Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

12. L'agonie de l'État-providence

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, 4 mai 1953.

Depuis environ une centaine d'années les communistes et les interventionnistes de tous les types ne se sont pas lassés de prédire l'effondrement final et imminent du capitalisme. Alors que leurs prophéties ne se sont pas réalisées, le monde doit aujourd'hui assister à l'agonie des politiques tant vantées de l'État-providence.

L'État-providence

Les principes directeurs de l'État-providence ont été le mieux exposés par Ferdinand Lassalle (1825-1864), à la fois ami et rival de Karl Marx. Lassalle se moquait des doctrines libérales. Elles n'assignaient à l'État, remarquait-il avec d'un ton railleur, que le rôle d'un veilleur de nuit. A ses yeux l'État (avec un É majuscule) était Dieu et le Père Noël réunis. L'État disposait de fonds inépuisables, qu'il pouvait utiliser librement pour rendre tous les citoyens prospères et heureux. L'État devait nationaliser la grande industrie, assurer les projets pour lesquels les capitaux privés n'étaient pas disponibles, redistribuer le revenu national et fournir la sécurité à tout le monde, du berceau à la tombe.

Pour Bismarck et ses soutiens professoraux, ennemis mortels de la liberté « anglo-saxonne », ce programme d'État-providence était le couronnement de la mission historique de la dynastie régnante de l'Allemagne, les Hohenzollern, ainsi que de l'évangile social d'un nouveau christianisme. Cette Sozialpolitik offrit une base commune à la coopération des hommes d'Église et des athées, des royalistes et des républicains, des nationalistes et des internationalistes. Le capitalisme avait multiplié le chiffre de la population et élevé le niveau de vie moyen à une hauteur sans précédent. Et pourtant tous ces groupes étaient unis dans la lutte contre les prétendues brutalités du capitalisme.

La nouvelle politique allemande fut rapidement louée avec enthousiasme par le mouvement fabien britannique puis adoptée plus tard par toutes les nations européennes et par les États-Unis.

L'École de l'État-providence communiquait à l'humanité la nouvelle que la pierre philosophale avait été finalement trouvée. Une soi-disant « nouvelle économie » écartait comme non sens manifeste ce que l'économie « orthodoxe » avait dit sur la prétendue limite naturelle des biens et des ressources utiles et sur la nécessité corrélative d'épargner et d'accumuler progressivement du capital. L'abondance existe, criaient-ils ; la pauvreté n'est que le résultat des mauvaises politiques favorisant les intérêts égoïstes d'un petit nombre au détriment des masses.

Faisons payer les riches

Quand l'interventionniste dit que l'État devrait faire ceci ou cela (et le payer), il est pleinement conscient du fait que l'État ne possède pas de fonds mais les collecte en tant qu'impôts auprès des citoyens. Son idée est de laisser le gouvernement taxer la plus grande partie des revenus et du capital des riches citoyens pour dépenser ce revenu en faveur de la majorité du peuple. Les richesses des nababs sont considérées comme inépuisables et constituent par conséquent les fonds du gouvernement. Il n'est pas nécessaire de lésiner en matière de dépenses publiques. Ce qui apparaît comme un gaspillage dans les affaires des citoyens individuels constitue, lorsque l'on considère le budget de la nation, un moyen de créer des emplois et de promouvoir le bien-être.

Sous l'influence de telles doctrines le système des taux d'imposition progressifs fut poussé à ses limites. Mais le mythe du caractère inépuisable de la richesse du riche finit par s'évaporer. Les politiciens furent embarrassés lorsqu'ils découvrirent qu'ils avaient atteint la limite. Il y a plusieurs années, Mr. Hugh Gaitskell [1906–1963], directeur du Trésor britannique dans le cabinet socialiste de Mr. Clement Atlee [1883-1867], dut admettre « qu'il n'y a[vait] plus assez d'argent à prendre au riches anglais pour continuer à augmenter le niveau de vie. » Il en va de même pour toutes les nations. Aux États-Unis, même si tout le revenu imposable de ceux qui gagnent plus de 25 000 $ était confisqué, le revenu supplémentaire pour le gouvernement se monterait à bien moins d'un milliard de dollars, une bagatelle comparé à un budget [en 1973] d'environ 78 milliards de dollars et un déficit annoncé de 10 milliards de dollars. Le château de cartes construit par la « nouvelle économie » s'écroule.

La politique semblait être une chose très facile ces dernières décennies. La tâche principale d'un politicien était d'inciter le gouvernement à dépenser de plus en plus. Des subventions, des travaux publics, de nouveaux services accueillant de nombreux employés et bien d'autres choses coûteuses garantissaient la popularité et les bulletins de vote. Faisons « les » payer, eux, c'est-à-dire les riches. Mais ces fonds ont désormais été dépensés. Dorénavant les fonds des bénéficiaires eux-mêmes devront être empruntés si on devait leur faire encore davantage la charité.

La philosophie étatiste considère l'entrepreneur comme un oisif inutile qui écrème l'industrie sans accomplir de service économique correspondant. La nationalisation de l'industrie abolirait seulement, dit-on, les privilèges illégitimes de fainéants parasitaires. Un fonctionnaire public accomplirait l'emploi préalablement assuré par l'homme d'affaires de manière bien plus efficace et bien moins coûteuse. L'expropriation de la propriété privée serait particulièrement urgente dans le domaine des services publics.

Guidés par ces principes, les gouvernements de divers pays européens ont nationalisé il y a longtemps les chemins de fers, le téléphone et le télégraphe ainsi que de nombreuses autres branches de l'industrie. Le résultat fut catastrophique : un service scandaleusement mauvais, des tarifs élevés, des déficits augmentant chaque année et devant être couverts par des allocations budgétaires.

Le déraillement des chemins de fer d'État

L'embarras financier des principaux pays européens est majoritairement dû à la faillite des services publics nationalisés. Le déficit de ces entreprises est incurable. Une augmentation supplémentaire de leurs tarifs ne conduirait qu'à une baisse des recettes nettes totales. Le trafic ne pourrait pas le supporter. L'expérience quotidienne prouve clairement à tout le monde, hormis les fanatiques les plus sectaires du socialisme, que la gestion gouvernementale est inefficace et gaspilleuse. Mais il est impossible de revendre ces entreprises au capital privé parce que la menace d'une nouvelle expropriation par un gouvernement ultérieur dissuaderait les acheteurs potentiels.

Dans un pays capitaliste les chemins de fer ainsi que les compagnies de télégraphe et de téléphone paient des taxes considérables. Dans les pays à l'économie mixte, les pertes annuelles de ces entreprises publiques sont un fardeau pesant pour la bourse de la nation. Ces entreprises ne paient pas des taxes, elles les consomment.

Dans les conditions actuelles, les services publics nationalisés d'Europe ne se délectent pas seulement des taxes payées par les citoyens de leur propre pays : ils vivent également aux dépens des contribuables américains. Une part considérable de milliards de l'aide étrangère est engloutie par les déficits des expériences de la nationalisation de l'Europe. Si les États-Unis avaient nationalisé les chemins de fer américains et n'avaient pas seulement dû renoncer aux taxes que paient ces compagnies mais avaient dû couvrir en supplément un déficit annuel de plusieurs milliards, ils n'auraient pas été en position d'aider les pays européens dans la folie de leurs propres politiques de socialisation. Ce qui repousse l'effondrement évident de l'État-providence en Europe est uniquement le fait que les États-Unis ont été lents et « en retard » dans l'adoption des principes de la « nouvelle économie » de l'État-providence : ils n'ont pas nationalisé les chemins de fer, ni le téléphone, ni le télégraphe.

Pourtant les Américains qui veulent étudier les effets de la propriété publique des systèmes de transport ne sont pas obligés de visiter l'Europe. Certaines des plus grandes villes de la nation — parmi elles Detroit, Baltimore, Boston et San Francisco — fournissent un abondant matériau de travail. Le cas le plus instructif est toutefois le métro de la ville de New York.

Le métro de la ville de New York n'est qu'un système de transport local. Sur de nombreux plans, tant techniques que financiers, il dépasse cependant de loin les systèmes de chemins de fer nationaux de nombreux pays. Comme tout le monde le sait, son fonctionnement engendre chaque année un formidable déficit. La gestion financière accumule les déficits d'exploitation, prévoyant de les financer par l'émission d'obligations. Seule une municipalité de la taille, de la richesse et du prestige de New York peut s'aventurer à entreprendre une telle politique. Dans le cas d'une société privée les analystes financiers auraient utilisé un terme plutôt vilain pour ses procédures : banqueroute. Aucun investisseur sain n'achèterait des obligations d'une société privée gérée sur une telle base.

Les incorrigibles socialistes ne s'alarment pas du tout, bien entendu. « Pourquoi un métro devrait-il être rentable ? » demandent-ils. « Les écoles, les hôpitaux, la police ne rapportent pas d'argent ; il n'y a pas de raison pour qu'il en aille différemment avec un système de transport. » Ce « Pourquoi » est véritablement remarquable. Comme si le problème était de trouver une réponse à un « pourquoi » et non à un « où ».

Partout on trouve ce préjugé socialiste en faveur de l'idée que les « riches » pourront être taxés indéfiniment. La triste réalité est toutefois qu'il ne reste plus assez d'argent pour remplir les tonneaux sans fond du Trésor public. Et c'est précisément parce que les écoles, les hôpitaux et la police sont très coûteux que la ville ne peut pas supporter le déficit du métro. Si l'on souhaite lever un impôt spécial pour subventionner le métro, il faudra taxer ceux-là mêmes qui sont supposés profiter de la préservation de tarifs peu élevés.

L'autre possibilité est d'augmenter le tarif actuel [1953] de dix à quinze cents 1. Ce sera certainement fait. Et cela sera certainement insuffisant. Après quelque temps une hausse jusqu'à vingt cents suivra — avec le même résultat défavorable. Il n'y a pas de remède à l'inefficacité de la gestion publique. Il existe de plus une limite aux niveaux pour lesquels la hausse des tarifs entraîne une hausse des revenus. Au-delà de ce point des augmentations supplémentaires sont infructueuses. Voilà le dilemme auquel doit faire face toute entreprise publique.

Le métro dans une impasse

A quel point la gestion du métro de la ville de New York est peu touchée par l'esprit d'entreprise fut démontré il y a peu de temps, lorsqu'il annonça triomphalement des économies faites en réduisant ses services. Alors que toutes les entreprises privées du pays se font concurrence pour améliorer et accroître leurs services, la municipalité de New York est fière de les réduire !

Quand les économistes avaient clairement démontré pourquoi le socialisme ne pouvait pas marcher, les étatistes et les interventionnistes affirmèrent avec arrogance leur mépris pour la pure théorie. « Laissons les faits parler d'eux-mêmes ; ce ne sont pas les livres d'économie qui comptent mais l'expérience. » Désormais les faits ont parlé.

C'est juste un accident historique que les systèmes de transport aient été nationalisés tandis que les boulangeries et les usines d'automobiles restaient entre les mains du capital privé. Si cela avait été le contraire les socialistes péroreraient : « Il est évident que les boulangeries et les usines d'automobiles ne peuvent pas être aussi rentables que les chemins de fer. Ce sont des services publics apportant aux masses des biens vitaux. Ils sont nécessairement déficitaires et les taxes payées par les chemins de fer extrêmement rentables doivent fournir au gouvernement les fonds requis pour combler ces déficits. »

Il est effectivement paradoxal que Washington désire dépenser l'argent des contribuables pour payer les déficits des chemins de fer européens et ne se soucie pas du déficit des systèmes de transport des grandes villes américaines. L'aide apportée par le plan Marshall 2 semble différer de la charité au moins sur un point : elle ne commence pas chez nous.

L'Histoire a été plutôt gentille pour l'électeur américain. Elle lui a donné des leçons de choses sur le socialisme. S'il regarde au-delà du Rideau de fer, il peut apprendre des choses utiles sur le système du parti unique des « démocraties populaires » sans classes et sans profits. S'il étudie les budgets européens, il sera informé sur les « bienfaits » de la nationalisation. Et même s'il reste à la maison, il peut élargir ses idées en lisant attentivement ce que rapportent les journaux à propos de l'effondrement financier de la ville de New York, la plus grande et la plus riche agglomération urbaine du monde, la capitale intellectuelle de la civilisation occidentale, le foyer des Nations Unies. Il y a plein d'expériences qui peuvent conduire un homme à analyser scrupuleusement ce que la propagande progressiste lui a enseigné et à y réfléchir à deux fois avant de voter en faveur des apôtres de la socialisation et des avocats de la dépense publique.



Notes

1. Le 1er janvier 1990, le tarif du métro de la ville de New York fut augmenté à 1,15 $.

2. Plan d'aide étrangère initié le 5 juin 1947 par le général George C. Marshall, par la suite Secrétaire d'État, devenu après le European Recovery Program.


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