Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

14. Le chômage et le niveau des salaires

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 18 Avril 1961.

L'opinion publique, abusée par la propagande fanatique des ennemis mortels de la liberté et de la prospérité, considère les querelles portant sur le niveau des taux de salaire comme s'il ne s'agissait que d'un conflit entre les salariés et les employeurs. Elle attribue aux employeurs le pouvoir de déterminer les taux salariaux ad libitum. Elle n'arrive pas à comprendre que l'entrepreneur n'est pas souverain dans sa conduite de l'entreprise, mais au contraire entièrement soumis aux ordres les plus stricts de ses consommateurs, du public. Ce n'est pas l'arbitraire de l'homme d'affaires qui détermine ce qu'il produit et comment. Il est forcé, par le biais du système des pertes et des profits, d'offrir au public qui achète les biens et les services que ce dernier réclame avec le plus d'empressement, et ce du mieux possible aux prix les plus bas. Toutes ses décisions ont pour objet de répondre aux souhaits du public. Les consommateurs sont souverains et les hommes d'affaires sont leurs serviteurs.

La souveraineté du consommateur

Ce sont les consommateurs qui, en dernière analyse, déterminent le prix des produits et donc, indirectement, le prix que les fournisseurs peuvent payer pour les moyens de production matériels et pour la main-d'oeuvre requise par la fabrication des produits. Ce sont les consommateurs qui décident qu'une star de cinéma gagne plus qu'un soudeur, et une femme de ménage moins qu'un champion de boxe.

L'économie décrit cet état de choses par l'intermédiaire de sa doctrine de l'utilité marginale. Elle explique que le prix payé pour chaque facteur de production, qu'il soit humain ou matériel, dépend de la valeur que les consommateurs lui attribue pour sa contribution à la fabrication du produit. Si l'homme d'affaires dépense plus, en achetant un facteur, que les consommateurs ne sont prêts à lui rembourser en lui achetant son produit, il subit des pertes et, s'il ne change pas à temps de pratique, est obligé d'arrêter les affaires. De cette façon le marché, c'est-à-dire tout le monde, détermine le prix des facteurs de production matériels et le niveau des taux salariaux payés à tous ceux qui travaillent dans les bureaux, les magasins et les exploitations agricoles.

C'est cela que veulent dire ceux qui disent que l'économie de marché est une démocratie dans laquelle chaque sou donne un droit de vote. La nation dans son ensemble est, pour ainsi dire, un tribunal qui attribue à tout le monde le prix qu'il peut obtenir en vendant ses produits ou son travail. Chacun participe à deux titres à ce processus. Il est d'une part, en tant qu'acheteur et consommateur, membre du tribunal qui octroie à chacun son revenu et est d'autre part, en tant qu'individu gagnant sa croûte, un de ceux qui touche un revenu. En payant sa place à un spectacle, celui qui gagne cent dollars par semaine dans une usine permet d'offrir un salaire de 10 000 $ par semaine à un acteur. C'est le jugement du même individu qui conduit à une paie bien moindre pour un emploi de chauffeur de bus ou de peintre en bâtiment.

La cause de la hausse des salaires

En leur qualité de salariés ceux qui constituent l'immense majorité de la nation ont un intérêt vital à établir des conditions entraînant une hausse des salaires et des traitements. Il n'y a qu'une manière d'y parvenir, à savoir accroître la productivité marginale de la contribution du travailleur individuel en augmentant la quantité de capital investi par tête. Le niveau des salaires dépend du niveau du capital investi par tête. Quand l'accumulation du capital est plus rapide que l'accroissement de la population, l'utilité marginale de la contribution du travailleur augmente et fait en même temps monter les salaires. L'épargne et l'accumulation de capitaux sont les seuls moyens d'améliorer la condition matérielle des salariés.

Les salaires et traitements sont actuellement bien plus élevés en Amérique qu'ils ne l'étaient autrefois parce que la quantité de capital investie augmente plus rapidement que le nombre de personnes cherchant un emploi. Le fardeau des nations sous-développées est dû à leur pénurie de capital. Personne ne nie que ce dont ces pays ont besoin, afin d'améliorer le niveau de vie des masses chez eux, c'est de plus de capitaux. Un homme travaillant en Inde avec des outils primitifs et oubliés depuis longtemps dans les pays capitalistes produit moins par unité de temps que le travailleur américain ou britannique. La rémunération qu'il perçoit est par conséquent bien plus faible.

Le plus stupide de tous les mensonges communistes est celui qui explique que les investissements considérables de capitaux que l'Amérique et l'Europe occidentale ont fait en Amérique latine, en Asie et en Afrique constituent une « exploitation » des autochtones en faveur des capitalistes étrangers. Ce qui allait mal dans ces pays économiquement attardés était qu'ils n'avaient pas développé de manière spontanée les conditions légales et institutionnelles mettant l'épargne et l'accumulation du capital à l'abri de l'arbitraire et de la cupidité de ceux qui détiennent le pouvoir politique. Là où les lois ne protègent pas suffisamment la propriété privée des moyens de production, il ne peut y avoir aucun développement indigène d'usines industrielles modernes. La nature a bien mieux doté en ressources naturelles la plupart des pays considérés aujourd'hui comme arriérés qu'elle ne l'a fait pour le sol des terres abritant les nations capitalistes. La pauvreté de ces nations sous-développées n'est pas due aux conditions naturelles. Elle résulte de leurs mauvaises politiques. Si les capitalistes étrangers ne leur avaient pas apporté des capitaux, la plupart seraient encore sans chemins de fer et sans centrales hydroélectriques. Tout investissement fait par les étrangers dans leurs pays fut immédiatement suivi par un mouvement de hausse des salaires, non seulement dans les usines construites par les étrangers eux-mêmes, mais aussi dans les autres secteurs des affaires.

La cause du chômage

L'opinion publique croit que l'amélioration de la condition des salariés est due aux syndicats et aux diverses mesures législatives. Elle attribue la hausse des salaires, la réduction des heures de travail, la disparition du travail de enfants et beaucoup d'autres changements au syndicalisme et à la législation. La prédominance de cette croyance a rendu le syndicalisme populaire et est responsable de la tendance des dernières décennies concernant la législation du travail.. Comme les gens pensent devoir leur niveau de vie élevé au syndicalisme, ils ferment les yeux sur la violence, la coercition et l'intimidation de la main-d'œuvre syndiquée et regardent avec indifférence la réduction de la liberté personnelle inhérente aux clauses d'exclusion des travailleurs non syndiqués.

Or cette doctrine populaire se méprend sur tous les aspects de la réalité économique. Comme il a déjà été indiqué, le niveau des taux de salaire auquel tous ceux désirant trouver du travail peuvent être et sont employés dépend de la productivité marginale de leur performance. Si les employeurs sont empêchés, par la pression et la contrainte syndicales ou par décret gouvernemental, d'embaucher de l'aide à ce taux du marché et sont forcés de payer davantage, les coûts associés à l'emploi de travailleurs dans la production d'un bon nombre d'articles dépassent les prix que les consommateurs sont disposés à payer pour la valeur ajoutée au produit par ces efforts de main-d'œuvre. Afin d'éviter les pertes et la faillite, les hommes d'affaires sont obligés de restreindre leurs activités de production et donc de réduire le nombre de personnes employées.

Aux taux salariaux qui s'établissent sur un marché du travail libre, c'est-à-dire sur un marché non manipulé — nous ferions mieux de dire non saboté — par la contrainte gouvernementale ou syndicale, tous ceux qui souhaitent avoir du travail peuvent trouver un emploi. Mais si les taux de salaire sont fixés au-dessus de ces taux de marché potentiels, il se développe un chômage pour une partie de la force de travail potentielle.

Ce n'est pas le fonctionnement du marché qui engendre le chômage, avec tous ses maux matériels et moraux, mais bien les actions mal ficelées, quoique bien intentionnées, des syndicats et des gouvernements. Il n'existe pas d'autre moyen pour se débarrasser du chômage que de s'abstenir de tout immixtion du gouvernement ou des syndicats dans le niveau des taux de salaire.

L'inflation n'est pas adaptée pour combattre le chômage

Les soi-disant « libéraux » américains proposent de se défaire du chômage par l'inflation. Ils suggèrent une augmentation de la quantité de monnaie en circulation par le biais d'une expansion du crédit.

Lord Keynes n'a pas inventé mais simplement popularisé cet expédient. Il était parfaitement conscient du fait que l'inflation entraînait inévitablement une hausse du prix de tous les biens ou, ce qui est une autre façon de décrire le même effet, une baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire, du dollar. Mais son argument était que les salariés accepteraient une « baisse graduelle et automatique des salaires réels qui résulte d'une hausse des prix. » 1. Il est évident que Keynes admettait ainsi pleinement que rien en dehors d'une diminution des taux de salaire réels ne pouvait éliminer le chômage. L'inflation qu'il préconisait était en fait une astuce destinée à tromper les travailleurs. Il s'attendait à ce que ces derniers ne seraient pas assez malins pour comprendre que les salaires réels avaient baissé et que, par conséquent, ils ne réclameraient pas des payes plus élevées pour compenser la réduction du pouvoir d'achat de l'unité monétaire.

Keynes n'arrivait absolument pas à voir que les décennies d'inflation imprudente avaient fait prendre conscience à tout le monde — journaux, femmes au foyer, travailleurs et dirigeants syndicaux — de l'indice des prix. Son hypothèse sous-estime d'une façon presque incroyable les capacités intellectuelles des masses. On ne peut pas éviter les conséquences néfastes de la fausse doctrine des syndicats en trompant le public. Il faut de plus se rappeler que l'inflation n'est pas une politique qui peut durer. Si l'inflation et l'expansion du crédit ne sont pas arrêtées à temps, elles entraînent une baisse de plus en plus accélèrée du pouvoir d'achat de l'unité monétaire et à une montée en flèche du prix des biens, jusqu'à ce que la monnaie plus nombreuse n'ait plus aucune valeur et que tout le système d'une monnaie manipulée par le gouvernement s'effondre. A notre époque, ceci s'est produit pour le régime monétaire de plusieurs pays.

Comment les travailleurs honnêtes font pour éviter le chômage

Une analyse de l'ordonnance keynésienne pour se débarrasser du chômage montre clairement que Lord Keynes n'a jamais douté que la cause du chômage était une politique fixant les taux de salaire au-dessus du niveau auquel les aurait fixé le marché libre. Ce qu'il proposait pour atteindre le plein-emploi était une méthode bizarre et à ce qu'il croyait très astucieuse pour réduire les taux de salaire réels. En fait tous ceux qui ont réfléchi sérieusement à cette question sont d'accord pour dire que les taux salariaux obtenus sur un marché du travail non entravé permettent à tous ceux qui veulent trouver du travail de le faire. (On peut mentionner au passage que Karl Marx et les doctrines des partis marxistes admettent que les syndicats tout comme les gouvernements ne peuvent pas, sans créer du chômage, faire monter les taux de salaire au-dessus des taux correspondant aux conditions du marché.)

Le terrorisme des chefs syndicaux et des partis politiques alimentés par d'importantes aides syndicales ont réussi pendant de nombreuses années à populariser la légende qui fait dépendre l'amélioration de la condition matérielle des salariés non pas de l'accroissement de la quantité de capital investie par tête et du progrès technologique qui en résulte, mais de l'action gouvernementale et de la violence syndicale. Mais il est malheureusement impossible de laisser passer des mensonges pour toujours. Certains signes montrent que la vérité sur les relations industrielles commence à se répandre malgré toute les tentatives des dirigeants syndicaux pour la cacher.

Alors que le gouvernement et le Congrès sont gênés par la marée montante du chômage et n'envisagent pas d'autre méthode pour le réduire que le recours à l'inflation, des projets plus conséquents sont préconisés au sein des rangs des chômeurs. A Wheeling, en Virginie-Occidentale, communauté des rives de l'Ohio, un ouvrier sidérurgiste au chômage du nom de Thomas E. Elliott, qui n'a travaillé qu'un mois et demi lors des quatre dernières années, propose un plan anti-chômage ne nécessitant aucune aide de la part de Washington. Son projet tel qu'esquissé dans U.S. News and World Report 2, est de proposer aux éventuels employeurs une main-d'œuvre meilleure et moins chère. Lui et 1 400 autres chômeurs promettent à toute compagnie intéressée de travailler pour une journée à un salaire convenable mais de percevoir une rémunération supplémentaire dans le cas où l'entreprise ferait des profits. « Les salaires dans la sidérurgie sont trop élevés aujourd'hui », dit M. Eliott, « Certains de ceux qui touchaient 3 $ l'heure dans les aciéries devront se contenter de 1,85 $ de 2 $ l'heure. » Mieux vaut avoir un travail à un bas salaire, a-t-il décidé, que de rester au chômage en réclamant 3 $ l'heure.

Si ce plan se réalise, un simple citoyen aura davantage contribué au bien-être de la nation et de ses travailleurs manuels que tous les savants conseillers du gouvernement et que tous les membres des innombrables agences gouvernementales. Bonne chance à vous M. Eliott !



Notes

1. Keynes, Théorie générale de l'emploi de l'intérêt et de la monnaie (1936), chapitre 19, Point II, p. 264 de l'édition originale anglaise.

2. Le 9 janvier 1961, pp. 101–103. Le « Plan de sauvetage d'une usine » [Save-a-plant Plan] de M. Elliott aurait pu aider cette région connaissant la dépression économique dans la mesure où les taux de salaire supérieurs au marché étaient la cause de ses problèmes. Toutefois, depuis 1961, les industries traditionnelles des États-Unis ont été rongées par d'autres coûts exorbitants et obligatoires, dus en particulier aux normes de sécurité et de contrôle de la pollution imposées au niveau fédéral.


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