Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

13. L'immixtion du gouvernement dans les salaires

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 28 avril 1964.

Quand au XIXe siècle on posait la question : « Que peut-on faire afin de faire monter les taux de salaire et d'améliorer de ce fait le niveau de vie moyen des classes les plus nombreuses de la population ? », les économistes répondaient : « Il faut accélérer l'accroissement du capital rapporté à la population. » Cette réponse mit en colère les réformateurs et les socialistes. L'historien Thomas Carlyle qualifia l'économie de science lugubre et Karl Marx dénigraient les économistes en les traitant d'idiots bourgeois et de sycophantes des exploiteurs. Mais un tel langage injurieux ne peut rien changer aux faits. De nos jours les hommes d'État de tous les pays sous-développés se rendent parfaitement compte que pour améliorer le sort des masses de leurs pays il faut investir des capitaux supplémentaires. En dépensant des douzaines de milliards de dollars d'aide étrangère, le gouvernement américain admet implicitement l'exactitude de cette thèse. Et même les ennemis les plus fanatiques du capitalisme ne s'aventurent plus à nier que le niveau de vie comparativement élevé des travailleurs manuels des États-Unis et de certaines régions d'Europe est dû à la quantité de capital investi par tête d'employé.

Ainsi, au moins pour ce qui est des problèmes économiques des nations sous-développées, le président des États-Unis, le Congrès et l'opinion publique reconnaissent en pratique la doctrine des économistes classiques tant insultés. Mais en traitant des sujets intérieurs ils sont guidés par des idées bien différentes. Ils font comme si le niveau des taux salariaux pouvait être fixé ad libitum par un décret du gouvernement ou par la pression et la contrainte des syndicats ouvriers. Notre système fiscal — et particulièrement la façon dont les revenus des personnes, des sociétés et de l'immobilier ainsi que les héritages sont taxés — réduit non seulement considérablement le montant de l'épargne, mais conduit directement à plusieurs égards à une consommation du capital. Mais les autorités et leurs conseillers ne s'occupent pas de ces effets. Ils veulent faire monter les taux de salaire soit en décrétant des taux de salaire minimums, soit par des politiques pro-syndicales.

Les privilèges syndicaux

Les lois ont accordé ces dernières années de nombreux privilèges aux syndicats. Mais ces privilèges légaux n'auraient pas non plus réussi à donner aux syndicats et aux méthodes de la négociation collective le formidable pouvoir dont ils jouissent aujourd'hui aux États-Unis et dans presque tous les autres pays non communistes. Ce qui rend les syndicats redoutables est que le fait que les autorités — le gouvernement fédéral ainsi que les administrations des États et des villes — ont abandonné sciemment et à dessein au bénéfice des syndicats le pouvoir essentiel de la souveraineté politique, à savoir le droit exclusif de réprimer la désobéissance au moyen de l'action violente. Quand les travailleurs en grève ont recours à des actes de violence contre les briseurs de grève, contre les personnes ou les biens de ceux qui emploient des briseurs de grève, les autorités font montre d'une neutralité dédaigneuse. La police ne protège pas les gens attaqués, les procureurs ne poursuivent pas les assaillants et les cours pénales n'ont par conséquent pas l'occasion d'essayer de les punir.

Ce qu'on appelle aujourd'hui par euphémisme le droit de grève est en réalité le droit des travailleurs grévistes d'empêcher, par le recours à la violence, les gens qui veulent travailler de le faire. Ceci signifie que les autorités ont abandonné aux syndicats un attribut essentiel de leurs fonctions gouvernementales. En matière de détermination des salaires la voix des syndicats dispose du pouvoir que la Constitution et les lois attribuent exclusivement aux ordres des autorités édictés conformément aux lois. Vous devez obéir à ces ordres et à ces interdictions ou sinon votre obéissance sera obtenue par la force.

Les hommes d'État et les politiciens qui ont octroyé petit à petit — non seulement aux États-Unis mais aussi dans tous les autres pays de l'industrialisme occidental — ce privilège particulièrement exceptionnel et formidable aux syndicats étaient guidés par la croyance que la hausse des salaires au dessus du niveau qui se serait établi sur un marché libre bénéficie à tous ceux qui veulent gagner leur vie comme salariés. A leur avis une hausse des taux de salaire réduira les profits et les taux d'intérêt, améliorant ainsi le sort de ceux qui travaillent dans les usines et dans les bureaux, au seul détriment d'une « classe oisive » fort inutile.

Les soi-disant amis de l'homme ordinaire n'arrivent pas à voir que le capitalisme est fondamentalement une production de masse approvisionnant les masses. Aux époques pré-capitalistes les industries de transformation, les artisans organisés en guildes et en corporations, ne produisaient qu'en vue de répondre aux besoins d'un petit nombre de gens aisés. Dans un régime capitaliste, au contraire, les masses des travailleurs constituent les principaux consommateurs des produits. La grande industrie sert toujours le grand nombre ; les magasins au service des caprices des riches n'accèdent jamais à une grande taille. Quand nous faisons référence aux consommateurs, il s'agit en règle générale des mêmes personnes dont nous parlons lorsque nous faisons référence aux salariés.

Au-dessus des taux du marché

La marché du travail fixe les taux de salaire au niveau auquel ceux qui désirent embaucher des travailleurs peuvent le faire autant qu'ils le veulent et où tous ceux qui sont pressés de trouver un emploi peuvent en obtenir un. Si les taux de salaire, soit à cause d'un décret du gouvernement soit par la pression et la contrainte syndicales, dépassent ce niveau, il n'y a que deux possibilités. Soit les prix montent concomitamment, de sorte que la demande et les ventes baissent toutes les deux et que la production doit être réduite et une partie des travailleurs employés auparavant renvoyée. Soit les prix restent inchangés bien que les coûts de production soient accrus, de telle sorte que les entreprises qui travaillaient dans les conditions les moins favorables et qui ont donc les frais plus élevés doivent subir des pertes et sont obligées de se retirer des affaires ou au moins de réduire le niveau de leur production. A nouveau des travailleurs devront être renvoyés. Ainsi, quoi que l'on fasse pour faire monter les salaires au-dessus du niveau qui aurait été obtenu sur un marché sans entraves, on aboutit au chômage pour une partie de la force de travail potentielle.

Si un syndicat réussit à forcer les employeurs à payer des taux de salaire supérieurs à ceux qu'ils étaient disposés à payer en fonction de l'état des conditions du marché à ce moment, ce n'est pas une victoire du « travail », c'est-à-dire de tous ceux qui désirent ardemment toucher un salaire. Ce n'est une aubaine que pour les travailleurs qui seront employés aux nouveaux taux. C'est un désastre pour tous ceux que cela condamne à un chômage durable.

L'effet d'une hausse des taux de salaire au-dessus des taux de marché potentiels, c'est-à-dire le chômage pour certains, n'est pas nié par le moindre économiste. Même Lord Keynes ne le mettait pas en doute. Il comprenait très bien qu'il n'y avait pas d'autre moyen pour combattre le chômage que d'ajuster les taux de salaire à un niveau compatible avec l'état du marché non entravé. La marque caractéristique de l'approche keynésienne du problème du chômage est que, pour des raisons pratiques et tactiques, il suggérait d'aboutir à cet ajustement par le biais de l'inflation et de sa conséquence inévitable, la hausse du prix des biens. Il pensait qu'un « effort des entrepreneurs pour réviser les contrats de salaires dans le sens de la baisse rencontre beaucoup plus de résistance que la baisse graduelle et automatique des salaires réels qui résulte d'une hausse des prix. » 1 Comme tout le monde le sait aujourd'hui, il est impossible de tromper les syndicats et leurs membres de cette façon. Les gens sont de nos jours au courant des indices.

Le point remarquable est qu'il est impossible de faire monter les taux de salaire par des mesures coercitives, que ce soit directement par des décrets gouvernementaux sur le salaire minimum ou par la violence ou la menace de violence syndicale, sans engendrer un chômage durable pour une partie des gens à la recherche d'un emploi. Les pouvoirs exceptionnels que les gouvernements ont accordé aux syndicats ne bénéficient pas à tous ceux qui souhaitent gagner un salaire, mais uniquement à une partie d'entre eux. Les autres en sont victimes. L'expérience des politiques syndicales et des taux de salaire minimums imposés par le gouvernement a confirmé ce qu'enseigne la théorie économique. Il n'existe pas d'autre méthode pour améliorer le bien-être de la totalité de la classe salariée que d'accélérer l'épargne et l'accumulation de nouveaux capitaux.



Note

1. La Théorie générale de l'emploi de l'intérêt et de la monnaie, Chapitre 19, partie II. [General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, 1936, p. 264].


Texte 12  |  Texte 14  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil