par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Retranscription d'une diffusion radiophonique faite lors de l'entracte de l'U.S. Steel Concert
Hour du 17 mai 1962 ;
publié pour la première fois dans The Freeman
de mai 1988.
On avait demandé à Mises de répondre à la question :
« Les
intérêts des salariés américains sont-ils opposés à ceux de leurs employeurs, ou
les deux sont-ils en harmonie ? »
Pour répondre à cette question il nous faut d'abord faire un peu d'histoire. Dans les époques pré-capitalistes l'ordre social et le système économique d'une nation se fondaient sur la supériorité militaire d'une élite. La conquérant victorieux s'appropriait toute la terre utilisable du pays, en gardait une partie pour lui-même et distribuait le reste à sa suite. Certains recevaient plus, d'autres moins, et la grande majorité rien du tout. Dans l'Angleterre des premiers Plantagenets *, un Saxon avait raison lorsqu'il pensait : « Je suis pauvre parce qu'il y a des Normands à qui l'on a donné plus qu'il ne leur faut pour subvenir aux besoins de leur famille. » En ces temps-là la fortune du riche était la cause du dénuement des pauvres.
La situation est différente dans la société capitaliste. Dans l'économie de marché, la seule façon dont disposent les individus plus doués pour tirer avantage de leurs capacités supérieures est de servir la masse de leurs compatriotes. Les profits vont vers ceux qui réussissent à satisfaire les besoins non encore satisfaits les plus urgents des consommateurs, et ce de la meilleure manière possible et au prix le plus bas. Les profits mis de côté, accumulés et réinvestis dans l'entreprise bénéficient deux fois à l'homme ordinaire. Une première fois en sa qualité de salarié, en augmentant la productivité marginale du travail et donc les taux de salaire réels pour ceux qui désirent trouver du travail. Puis une nouvelle fois en sa qualité de consommateur quand les produits fabriqués à l'aide des capitaux supplémentaires arrivent sur le marché et deviennent disponibles au prix les plus bas possibles.
Le principe caractéristique du capitalisme est d'être une production de masse destinée à approvisionner les masses. La grande industrie sert le grand nombre. Les entreprises qui produisent en vue de répondre aux goûts particuliers des riches ne dépassent jamais une taille moyenne voire petite. Dans ces conditions ceux qui sont impatients de trouver du travail et de toucher un salaire ont un intérêt vital à la prospérité des entreprises commerciales. Car seule la firme ou la société prospère a l'occasion d'investir, c'est-à-dire de se développer et d'améliorer ses activités en employant des outils et des machines plus efficaces et de meilleure qualité.
Plus l'équipement d'une usine est bon, plus le travailleur individuel peut produire en une heure de temps, plus grande est ce que les économistes appellent la productivité marginale de son travail et, par conséquent, plus élevé est le salaire réel qu'il touche. La différence fondamentale entre la situation d'un pays économiquement sous-développé comme l'Inde et celle des États-Unis est qu'en Inde le ratio du capital investi par tête, donc la productivité marginale du travail et par conséquent les taux de salaire sont bien plus bas qu'aux États-Unis. Les capitaux des capitalistes ne bénéficient pas seulement à ceux qui les possèdent mais aussi à ceux qui travaillent dans les usines et à ceux qui achètent et consomment les biens produits.
Il y a encore un point très important à garder à l'esprit. Lorsque l'on établit une distinction, comme nous l'avons fait dans les observations précédentes, entre les intérêts des capitalistes et ceux des personnes travaillant dans les usines possédées par les capitalistes, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une simplification qui ne décrit pas de manière appropriée l'état réel des affaires américaines d'aujourd'hui. Car le salarié américain typique n'est pas sans le sou. C'est un épargnant et un investisseur. Il possède des comptes d'épargne, des bons d'épargne américains et d'autres titres, surtout des polices d'assurance. Mais c'est aussi un actionnaire. A la fin de l'année dernière [1961] l'épargne personnelle cumulée se montait à 338 milliards de dollars. Une part considérable de cette somme est prêtée aux entreprises par les banques, les caisses d'épargne et les compagnies d'assurance. C'est ainsi qu'un ménage américain moyen possède plus de 6000 $ investis dans les entreprises américaines.
L'intérêt d'une famille typique à la prospérité des entreprises commerciales du pays ne réside pas seulement dans le fait que ces firmes et ces sociétés emploient le chef de famille. Il y a un deuxième fait qui compte pour elle, à savoir que le capital et l'intérêt de leurs économies ne sont garantis que dans la mesure où la libre entreprise américaine est en bonne condition et florissante. C'est une légende que de dire qu'il y aurait un conflit entre les intérêts des sociétés et des firmes d'une part et ceux des gens qu'elles emploient d'autre part. En réalité, les bons profits et les salaires réels élevés vont de pair.
Notes
*. Branche de rois anglais, descendant des Normands, qui régna de 1154 à 1399.