Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

17. L'or contre le papier

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, 13 juillet 1953.

La plupart des gens considèrent comme acquis que le monde ne reviendra pas à l'étalon-or. L'étalon-or, disent-ils, est aussi obsolète que le cheval et le boguet. Le système d'une monnaie décrétée et émise par le gouvernement fournit au Trésor les fonds nécessaires à une politique de dépenses généreuses qui bénéficie à tout le monde : il fait monter les prix et les salaires et fait baisser le taux d'intérêt, créant ainsi la prospérité. C'est un système destiné à durer.

Or, quelles que soient les vertus que l'on puisse attribuer — à tort — à la variante moderne de l'étalon-papier, il est une chose qu'il ne peut certainement pas faire. Il ne pourra jamais devenir un système permanent, durable, de gestion monétaire. Il ne peut marcher que tant que les gens ne prennent pas conscience du fait que le gouvernement prévoit de le conserver.

Les prétendus bienfaits de l'inflation

Les prétendus avantages que les champions d'une monnaie décrétée attendent du fonctionnement du système qu'ils préconisent ne sont que temporaires. Une injection d'une quantité donnée de nouvelle monnaie dans l'économie de la nation déclenche un essor en faisant monter les prix. Mais une fois que cette nouvelle monnaie a épuisé toutes ses potentialités de hausse de prix et que tous les prix et salaires se sont ajustés à la quantité accrue de monnaie en circulation, la stimulation qu'elle a fourni à l'économie cesse. Ainsi, même si nous ne parlions pas des conséquences non désirées et non désirables, ni des coûts sociaux de telles mesures inflationnistes et même si, pour les besoins du raisonnement, nous acceptions tout ce que les partisans de « l'expansionnisme » avancent en faveur de l'inflation, nous devrions comprendre que les prétendus bienfaits de ces politiques sont éphémères. Si l'on veut les perpétuer, il est nécessaire de continuer à augmenter la quantité de monnaie en circulation et d'accroître le crédit à une vitesse de plus en plus grande. Mais même l'idéal des expansionnistes et des inflationnistes, à savoir un essor éternel non perturbé par un revers, ne pourrait pas devenir réalité.

Une inflation de monnaie décrétée ne peut être poursuivie que tant que les masses ne prennent pas conscience du fait que le gouvernement est engagé dans une telle politique. Une fois que l'homme ordinaire s'aperçoit que la quantité de monnaie en circulation sera augmentée encore et encore, et que par conséquent son pouvoir d'achat continuera à baisser et que les prix augmenteront vers des sommets toujours plus hauts, il commence à se rendre compte que la monnaie fond dans sa poche. Il adopte alors un comportement qui n'était pratiqué auparavant que par ceux qu'on traitait de profiteurs : il « fuit vers les valeurs réelles ». Il achète des biens non pour pouvoir en profiter mais afin d'éviter les pertes associées à la conservation d'argent liquide. Et alors sonne le glas du système monétaire qui a connu l'inflation. Il suffit de se rappeler les nombreux précédents historiques commençant avec la « devise continentale » [Continental Currency] de la guerre de Sécession.

Pourquoi l'inflation perpétuelle est impossible

Le système d'une monnaie décrétée, tel qu'il fonctionne aux États-Unis et dans certains autres pays, ne peut éviter le désastre que parce qu'une critique tranchante de la part de quelques économistes a alerté l'opinion publique et a forcé le gouvernement à réduire de façon prudente ses aventures inflationnistes. Sans l'opposition de ces auteurs, habituellement qualifiés d'orthodoxes et de réactionnaires, le dollar aurait depuis longtemps suivi le chemin du mark allemand de 1923. La catastrophe de la devise du Reich se produisit précisément parce qu'aucune opposition de ce type ne se fit entendre dans l'Allemagne de Weimar.

Les champions de la continuation du procédé de l'argent facile se trompent quand ils pensent que les politiques qu'ils préconisent pourraient totalement empêcher les maux dont ils se plaignent. Il est certainement possible de poursuivre pendant un certain temps l'habitude expansionniste des déficits budgétaires en empruntant auprès des banques commerciales et en soutenant le marché des obligations d'État. Mais au bout d'un moment il faudra impérativement s'arrêter. Sinon le public s'inquiètera de l'avenir du pouvoir d'achat du dollar et une panique s'ensuivra. Toutefois, dès que l'on s'arrête, toutes les conséquences non souhaitées du contrecoup de l'inflation se produiront. Plus la période précédente d'expansion aura duré, plus ces conséquences seront désagréables.

L'attitude d'une grande partie de la population concernant l'inflation est ambivalente. Les gens sont d'une part conscients des dangers inhérents à la continuation de la politique consistant à injecter toujours davantage de monnaie dans le système économique. Mais dès que quelque chose d'important est fait pour arrêter l'accroissement de la quantité de monnaie, ils commencent à se plaindre des taux d'intérêt élevés et des tendances à la baisse de la Bourse et du marché des marchandises. Ils répugnent à abandonner l'illusion chérie qui attribue au gouvernement et aux banques centrales le pouvoir magique de rendre les gens heureux par une inflation et des dépenses sans fin.

Plein emploi et étalon-or

Le principal argument avancé aujourd'hui contre le retour à l'étalon-or se cristallise dans le slogan de « la politique de plein emploi ». On prétend que l'étalon-or paralyse tous les efforts pour faire disparaître le chômage.

Sur un marché du travail libre, il prévaut une tendance à fixer les taux de salaire de tout type de travail au niveau auquel tous les employeurs prêts à payer ces salaires trouvent tous les employés qu'ils souhaitent embaucher et où tous les chercheurs d'emploi disposés à travailler à ces salaires trouvent du travail. Mais si la contrainte ou la coercition de la part du gouvernement ou des syndicats ouvriers est utilisée pour maintenir les taux de salaire au-dessus du niveau de ces taux du marché, il en résulte inévitablement du chômage pour une partie de la force de travail potentielle.

Ni les gouvernements ni les syndicats n'ont le pouvoir de faire monter les taux de salaire pour tous ceux qui désirent trouver un emploi. Tous ce qu'ils peuvent obtenir c'est d'augmenter les taux salariaux pour les travailleurs employés pendant qu'un nombre croissant de personnes désireuses de travailler ne peuvent trouver un emploi. Une hausse du taux de salaire du marché — c'est-à-dire du taux auquel tous les chercheurs d'emploi trouvent finalement du travail — ne peut se produire qu'en augmentant la productivité marginale du travail. En pratique, cela signifie augmenter la quantité de capital investi par tête. Les taux de salaire et le niveau de vie sont bien plus élevés aujourd'hui que par le passé parce qu'avec le capitalisme l'accroissement du capital investi dépasse de loin celui de la population. Les taux de salaire des États-Unis sont plusieurs fois plus élevés que ceux de l'Inde parce que la quantité de capital investi par tête américaine est plusieurs fois plus élevé que celle investie par tête d'Indien.

Il n'existe qu'une méthode pour réussir une « politique de plein emploi » : laisser le marché déterminer le niveau des taux de salaire. La méthode que Lord Keynes a baptisée du nom de « politique de plein emploi » visait aussi à rétablir le taux que le marché libre du travail tend à déterminer. L'étrangeté de la proposition de Keynes venait du fait qu'elle se proposait d'éradiquer l'écart entre le taux de salaire officiel, décrété et imposé, et le taux potentiel du marché libre du travail par une baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Elle visait à maintenir les taux nominaux, c'est-à-dire les taux exprimés dans la monnaie nationale décrétée, au niveau fixé par un décret gouvernemental ou par la pression syndicale. Mais comme la quantité de monnaie en circulation était accrue et qu'il se développait par conséquent une tendance à la baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire, les taux réels, c'est-à-dire les taux exprimés en termes de biens, diminueraient. Le plein emploi serait atteint lorsque la différence entre le taux officiel et le taux du marché des salaires réels disparaîtrait.

Il n'est nullement besoin d'étudier à nouveau la question de savoir si le plan de Keynes aurait pu véritablement marcher. Même si, pour les besoins du raisonnement, nous l'admettions, il n'y aurait toujours aucune raison de l'adopter. Son effet final quant à la situation du marché du travail ne serait pas différente de celui obtenu par le fonctionnement des forces du marché laissées libres d'agir. Mais il n'atteint cette fin qu'au prix d'une très grave perturbation de toute la structure des prix et par là de tout le système économique. Les keynésiens refusent d'appeler « inflation » un accroissement de la quantité de monnaie en circulation destiné à lutter contre le chômage. Mais ce n'est que jouer avec les mots. Car ils soulignent eux-mêmes que le succès de leur plan dépend de l'apparition d'une hausse générale du prix des biens.

C'est par conséquent une fable que de dire que la recette keynésienne en faveur du plein emploi pourrait obtenir quelque chose de bénéfique pour les salariés que l'étalon-or ne permettrait pas. L'argument du plein emploi est aussi illusoire que tous les autres arguments avancés en faveur d'un accroissement de la quantité de monnaie en circulation.

Le spectre d'une balance internationale défavorable

Une doctrine populaire affirme que l'étalon-or ne peut pas être préservé dans un pays connaissant ce qui est qualifié de « balance des paiements défavorable ». Il est évident que cet argument n'est d'aucune utilité pour les adversaires américains de l'étalon-or. Les États-Unis présentant [en 1953] un surplus considérable des exportations par rapport aux importations. Ceci n'est ni un acte de Dieu ni un effet d'un isolationnisme pernicieux. C'est la conséquence du fait que ce pays, à divers titres et sous divers prétextes, aide financièrement de nombreuses nations étrangères. Ces subventions permettent à elles seules aux étrangers qui les touchent d'acheter plus aux États-Unis qu'ils ne vendent sur ses marchés. En l'absence de telles aides il serait impossible à n'importe quel pays d'acheter quoi que ce soit à l'étranger qu'il ne pourrait payer, soit en exportant des biens, soit en lui rendant un autre service, par exemple en transportant des biens étrangers dans ses navires ou en distrayant les touristes étrangers. Aucun artifice de la politique monétaire, aussi sophistiqué soit-il et aussi impitoyable soit la police quand il s'agit de le faire respecter, ne peut rien y changer.

Il n'est pas vrai que les pays dont on dit qu'ils ne possèdent rien ont tiré un avantage de leur abandon de l'étalon-or. La répudiation de fait de leur dette étrangère et l'expropriation de fait des investissements étrangers qu'elle sous-entendait, ne leur a donné qu'un répit momentané. L'effet principal et durable de l'abandon de l'étalon-or, la désintégration deu marché international des capitaux, a frappé ces pays débiteurs plus durement qu'elle n'a touché les pays créanciers. La chute des investissements étrangers est l'une des causes principales des calamités dont ils souffrent aujourd'hui.

L'étalon-or ne s'est pas effondré. Les gouvernements, désirant dépenser même si cela signifiait conduire leur pays à la faillite, ont cherché à le détruire de manière délibérée. Ils se sont engagés dans une politique défavorable à l'or, mais ont lamentablement échoué dans leurs tentatives de discréditer l'or. Bien qu'officiellement interdit, l'or représente encore aux yeux des gens de la monnaie, et même la seule véritable. Plus les billets de banque ayant cours légal et issus des diverses presses du gouvernement ont de prestige, plus leur rapport d'échange vis-à-vis de l'or est stable. Mais les gens ne thésaurisent pas du papier, ils thésaurisent de l'or. Les citoyens américains ne sont bien entendu pas libres de détenir, d'acheter ou de vendre de l'or 1. S'ils étaient autorisés à le faire, il le feraient très certainement.

Aucun accord international, aucun diplomate et aucune bureaucratie supranationale ne sont nécessaires pour restaurer une situation monétaire saine. Si un pays adopte une politique non inflationniste et s'y tient, la condition requise pour un retour à l'or est alors déjà présente. Le retour à l'or ne dépend pas du fait de remplir certaines conditions matérielles. C'est un problème idéologique. Il ne présuppose qu'une seule chose : l'abandon de l'illusion que l'accroissement de la quantité de monnaie crée la prospérité.

La grandeur de l'étalon-or doit être vue dans le fait qu'il rend le pouvoir d'achat de l'unité monétaire indépendante des politiques arbitraires et vacillantes des gouvernements, des partis politiques et des groupes de pression. L'expérience historique, particulièrement au cours des dernières décennies, a clairement montré les maux inhérents à un système monétaire national ne bénéficiant pas de cette indépendance.



Note

1. Ce droit de posséder de l'or fut redonné au citoyen des États-Unis le 1er janvier 1975.


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