Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

16. Plein emploi et politique monétaire

 

Publié pour la première fois dans National Review, 22 juin 1957.

Au prix déterminé par un marché non entravé, tous ceux qui le trouvent satisfaisant peuvent vendre et tous ceux qui sont disposés à le payer peuvent acheter. S'il reste des biens non vendus, ceci n'est pas dû à leur caractère « invendable » mais à des spéculations de la part de leurs propriétaires : ces derniers les conservent parce qu'ils s'attendent à pouvoir les vendre plus tard à un meilleur prix.

Peu importe que les autorités essaient d'influencer le marché par la contrainte. Si le gouvernement décrète et fait appliquer des prix minimums plus élevés que les prix potentiels du marché, une partie de l'offre proposée à la vente au prix plancher officiel reste non vendue. Ce fait est bien connu. Par conséquent, si un gouvernement veut faire monter le prix d'un bien au-dessus du prix potentiel du marché, il ne se contente pas d'avoir recours aux prix minimums. Il essaie plutôt de réduire la quantité vendue sur le marché, par exemple en achetant et en conservant une partie de l'offre disponible.

Tout ceci s'applique aussi au travail. Au taux de salaire déterminé par le marché du travail, tout ceux qui cherchent en emploi en trouvent un et tous ceux qui veulent employer des travailleurs peuvent en embaucher. Dans un marché du travail non entravé, les taux de salaire tendent toujours à conduire au plein emploi.

Les taux de salaire du marché montent quand la productivité marginale du travail dépasse la productivité marginale des biens du capital ; ou, dit de manière plus simple, quand le capital investi par tête augmente. Ceci se fait soit par une accumulation de nouveaux capitaux, soit par une réduction du nombre des travailleurs. L'accroissement de la quantité de capital résulte de l'épargne et de l'investissement qui s'ensuit. La réduction de l'offre de travail sur le marché peut être obtenue par une restriction de l'immigration. A l'époque du libéralisme, au sens traditionnel du terme, il n'y avait pratiquement pas de barrières a empêchant les migrations. A notre époque d'assistanat et de syndicalisme, presque tous les gouvernements ont soit totalement interdit l'immigration, soit, comme aux États-Unis et dans d'autres républiques américaines, instauré des quotas précis. De plus, certains syndicats américains ont essayé de réduire encore davantage le nombre des chercheurs d'emploi dans leur secteur du marché du travail en excluant les minorités raciales de certains types de postes et en rendant extrêmement difficile l'entrée dans certaines branches.

Il n'est nul besoin de souligner que seule une telle réduction « artificielle » ou « institutionnelle » de l'offre de travail permet au syndicats de faire monter les taux de salaire de leurs membres. Ils réussissent à faire grimper les salaires de leurs adhérents aux dépens de ceux qu'ils ont exclus. Ces exclus sont forcés de chercher des emplois dans les industries où la rémunération est plus faible que celle qu'ils auraient touchée dans le domaine qui leur a été fermé.

Les effets des syndicats

Le syndicalisme tel que nous le connaissons aujourd'hui est le résultat d'une longue évolution. Au début seules quelques branches étaient syndiquées, pour la plupart celles qui regroupaient les travailleurs qualifiés les mieux payés. A cette époque, ceux qui ne pouvaient pas trouver de travail dans une industrie syndiquée parce que les salaires avaient dépassé le niveau potentiel du marché, diminuant ainsi la demande de main-d'œuvre, furent forcés de se retourner vers les branches non syndiquées de l'industrie. Leur afflux vers ces branches y augmenta le nombre des chercheurs d'emploi et tendit donc à y faire baisser le niveau des taux salariaux. Ainsi, les salaires plus élevés des travailleurs syndiqués entraînaient une pression sur les emplois et les salaires des travailleurs non syndiqués. Plus la syndicalisation se répandit, plus il devint difficile pour ceux qui avaient perdu leur emploi à cause de la politique syndicale de trouver d'autres emplois : ils restaient au chômage. Partout où et à chaque fois que les syndicats parvinrent à faire monter les taux de salaire au-dessus du taux potentiel du marché, c'est-à-dire au-dessus du niveau que les travailleurs auraient obtenu sans intervention syndicale, un chômage « institutionnel » se développa en tant que phénomène durable.

D'après les chefs syndicaux, la détermination des taux de salaire résulte d'une lutte de pouvoir entre les employeurs et les employés. Leur interprétation ne reconnaît pas que les salaires dépendent de l'état du marché et que les travailleurs qui touchent les salaires forment l'immense majorité des consommateurs des poches desquels ces salaires sont en définitive payés. Le salarié moyen considère qu'il est injuste qu'une star de cinéma ou un champion de boxe soient payés cent fois plus qu'un soudeur ou une femme de ménage. Il ne se rend pas compte que ce sont son propre comportement, ses propres achats sur le marché et ceux des autres salariés comme lui qui contribuent à ce résultat. Un entrepreneur ne peut pas payer davantage à un travailleur qu'il ne s'attend à récolter auprès des consommateurs pour le travail de cette homme. Même les plus fervents partisans de la doctrine de l'exploitation sont finalement obligés d'admettre qu'à partir d'un certain niveau de taux de salaire il devient impossible d'éviter le chômage durable d'une partie considérable de la force de travail potentielle.

L'économie de marché est en fin de compte contrôlée par le comportement des consommateurs, c'est-à-dire par celui de tout le monde. En achetant ou en renonçant à acheter, les consommateurs déterminent ce qui doit être produit, en quelle quantité et à quelle qualité. Ils déterminent qui doit faire des profits et qui doit subir des pertes. Ils rendent riches des hommes pauvres et pauvres des hommes riches. Les consommateurs transfèrent continuellement le contrôle des facteurs de production matériels vers les mains des entrepreneurs, capitalistes et propriétaires terriens qui réussissent le mieux à les approvisionner eux, les consommateurs, de la meilleure façon possible et au prix le plus bas. Ainsi, dans l'économie capitaliste le contrôle des facteurs de production est pour ainsi dire un mandat révocable accordé par le public. Le fonctionnement du marché, dans un plébiscite répété chaque jour, assigne à chacun la place où il doit contribuer à l'effort uni de tous. C'est ce plébiscite quotidien qui détermine le niveau du revenu de chacun.

L'autre possibilité — Le socialisme

L'individu ressent mal le fait d'être forcé de s'adapter aux conditions du marché et de devoir renoncer à bon nombre de ses souhaits et de ses penchants. Il est cependant évident que les bénéfices incommensurables que la coopération dans le cadre du système de la division sociale du travail offre à chacun doit être payée de certains sacrifices. Quelle que soit l'organisation économique de la société, elle doit toujours empêcher l'homme de se comporter sans considération pour l'existence des autres. La solution de rechange à l'hégémonie du marché dans le cadre capitaliste n'est pas la liberté absolue mais la reddition inconditionnelle de tous devant la suprématie d'une autorité planificatrice socialiste.

La société ne peut pas se passer d'une institution qui canalise les travailleurs disponibles vers les branches où on a le plus besoin d'eux et qui les retire de celles où ils sont le moins utiles. Le marché du travail sert cet objectif en faisant monter les taux de salaire dans les industries en croissance et en les diminuant dans industries en déclin. L'autre possibilité consiste à attribuer à chacun un emploi selon les ordres du gouvernement.

La tyrannie du marché du travail est plus douce que la discipline socialiste. Elle accorde à l'individu une marge au sein de laquelle il est libre d'ignorer les directives du marché. S'il est prêt à accepter un revenu plus faible, il peut choisir des métiers dans lesquels il peut soit se consacrer à ses idéaux, soit céder à son goût pour la paresse. Au contraire les ordres du dictateur socialiste ne souffrent pas la contradiction.

Il n'existe qu'une méthode pour éliminer le chômage de masse durable : le retour à la liberté du marché du travail. Le chômage de masse durable est toujours institutionnel. C'est l'effet inévitable de l'obligation d'appliquer des taux de salaire plus élevés que les taux potentiels du marché auxquels les chercheurs d'emploi pourraient trouver du travail. Peu importe que ces taux de salaire minimums soient décrétés directement pas le gouvernement ou suscités indirectement par le fait que le gouvernement ne souhaite pas protéger les entreprises et les briseurs de grève face à la violence des syndicats.

Le pouvoir politique des syndicats a réussi à supprimer tout débat objectif sur ces problèmes. Mais il n'a pas pu éviter les conséquences indésirables des politiques syndicales de faire des ravages. Dans les années 1920, dans de nombreux pays européens le chômage de masse devint le principal souci politique. Il était clair que ces conditions ne pourraient pas persister indéfiniment. Quelque chose devait être fait. Des politiciens intelligents crurent avoir trouvé une solution. Comme il semblait impossible de s'opposer aux syndicats et de modérer les taux de salaire nominaux qu'ils dictaient, ils eurent recours à la dévaluation de la monnaie, réduisant son pouvoir d'achat et faisant ainsi baisser les taux de salaire réels. L'Angleterre ouvrit la voie en 1931. D'autres pays la suivirent très rapidement.

Le remède marcha pendant un moment. Il fallut un certain temps avant que les syndicats ne commencent à prêter pleinement attention à la baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Mais quand l'indice du coût de la vie devint le sujet principal des négociations salariales, la méthode monétaire d'élimination du chômage de masse avait épuisé les services qu'elle pouvait rendre.

Un nouveau messie

Ce fut précisément à ce moment que Lord Keynes entra en jeu avec ses bonnes nouvelles, la prétendue nouvelle doctrine économique destinée à remplacer tous les enseignements économiques d'autrefois, y compris ceux des précédents écrits de Keynes lui-même. Dans le sillage des politiciens qui avaient détruit en 1931 l'étalon-or britannique et de leurs imitateurs, il fit remarquer qu'une « baisse graduelle et automatique des salaires réels » qui résulte d'une baisse du pouvoir d'achat de la monnaie rencontrerait moins d'opposition que les tentatives de réviser les salaires nominaux à la baisse. Mais en 1936, quand le livre de Keynes fut publié, cela ne s'accordait plus avec les faits.

La Théorie générale de l'emploi de l'intérêt et de la monnaie de Keynes, en 1936, ainsi que ses écrits ultérieurs diffèrent peu de l'ensemble de la littérature inflationniste qui a inondé le monde pendant plus d'un siècle. Comme les auteurs de tous ces opuscules, Keynes essaie de se débarrasser de tous ceux qui ne partagent pas ses opinions en les traitant d' « orthodoxes ». Il n'essaie jamais de réfuter leurs enseignements de manière rationnelle. Il a enrichi le langage prosaïque de la correspondance diplomatique avec des termes empruntés au jargon messianique des « fous monnayeurs » [monetary cranks]. Par exemple, dans le document britannique inaugurant les événements qui conduisirent finalement à la mise en place du Fonds monétaire international, il déclarait que l'expansion du crédit réussissait le « miracle [...] de transformer une pierre en pain. » Mais il n'a pas ajouté une seule idée nouvelle aux vieux arguments, totalement réfutés et discrédités depuis longtemps, des inflationnistes. La seule chose que réussit Keynes fut de créer un nouveau slogan — le « plein emploi » — qui devint la devise des politiques d'inflation et d'expansion du crédit actuelles.

La doctrine du plein emploi sous-tendant ces politiques d'inflation et d'expansion du crédit, en parfait accord avec les enseignements du Manifeste communiste, déclare que le fonctionnement même du mode de production capitaliste engendre inévitablement l'apparition d'un chômage de masse. Contrairement au credo des marxistes, plus cohérents, elle ne prétend toutefois pas que le retour des périodes de dépression économique et de chômage à grande échelle est absolument inévitable dans l'économie de marché. Elle attribue à l'État (avec un grand É) le pouvoir de créer des emplois pour tous. Tout ce que l'État a à faire, c'est de mettre plus d'argent entre les mains des gens et d'accroître ainsi la demande. Il est erroné, prétend ensuite cette doctrine officielle du plein emploi, d'appeler inflation une augmentation de la quantité de monnaie créée dans ce but. C'est tout simplement une politique de « plein emploi ». Les « réactionnaires » qui radotent sur la stabilité monétaire et le retour à l'or sont présentés comme les pires ennemis de la civilisation, du bien public et du bien-être de l'homme ordinaire.

Aux États-Unis le climat de l'opinion est entièrement dominé par ces idées. Les syndicats sont en position de réussir dans ce qu'ils appellent par euphémisme les négociations salariales parce que les lois sont biaisées en leur faveur et que le gouvernement est toujours prêt à utiliser son pouvoir pour les aider. (A cet égard il importe peu que le gouvernement soit Républicain ou Démocrate). De temps en temps les syndicats demandent des augmentations ; les employeurs sont forcés de céder ; dès que les affaires commencent à battre de l'aile et que les travailleurs sont licenciés, l'opinion publique réclame de manière véhémente davantage d' « argent bon marché ». Après une brève période d'hésitation, le gouvernement accepte et fait pression sur la Réserve fédérale pour qu'elle réduise ses taux d'intérêt, de façon à accroître la quantité de monnaie et à la rendre « meilleure marché ».

Quelques dissidents

Malheureusement la politique inflationniste rencontre encore une résistance sérieuse de la part d'un groupe de critiques peu nombreux mais se faisant remarquer par leur compétence et leur familiarité avec les problèmes en jeu. Parmi ces dissidents se trouvent plusieurs penseurs éminents, quelques hommes d'affaires influents et également, ce qui est digne d'attention, quelques membres du bureau de la Réserve fédérale. Cette poignée d'hommes n'a pas le pouvoir de mettre fin à cette politique nocive de la monnaie et du crédit. Et pourtant leurs arguments de poids ont réussi ces dernières années, plus particulièrement sous la présidence d'Eisenhower, à maintenir les entreprises inflationnistes dans des limites étroites. C'est grâce au mérite de leurs mises en garde que le pays le plus riche du monde ne s'est jusqu'à présent pas engagé dans la politique pernicieuse d'une inflation galopante.

La pleine signification de ce succès ne peut être appréciée qu'en prenant en compte la véhémence de la propagande pro-inflationniste des enseignants universitaires et des politiciens et journalistes « progressistes ». Certaines déclarations de ces personnes sont véritablement surprenantes. Ainsi, il y a plusieurs années, le Président de l'époque de la Banque de la Réserve fédérale de New York déclara : « Une totale liberté vis-à-vis du marché intérieur de la monnaie prévaut pour tout État national souverain quand il y existe une institution fonctionnant à la manière d'une banque centrale, et dont la devise n'est pas convertible en or ou en une autre marchandise. » La conférence qui contenait cette affirmation avait pour titre révélateur : « Les impôts sur le revenus sont obsolètes. » Dans la même veine, un professeur d'économie fit remarquer, dans un volumineux ouvrage, que le gouvernement « peut créer toute la monnaie dont il a besoin en l'imprimant » ; l'objectif de la taxation n'est « jamais de récolter de l'argent » mais de « laisser moins d'argent entre les mains du contribuable. »

La faiblesse de ce petit groupe défendant une politique monétaire saine et combattant toutes les mesures inflationnistes est leur répugnance à attaquer la doctrine du « plein emploi » de manière ouverte et directe. Il est pratiquement impossible de traiter de cette question devant le public. Il y a assurément des hommes ayant le courage de risquer leur carrière et même leur sécurité personnelle en critiquant la doctrine du « plein emploi ». Mais aucun journal et aucune maison d'édition n'oseraient diffuser des doctrines qui critiquent et rejettent l'institution syndicale dans son principe. Même les auteurs qui dénoncent à l'occasion le chantage et l'escroquerie de la part de syndicalistes individuels soulignent toujours qu'ils considèrent l'institution syndicale en tant que telle, ainsi que les politiques des syndicats, comme bénéfique pour le bien-être des salariés et de toute la nation : ils ont uniquement pour intention de débarrasser les syndicats de dirigeants malhonnêtes. Tant que de telles idées sur les effets du syndicalisme domineront les esprits, même de modestes tentatives de repousser les privilèges accordés aux syndicats par le New Deal sont vouées à l'échec et il ne peut être nullement question de protéger les entreprises et les gens désirant travailler face à la violence des syndicats.

Lors de la dernière réunion du Fonds monétaire international, on a beaucoup parlé du danger de l'inflation. Afin de lutter contre ce danger, il ne suffit plus de travailler en vue d'une meilleure compréhension des problèmes monétaires. Il est tout aussi important d'éclairer l'opinion publique sur l'absurdité de la doctrine du « plein emploi » qui guide aujourd'hui la conduite de tous les gouvernements et de tous les partis politiques.



Note

a. Mises veut bien entendu dire qu'il n'y avait pas de barrières légales. NdT.


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