intérêt. C'est ainsi que fut élaborée la théorie que les partisans et les critiques de mes idées ont rapidement commencé à qualifier de « théorie autrichienne du cycle économique ».

Comme prévu, mes thèses furent calomniées avec acharnement par les apologistes de la doctrine officielle. Particulièrement injurieuse fut la réponse des professeurs allemands, la soi-disant « garde intellectuelle de la Maison des Hohenzollern ». Pour insister sur un point, une supposition hypothétique était faite où le pouvoir d'achat du mark allemand baissait à un millionième de sa valeur précédente. « Quel est donc cet homme aux idées confuses qui ose introduire — même si ce n'est que sous la forme d'une hypothèse — une supposition aussi invraisemblable ! » s'exclama l'un des critiques. Mais quelques années plus tard le pouvoir d'achat du mark était tombé non pas à un millionième mais à un milliardième de sa valeur d'avant-guerre !

C'est une triste réalité que les gens soient aussi peu enclins à apprendre de la théorie ou de l'expérience. Ni les désastres manifestement engendrés par la politique de déficit budgétaire et de faibles taux du crédit, ni la confirmation des théories contenues dans ma Théorie de la monnaie et du crédit par des penseurs aussi éminent que Friedrich von Hayek, Henry Hazlitt et feu Benjamin M. Anderson n'ont jusqu'à présent pu mettre fin à la popularité de la frénésie de monnaie décrétée *. La politique monétaire et la politique de crédit de toutes les nations se dirigent vers une nouvelle catastrophe, probablement plus désastreuse que n'importe quelle autre crise précédente.

La théorie économique du socialisme

Il y a soixante ans Sidney Webb était fier que l'histoire économique du siècle était presque un récit ininterrompu des progrès du socialisme. Quelques années plus tard un éminent homme d'État britannique, Sir William Harcourt, affirmait : « Nous sommes désormais tous socialistes ». Il ne peut y avoir de doute que toutes les nations poursuivaient des politiques qui devaient nécessairement mener au bout du compte à l'instauration d'une planification intégrale de la part du gouvernement, autrement dit au socialisme ou au communisme.

Personne ne s'aventure cependant à analyser les problèmes économiques d'un système socialiste. Karl Marx avait mis hors-la-loi ce type d'études considérées comme purement « utopiques » et « non scientifiques ». Selon lui des forces productives mythiques déterminant de manière inévitable le cours de histoire et dirigeant la conduite des hommes « indépendamment de leur volonté » arrangeront tout au moment voulu et de la meilleure façon possible : il serait présomptueux et futile de la part des simples mortels de s'arroger le droit de juger dans ces affaires. Ce tabou marxiste était strictement observé. Une nuée de pseudo-économistes et de pseudo-experts ont traité des prétendus défauts du capitalisme et vanté les bienfaits du contrôle de toutes les activités humaines de la part du gouvernement ; mais presque personne n'avait l'honnêteté d'étudier les problèmes économiques du socialisme.

Pour mettre fin à cet intolérable état de fait, j'ai écrit plusieurs essais et finalement un livre sur le socialisme 2. Le principal résultat de mes études était de démontrer qu'une communauté socialiste ne serait pas en position d'appliquer le calcul économique. Quand le socialisme se limite seulement à un ou quelques pays, les socialistes peuvent encore avoir recours au calcul économique en se basant sur les prix déterminés sur les marchés des pays non socialistes. Mais si tous les pays adoptaient le socialisme, il n'y aurait plus aucun marché pour les facteurs de production, qui ne pourraient plus être vendus ou achetés et aucun prix ne pourrait leur être attribué.

Ceci veut dire qu'il deviendrait impossible à une gestion socialiste de réduire les divers facteurs de production à un dénominateur commun et avoir ainsi recours au calcul pour planifier l'action future et juger le résultat d'une action passée. Une telle gestion socialiste ne saurait tout simplement pas si ce qu'elle a planifié et exécuté constitue la procédure appropriée pour parvenir aux fins recherchées. Elle fonctionnerait dans le noir. Elle gaspillerait des facteurs de production rares, tant matériels qu'humains (la main-d'oeuvre). Le paradoxe de la planification tient précisément au fait qu'elle abolit les conditions requises pour une action rationnelle basée sur la comparaison de coûts (donnée d'entrée) et du résultat (donnée de sortie). Ce qui est préconisé en tant que planification consciente est en réalité l'élimination de l'action intentionnelle consciente.

Les auteurs socialistes et communistes ne pouvaient s'empêcher d'admettre que ma démonstration était irréfutable. Pour sauver la face, ils changèrent radicalement d'argument. Jusqu'en 1920, année où ma thèse sur le calcul économique fut publiée pour la première fois, tous les socialistes avaient déclaré que l'essence du socialisme était l'élimination du marché et des prix de marché. Tous les bienfaits qu'ils attendaient de la réalisation du socialisme étaient décrits comme la conséquence de cette abolition du système des prix. Mais à partir de 1920 ils se préoccupèrent de montrer que les marchés et les prix de marché peuvent être préservés même dans un cadre socialiste. Ils établissaient des plans fallacieux et contradictoires d'un socialisme où les gens « joueraient » au marché à la manière dont les enfants jouent à la guerre ou aux chemins de fer. Ils ne comprenaient pas à quel point ce jeu enfantin diffère de la réalité qu'il essaie d'imiter.

La voie médiane

Beaucoup de politiciens et d'auteurs croient pouvoir éviter d'avoir à choisir entre le capitalisme (ou le laissez-faire) et le socialisme (ou le communisme, ou le planisme). Ils recommandent une troisième solution qui — d'après eux — est aussi éloignée du capitalisme que du socialisme. Dans l'Allemagne impériale ce troisième système était appelé la Sozialpolitik ; aux États-Unis on le connaît sous le nom de New Deal. Les économistes préfèrent utiliser le terme français d'interventionnisme. L'idée en est que la propriété privée des moyens de production ne serait pas totalement abolie ; mais le gouvernement devrait « améliorer » et corriger le fonctionnement du marché en intervenant dans les actions des capitalistes et des entrepreneurs — au moyen d'ordres et d'interdictions, de taxes et de subventions.

Or l'interventionnisme ne peut pas marcher en tant que système permanent d'organisation économique de la société. les diverses mesures recommandées devant nécessairement conduire à des résultats qui — du point de vue de leurs propres avocats et des gouvernements qui y ont recours — sont moins satisfaisantes que l'état précédent qu'elles étaient censées modifier. Si le gouvernement n'accepte pas ce résultat et n'en tire pas la conclusion qu'il est préférable de s'abstenir de ce type de mesures, alors il est forcé d'ajouter sans cesse à ses premiers pas de nouvelles interventions jusqu'à abolir entièrement la propriété privée des moyens de production et à établir de ce fait le socialisme. La conduite des affaires économiques, c'est-à-dire la détermination des buts pour lesquels il convient d'employer les facteurs de production peut en définitive être menée soit par l'achat et l'abstention d'achat des consommateurs, soit par des décrets du gouvernement. Il n'y a pas de voie médiane. Le contrôle ne se divise pas.

C'est l'interventionnisme qui engendre tous les maux que l'opinion publique abusée met sur le compte du capitalisme de laissez-faire. Comme il a été remarqué plus haut, les tentatives visant à faire baisser le taux d'intérêt au moyen d'une expansion du crédit conduisent au retour de la dépression. Les tentatives de faire monter les taux de salaire au-dessus du niveau qu'ils atteindraient dans un marché non entravé entraînent un chômage de masse prolongé. La taxation « faisant casquer les riches » conduit à la consommation du capital. Le résultat conjoint de toutes les mesures interventionnistes est un appauvrissement général. C'est une erreur d'appeler welfare state a l'État interventionniste. Ce qu'il réussit au bout du compte ce n'est pas à améliorer mais à diminuer le bien-être de l'homme ordinaire, à diminuer son niveau de vie. Le développement économique sans précédent des États-Unis et le niveau de vie de sa population furent des réalisations du système de la libre entreprise.

L'interconnexion de tous les phénomènes économiques

L'économie ne peut pas être divisée en diverses branches spécialisées. Elle a invariablement affaire à l'interconnexion de tous les phénomènes liés aux faits d'agir et d'économiser. Tous les faits économiques se conditionnent mutuellement les uns les autres. Chaque problème économique doit être analysé dans le cadre d'un système complet attribuant sa juste place et son juste poids à tous les aspects des besoins et des désirs des hommes. Toutes les études restent fragmentaires si elles ne sont pas intégrées dans un traitement systématique de l'ensemble des relations économiques et sociales.

Fournir une telle analyse complète est l'objet de mon livre, L'Action humaine, traité d'économie [Human action, a Treatise on Economics (New Haven: Yale University Press, 1949)]. Il s'agit du couronnement des études et des recherches d'une vie, le condensé d'un demi-siècle d'expérience. J'ai vu à l'œuvre des forces qui ne pouvaient que conduire à l'annihilation de la grande civilisation et de la prospérité de l'Europe. En écrivant mon livre, j'ai espéré contribuer aux tentatives de nos plus éminents contemporains pour empêcher les États-Unis de suivre ce chemin qui mène à l'abîme.



Notes

a. « Welfare state » se traduit normalement par « État-providence ». Littéralement, l'expression anglaise peut se comprendre comme « État du bien-être ». NdT

*. F. A. Hayek (1899-1992), auteur de la Route de la servitude (1944) fut lauréat du prix Nobel d'économie en 1974. Henry Hazlitt (1894-1993), journaliste économique, était l'auteur de l'ouvrage populaire L'Economie politique en une leçon. B. M. Anderson (1886-1949) était bien connu en tant qu'économiste à la Chase Bank.

1. Die Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, première édition allemande en 1912.

2. Die Gemeinwirtschaft [Le Socialisme], première édition allemande en 1922.


Introduction à la partie II.  |  Texte 11  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil