Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

18. L'inflation et vous

 

Publié pour la première fois dans Mercury, juillet1942.

Il y a eu tant de débats savants sur les menaces et les terribles conséquences de l'inflation que les simples citoyens commencent à devenir méfiants. Les économistes des années 1920, en dehors de quelques marginaux que les autres traitaient de doctrinaires orthodoxes, ne prévoyaient-ils pas la prospérité éternelle ? Et si leurs craintes actuelles étaient aussi peu fondées que leur optimisme d'il y a quinze ans ? Le profane a par conséquent le droit de demander au spécialiste d'expliquer le sujet et de le faire avec des mots simples. Nous autres économistes ne devrions pas être indéfiniment exemptés de l'obligation, acceptée par les médecins, les ingénieurs et les autres scientifiques, de nous faire comprendre de l'homme de la rue. L'obligation est nette pour ce qui est de l'inflation, problème économique qui est aussi proche de chaque Américain que sa propre peau.

Tout le monde sait que l'inflation signifie une forte augmentation de la quantité disponible de monnaie et de substituts de monnaie, tels que les crédits bancaires. Dans un pays comme les États-Unis, qui effectuent tant de transactions commerciales au moyen de chèques et de crédits bancaires, le principal véhicule de l'inflation n'est pas tant l'impression de papier-monnaie additionnel que l'augmentation de la monnaie sous forme de dépôts. Tout le monde sait aussi qu'une hausse générale des prix et des salaires est la conséquence inévitable et inéluctable de l'inflation. Et enfin, la plupart des gens comprennent que lorsque l'inflation se poursuit le contrôle des prix est une méthode particulièrement inefficace pour contrôler les prix et les salaires : c'est au mieux un expédient temporaire destiné à rompre ou à repousser la force des effets inflationnistes.

Il demeure toutefois une grande ignorance quant aux conséquences sociales de l'inflation. Comment vous touchera-t-elle vous, personnellement, si vous êtes un ouvrier, un fermier ou exercez une profession libérale ? Quelle sera son incidence sur vos biens, sur vos dettes, sur vos polices d'assurance ?

Les effets économiques et sociaux de l'inflation

Le premier point qu'il convient de noter en répondant à ce genre de questions est que l'inflation nuit à tous les créanciers. Plus les prix montent, plus le pouvoir d'achat du capital et des intérêts dus diminue. Le dollar prêté offrait de plus grandes possibilités d'achat, permettait de se procurer davantage de biens, que le dollar qui est remboursé.

Mais qui sont les créanciers ? L'inflation ne touche-t-elle que les hommes d'affaires et les financiers ? Pas du tout. Vous qui lisez ces lignes êtes certainement un créancier. Toute personne qui possède un titre légal correspondant à un paiement différé est créancière. Si vous avez un compte d'épargne dans une banque, si vous possédez des obligations, si vous avez droit à une pension, si vous avez payé une police d'assurance, vous êtes un créancier et êtes donc directement frappé par l'inflation.

Les professions libérales, les fonctionnaires, les officiers des forces armées, les enseignants, la plupart des travailleurs en col blanc, les employés salariés, les spécialistes, mécaniciens et ingénieurs qualifiés assurent leurs vieux jours et de ceux de leur famille par des moyens qui font d'eux des créanciers, à savoir par l'épargne, l'assurance, des pensions et des annuités. De plus, la Sécurité sociale a fait rentrer la grande masse de travailleurs ordinaires dans les rangs des créanciers. Pour tous ces millions de gens, chaque progrès de l'inflation signifie un déclin supplémentaire de la valeur réelle des titres ou crédits qu'ils ont épargnés par des années de labeur et de sacrifices. Ils obtiendront le nombre de dollars auxquels ils ont droit — mais chacun de ces dollars sera plus faible qu'il ne l'était autrefois, permettant d'acheter moins de nourriture, de vêtements et en matière de logement.

La perte du créancier est bien entendu un profit pour le débiteur. Celui qui avait emprunté un millier ou un million de dollars à leur pleine valeur rembourse à son prêteur un millier ou un million de dollars dépréciés. Les hypothèques sur les exploitations agricoles et sur l'immobilier, les dettes dues aux entreprises industrielles, se réduisent toutes quand il y a inflation. Ainsi, un groupe relativement restreint de débiteurs est favorisé aux dépens des groupes foisonnants de créanciers.

Les résultats les plus désastreux découlent du fait que la hausse des prix et des salaires qu'elle entraîne se produit à différents moments et à des degrés différents pour les divers types de biens et de main-d'œuvre. Certaines catégories de prix et de salaires montent plus vite et plus haut que d'autres. Non seulement l'inflation elle-même mais aussi son inégalité créent des ravages.

Alors que l'inflation est en cours, certains bénéficient des prix plus élevés des biens et des services qu'ils vendent, tandis que le prix des biens et des services qu'ils achètent n'ont pas encore monté ou n'ont pas monté dans la même proportion. Ces personnes profitent de leur position heureuse. L'inflation leur semble être synonyme de « bonnes affaires », de « boom ». Mais leurs gains proviennent toujours des pertes d'autres secteurs de la population. Les perdants sont ceux qui se trouvent dans la situation malheureuse de vendre des biens et des services dont les prix n'ont pas encore monté dans la même proportion que le prix des choses qu'ils achètent pour leur consommation quotidienne.

Ces victimes, en règle générale, sont les mêmes personnes — en gros, les classes moyennes — qui subissent des préjudices, en tant que créanciers, du fait de la dépréciation de leur épargne bancaire, de leurs polices d'assurance, de leurs pensions, etc. Le salaire des enseignants et des ecclésiastiques, les honoraires des médecins n'augmentent que légèrement en comparaison du rythme auquel augmentent la nourriture, le loyer, l'habillement, etc. Il y a toujours un décalage considérable entre l'augmentation du revenu monétaire des travailleurs en col blanc et des professions libérales et celui des frais de nourriture, d'habillement et des autres nécessités.

Lutter contre l'inflation

L'homme moyen a-t-il les moyens d'échapper aux effets néfastes de l'inflation ?

Les assurés, ou ceux qui ont droit à une pension ou à une allocation de la sécurité sociale ne peuvent pas éviter d'être des victimes. Et le tableau n'est guère plus brillant pour les autres types de créanciers. Bien entendu, celui qui possède des obligations peut les vendre et celui qui a un dépôt à la banque peut retirer ses fonds. Mais s'ils conservent leur argent, ils n'en sont pas moins soumis aux effets malfaisants de la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie. Dit autrement le dollar continue de s'évaporer, qu'il se trouve dans une banque, dans une obligation ou dans un coffre-fort à la maison.

Pour les Européens, qui ont été frappés par les grandes inflations de la Première guerre mondiale et d'après, il y avait un moyen simple d'échapper à l'inflation,. Il leur suffisait d'échanger leur devises locales contre de la monnaie d'un pays ayant une devise saine. Ils achetaient des dollars ou de l'or. Cela pouvait être illégal, mais cela marchait. Pour les Américains, un tel remède n'est pas disponible. Si le dollar va mal, aucune devise étrangère ne peut se révéler meilleure. Au même moment le gouvernement des États-Unis a fermé la voie d'échappement en interdisant à ses citoyens de posséder des pièces ou des lingots d'or 1.

Vous pouvez acheter une ferme. Mais ce n'est un remède que si vous devenez fermier et travaillez le sol avec vos propres mains. Sinon ce n'est pas un remède pour vous mais pour le locataire qui y travaille. On peut raisonnablement s'attendre, au cours de l'inflation, à ce que de nouvelles lois protègent les locataires — que ce soit pour des fermes ou pour des résidences — contre des hausses de loyer 2. Lors des inflations européennes, les loyers ont toujours été limités par la législation.

Vous pouvez acheter une maison pour vous et votre famille. Mais dans une période d'inflation, les conditions économiques changent rapidement et de façon inattendue. Vous ne pouvez pas prévoir s'il sera ou non nécessaire de changer brusquement de lieu de résidence et d'emploi. Vous devrez alors vendre la maison — la louer est presque inutile — et l'expérience montre que de telles ventes forcées rapportent rarement le montant qui a été déboursé pour en acquérir la propriété.

Vous pouvez acheter des actions ordinaires. Mais les experts sont convaincus que la taxation confisquera non seulement les profits mais aussi une bonne partie du capital investi. Alors que les prix de tous les biens montent, la Bourse peut encore connaître plus ou moins des niveaux d'avant l'inflation. Ceci veut dire qu'en possédant des actions vous n'êtes pas beaucoup mieux protégés qu'en possédant des obligations.

Vous pouvez acheter des bijoux et d'autres biens de valeur. Mais vous ne devez pas espérer pouvoir toujours les vendre plus tard au prix que vous avez payé. Personne ne sait à l'avance ce que deviendra la situation du marché pour un bien de valeur donné. Les diamants et les rubis, par exemple, peuvent conserver leur valeur. Mais que se passerait-il si les propriétaires de grandes quantités de pierres précieuses devaient les vendre en raison du changement de la situation politique et sociale ?

Il n'est pas non plus possible d'échapper aux effets préjudiciables du délai entre la hausse des différents prix et salaires. Les politiques syndicales sont vaines à cet égard. Tant que la guerre [Deuxième guerre mondiale] a cours, les ouvriers peuvent réussir à obtenir, au moins pour certains groupes, des salaires correspondant à la hausse du prix des biens. Mais tôt ou tard, si l'industrie ne peut pas suivre, ils devront faire face au choix entre une baisse brutale des salaires et le maintien de niveaux salariaux élevés couplée avec un chômage durable pour des millions de gens. A long terme l'inflation crée du tort aux intérêts de tous les groupes d'ouvriers ainsi qu'à ceux des classes moyennes.

Il n'y a qu'une classe qui, dans son ensemble, tire profit de l'inflation : les fermiers endettés. Leurs hypothèques s'évanouissent et le produit de leur labeur leur apporte des revenus plus élevés que les prix qu'ils doivent payer pour les choses qu'ils achètent.

Les propriétaires de très grosses fortunes, eux aussi, peuvent réussir à préserver une part plus ou moins grande de leurs richesses, mais l'inflation entraîne la consommation d'une bonne partie du stock de capital de la nation.

Même si certains groupes en profitent, le pays dans son entier en ressort appauvri.

Les effets moraux et politiques de l'inflation

Encore pires que les conséquences économique immédiates de l'inflation sont les dangers moraux et politiques qui l'accompagnent.

On a prétendu que le nazisme était le fruit de la grande inflation allemande de 1923. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il serait plus correct de dire que la grande inflation et le fléau nazi découlent tous deux des mentalités et des doctrines qui ont pendant longtemps dominé l'opinion publique allemande. L'État, que le socialiste allemand Ferdinand Lassalle avait proclamé être Dieu, était supposé être capable de tout faire. On prêtait à l'État omnipotent le pouvoir magique de dépenser de manière illimitée sans représenter la moindre charge pour les habitants. La monnaie, disaient les « fous monnayeurs » [monetary cranks] est une créature de l'État, il n'y a rien de mal à émettre des quantités infinies de monnaie de papier.

Heureusement ce genre de superstitions sont étrangères au solide bon sens de l'Amérique. L'inflation, par conséquent, n'ira jamais aussi loin aux États-Unis qu'en Allemagne. Même une inflation bien plus modérée ébranle cependant les fondations de la structure sociale d'un pays. Les millions de gens qui se voient privés de sécurité et de bien-être se désespèrent. Quand ils comprennent qu'ils ont perdu tout ou presque tout ce qu'ils avaient mis de côté pour les mauvais jours finissent par avoir une attitude générale plus radicale. Ils tendent à devenir des proies faciles pour les aventuriers souhaitant devenir dictateurs et pour les charlatans proposant des remèdes miracles. La vue de certaines personnes qui tirent des profits alors que le reste souffre les met en fureur. L'effet d'une telle expérience est particulièrement forte sur les jeunes. Ils apprennent à vivre au jour le jour et méprisent ceux qui leur enseignent, « à l'ancienne », à être économe et à respecter la morale.

Inflation et emprunt du gouvernement

L'auteur de ces lignes, qui a observé le développement des inflations dans les différentes nations d'Europe, pense qu'il n'est pas trop tard pour arrêter la poursuite de l'inflation aux États-Unis par des mesures courageuses et douloureuses. L'inflation n'est pas un acte divin. Elle résulte des méthodes utilisées pour obtenir une partie des moyens nécessaires à la conduite de la guerre. Un ensemble de méthodes peut être remplacé par un autre, moins nocif. Il est encore possible de limiter la quantité de monnaie et de substituts de monnaie en finançant le montant total nécessaire par le biais de la taxation et des emprunts.

Certaines personnes disent parfois que l'inflation est une méthode particulière pour « taxer » les citoyens d'un pays. C'est une idée dangereuse. Et c'est totalement faux. L'inflation n'est pas une méthode de taxation, mais une solution différente. Quand un gouvernement fait payer des impôts, il en conserve le plein contrôle. Il peut taxer et distribuer le fardeau de la façon qu'il estime juste et souhaitable, faisant porter une plus grande part de la charge fiscale à ceux qui peuvent le mieux la supporter, réduisant le poids pour les moins fortunés. Mais dans le cas de l'inflation, il met en marche un mécanisme qu'il ne peut pas contrôler. Ce n'est pas le gouvernement mais le fonctionnement du système des prix qui décide dans quel mesure tel ou tel groupe devra souffrir.

Et il y a une autre différence importante. Tous les impôts collectés partent vers les caisses du Trésor public. Mais avec l'inflation le Trésor public gagne moins que ce qu'il coûte aux citoyens individuels, car une part considérable des coûts part aux profiteurs, à la minorité qui tire bénéfice de l'inflation.

Il n'est pas moins erroné de considérer l'inflation comme une méthode permettant de lever des emprunts pour des besoins publics. Techniquement l'inflation augmente l'endettement total du gouvernement auprès des banques. Mais l'intervention des banques n'est qu'un moyen. Si le gouvernement emprunte aux banques, ces dernières ne prêtent pas sur leurs fonds propres, ou sur l'argent déposé chez eux par le public : les banques ne sont pas les véritables prêteurs, elles accordent des prêts sur leurs « réserves excédentaires ». Elles se contentent d'accroître le crédit au bénéfice du gouvernement. Dit autrement, elles augmentent la quantité de substituts de monnaie.

Quand vous achetez, en tant que particulier, une obligation d'État, vous prêtez au gouvernement, vous placez une partie de vos liquidités entre les mains du Trésor. Il n'y a alors pas d'augmentation de la quantité totale de monnaie ou de crédit disponible, donc pas d'inflation.

Il en va toutefois autrement quand le gouvernement emprunte à partir des « réserves excédentaires » des banques. Ces prétendus « réserves excédentaires » ne représentent rien de tangible. Le terme est une simple expression indiquant les limites dans lesquelles la loi tolère une expansion du crédit, c'est-à-dire une inflation supplémentaire. Les effets des prêts faits à partir de ces « réserves excédentaires » sont tout aussi inflationnistes que les effets d'une émission supplémentaire de papier-monnaie. C'est par conséquent une erreur de confondre cet « emprunt » du gouvernement à partir des « réserves excédentaires » des banques avec d'authentiques prêts.

L'éducation du peuple est absolument essentielle. Il est clair que les efforts du gouvernement des États-Unis pour collecter les moyens nécessaire à la conduite de la guerre par le biais de la taxation et de la vente d'obligations d'État représentent des mesures saines pour éviter l'inflation. Il faudrait faire comprendre à tout le monde que le poids des impôts élevés et des prêts des particuliers au gouvernement constituent un moindre mal par rapport aux conséquences désastreuses et inexorables de l'inflation. Non seulement pour le bien de la nation mais aussi dans votre propre intérêt — que vous soyez riche ou pauvre, employeur ou salarié — vous devez faire de votre mieux pour arrêter le progrès supplémentaire de l'inflation.



Notes

1. De 1933 à 1975, la loi faisait interdiction aux citoyens des États-Unis de posséder de l'or monétaire.

2. En octobre 1942 le Congrès « a autorisé et chargé » le président Roosevelt de contrôler les prix, les salaires, les traitements et les loyers. Les contrôles sur les prix, les salaires et les loyers au niveau national ont continué pendant la guerre mais se sont arrêtés peu après. Toutefois, certaines villes continuent à pratiquer le contrôle des loyers, conduisant à une distorsion du marché et des prix et engendrant une pénurie durable du logement dans certaines localités.


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