Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

11. L'illusion de l'intervention gouvernementale

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 4 février 1964.

Les facultés intellectuelles et morales de l'homme ne peuvent s'épanouir que là où les gens s'associent entre eux de manièrent pacifique. C'est la paix qui est à l'origine de toutes les choses humaines, et non — comme le disait le philosophe antique grec Héraclite — la guerre. Mais la nature humaine étant ce qu'elle est, la paix ne peut être établie et préservée que par un pouvoir capable d'écraser les briseurs de paix et disposé à la faire.

Le gouvernement, l'État, est l'appareil social de coercition et de contrainte. Son but est de rendre le monde sûr pour permettre la coopération humaine, et ce en protégeant la société face aux attaques des agresseurs étrangers et des bandits nationaux. La marque caractéristique du gouvernement est de disposer, dans une région donnée du globe, du pouvoir et du droit exclusifs d'avoir recours à la violence.

Dans l'orbite de la civilisation occidentale, le pouvoir et les fonctions du gouvernement sont limités. Plusieurs centaines, voire des milliers d'années de rudes conflits ont conduit à une situation garantissant aux citoyens individuels la liberté et de véritables droits, et non de simples libertés. Dans une économie de marché les individus sont à l'abri de toute intervention du gouvernement tant qu'ils ne violent pas les lois dûment promulguées du pays. Le gouvernement n'entre en jeu que pour protéger les gens honnêtes et respectueux de la loi contre des attaques violentes et frauduleuses.

Il y a des gens qui disent que le gouvernement est un mal, mais qu'il s'agit d'un mal nécessaire. Cependant, ce qui est nécessaire en vue de parvenir à une fin donnée ne doit pas être qualifié de mal au sens moral du terme. C'est un moyen, mais ce n'est pas un mal. On peut même dire que le gouvernement est la plus bénéfique de toutes les institutions terrestres car sans lui il ne pourrait y avoir ni coopération pacifique entre les hommes, ni civilisation, ni vie morale. C'est dans ce sens que l'apôtre a dit qu' « il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu » a.

Mais l'existence même d'un appareil gouvernemental de coercition et de contrainte fait surgir un nouveau problème. Les hommes détenant cet appareil cèdent trop facilement à la tentation de mésuser de leur pouvoir. Ils tournent leurs armes vers ceux qu'ils devaient servir et protéger. Le principal problème politique de toutes les époques fut et est le suivant : comme éviter que les dirigeants ne se transforment en despotes et ne créent un État totalitaire. Défendre le liberté individuelle contre les empiètements des gouvernements tyranniques, contre les dangers d'un régime totalitaire, voilà quel était et quel est la question fondamentale de l'histoire de la civilisation occidentale.

Or à notre époque la cause du totalitarisme a trouvé une nouvelle vigueur par le biais d'une ruse. L'élimination radicale de toute liberté de l'individu à choisir sa propre voie, et ce au bénéfice de l'autorité politique suprême, est saluée sous les noms de socialisme, de communisme ou de planisme comme la victoire de la véritable liberté. Ceux qui visent à un état de fait où tout le monde sera réduit au statut de simple rouage dans les plans des « ingénieurs sociaux » paradent et s'affichent comme les successeurs des grands champions de la liberté. L'assujettissement d'une nation libre par les forces du régime le plus tyrannique qu'ait connu l'Histoire est appelé « libération ».

La politique de la voie médiane

Face au formidable défi du totalitarisme, les partis au pouvoir en Occident ne cherchent pas à préserver le système de la libre entreprise qui a offert à leurs nations le plus haut niveau de vie jamais atteint dans l'Histoire. Ils ignorent que la situation de tous les citoyens de États-Unis et des autres nations qui n'ont pas placé trop d'obstacles sur la route de la libre entreprise est bien plus favorable que la situation des habitants des pays totalitaires. Ils pensent qu'il est nécessaire d'abandonner l'économie de marché et d'adopter une politique de la voie médiane, supposée éviter les prétendus défauts de l'économie capitaliste. Ils cherchent un système qui, comme ils le disent, serait aussi éloigné du socialisme que du capitalisme et qui serait supérieur aux deux. Ils veulent éliminer, au moyen de l'intervention directe du gouvernement, ce qu'ils considèrent être insatisfaisant dans l'économie de marché.

Une telle politique d'immixtion du gouvernement dans les phénomènes du marché avait déjà été recommandée par Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Mais les auteurs du Manifeste communiste considéraient les dix groupes de mesures interventionnistes qu'ils suggéraient comme devant conduire petit à petit au socialisme intégral. Tandis que de nos jours les porte-parole du gouvernement et les politiciens de gauche préconisent ces mêmes mesures comme étant une méthode, voire l'unique méthode, pour sauver le capitalisme.

Les avocats de l'interventionnisme ou de l'immixtion du gouvernement sur le marché se défendent de vouloir le socialisme et disent vouloir conserver au contraire la propriété privée des facteurs de production matériels, la libre entreprise et l'échange marchand. Mais ils prétendent que ces institutions de l'économie de marché pourraient facilement être utilisées de travers, et qu'elles le sont d'ailleurs souvent, par les classes possédantes afin d'exploiter de manière injuste les couches pauvres de la population. Pour éviter un tel résultat ils souhaitent restreindre la liberté d'action des individus par des ordres et des interdictions édictés par le gouvernement. Le gouvernement devrait s'immiscer dans toutes les actions des hommes d'affaires qu'il considère comme nuisant à l'intérêt public ; sur les autres aspects, toutefois, il devrait laisser fonctionner le marché et lui seul.

Selon cette doctrine interventionniste seul le gouvernement est qualifié pour décider dans chaque cas si « l'intérêt public » réclame ou non l'intervention du gouvernement. La véritable signification du principe interventionniste revient par conséquent à déclarer : Le monde des affaires est libre d'agir tant qu'il suit exactement les plans et les intentions du gouvernement. Il ne reste ainsi rien d'autre au marché que le droit d'exécuter humblement ce que le gouvernement veut qu'il fasse. Il ne reste à l'économie de marché que quelques mots, bien que leur signification ait radicalement changé.

La doctrine interventionniste n'arrive pas à comprendre que les deux systèmes — l'économie de marché et sa suprématie des consommateurs d'une part, l'économie dirigée par le gouvernement d'autre part — ne peuvent pas être combinés au sein d'un composé viable. Dans l'économie de marché les entrepreneurs sont soumis sans restriction à la suprématie des consommateurs. Ils sont obligés d'agir de façon à ce que leurs opérations soient approuvées par les achats des consommateurs et deviennent de ce fait rentables. S'ils échouent dans leurs tentatives, ils subissent des pertes et doivent, s'ils n'arrivent pas à modifier leurs méthodes, changer de métier.

Toutefois, même si le gouvernement empêche les entrepreneurs de choisir les projets que les consommateurs veulent que ces derniers exécutent, il ne parvient pas aux fins qu'il voulait atteindre par ses ordres et ses prohibitions. Producteurs et consommateurs sont tous deux forcés d'adapter leur comportement au nouvel état de choses consécutif à l'intervention du gouvernement. Mais il se peut que la façon dont eux, producteurs et consommateurs, réagissent, apparaisse encore moins souhaitable aux yeux du gouvernement et des avocats de l'intervention que la situation précédente du marché libre de toute entrave et que le gouvernement voulait modifier. Dès lors, si le gouvernement ne veut pas s'abstenir de toute intervention et revenir sur sa première mesure, il est obligé d'ajouter une nouvelle intervention à la première. La même histoire se répète alors à un autre niveau. Et à nouveau le résultat de l'intervention du gouvernement lui apparaît encore moins satisfaisant que la situation précédente à laquelle il désirait remédier.

De cette façon le gouvernement est forcé d'ajouter à sa première intervention de plus en plus de décrets d'ingérence, jusqu'à éliminer de fait toute influence des facteurs du marché — entrepreneurs, capitalistes, ainsi qu'employés et consommateurs — de la détermination de la production et de la consommation.



Note

a. Épître de Paul aux Romains (13:1). NdT.


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