par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Papier présenté à l'occasion de la sixième Conférence sur la science, la philosophie et la religion dans leurs rapports avec la vie démocratique, août 1945.
Nous nous proposons de parler des réussites de la philosophie utilitariste et de l'économie politique classique dans la mesure où elles constituent une théorie de la coopération humaine pacifique. L'une des thèses fondamentales de l'économie classique est la théorie de l'harmonie des intérêts bien compris — nous préférons dire aujourd'hui à long terme — des individus et des groupes d'individus au sein d'une société basée sur la propriété privée des moyens de production et sur la libre entreprise.
Les anciennes philosophies sociales ne voyaient que des luttes d'intérêts. Elles étaient disposées à faire l'hypothèse que tout individu est poussé par ses propres intérêts égoïstes à nuire aux intérêts de ses semblables. Une nation ne peut pas s'épanouir autrement qu'en faisant du tort à d'autres nations. Si chaque individu ne devait considérer que son bien-être, aucune coopération sociale ne serait possible. Si chaque nation ne pensait qu'à sa seule prospérité nationale, aucune paix ne pourrait exister. La paix, à la fois à l'intérieur d'un pays et dans les relations internationales, n'est par conséquent possible que si les individus et les nations sont prêts à renoncer à leur égoïsme. L'État et Église, pensait-on, sont des institutions disciplinaires dont l'objet est de réfréner les instincts égoïstes et antisociaux de l'homme. La civilisation, la coopération sociale et la loi morale ne sont pas d'origine humaine. Ce sont les instruments par lesquels Dieu, ou la nature, dirige l'action des hommes selon un impénétrable dessein. L'individu qui renonce à un avantage égoïste pour le bénéfice de la société et le roi qui renonce à une conquête pour éviter de troubler la paix seront récompensés sur terre en ayant la conscience tranquille. Le juste devrait respecter la loi morale. Mais cette obéissance est un fardeau, du point de vue de ses intérêts égoïstes. Il est vrai que le Ciel bénit en règle générale le citoyen juste et le roi équitable dans leurs pèlerinages sur terre. Mais ce n'est pas toujours le cas. En plusieurs occasions celui qui est injuste réussit mieux que le juste, et précisément à cause de ses mauvaises actions.
Ce qu'il faut pour rendre la vie sociale acceptable, c'est par conséquent un État fort qui oblige ses citoyens à se comporter d'une manière juste et qui ne convoite pas les terres appartenant à juste titre aux autres États. En effet les lois inéluctables de la nature conduisent à des conflits irréconciliables entre les intérêts égoïstes des divers individus et groupes. La nature a limité les moyens de subsistance de l'homme. Distribués également, ils seraient suffisants pour tout le monde. Mais ils ne sont cependant pas assez abondants pour satisfaire totalement les appétits de ceux qui en veulent davantage. De là vient la convoitise, la propension à s'approprier la part des autres. Si les hommes ou les groupes prennent plus que leur juste part, ils accroissent leur part au-dessus de la moyenne par ce qu'ils volent les autres. 1
Du point de vue du « droit naturel » la seule situation équitable est l'égalité des revenus. Des décisions insondables du Ciel ont entraîné l'inégalité. Si les défavorisés avaient recours à la violence afin d'abolir cette injustice, cela équivaudrait à une rébellion contre le droit divin et humain. Ils obtiendraient un profit sur terre par de telles méthodes mais mettraient en péril leur salut spirituel. D'un autre côté les riches n'ont qu'un moyen d'expier leurs richesses. Ils doivent faire bon usage de leur fortune, c'est-à-dire qu'ils doivent être charitables et subordonner leur cupidité à la justice et à l'équité.
Les intérêts terrestres égoïstes des individus et des groupes sont antagonistes. Laissés seuls ils engendreraient de violents conflits. La coopération sociale et la paix ne sont possible que là où les hommes sont motivés — soit par la soumission volontaire à la loi morale, soit par la contrainte des pouvoirs en place — pour maîtriser leur égoïsme.
L'utilitarisme et l'économie classique ont totalement bouleversé cette philosophie.
Leur raisonnement est le suivant : Les moyens de subsistance sont rares et leur quantité limitée met un frein au nombre d'animaux pouvant occuper la surface de la terre. Mais, alors que les bêtes ne connaissent aucune autre méthode pour améliorer leur propre condition que d'enlever la nourriture à leurs rivaux, l'homme est dans une position bien plus favorable. La raison lui enseigne les avantages de la coopération sociale et de son corollaire, la division du travail. Le travail accompli dans le système de la division des tâches est bien plus productif que les efforts isolés d'individus autonomes. Chaque pas en direction d'une division du travail plus grande améliore directement et immédiatement le bien-être matériel des individus et groupes concernés. Les avantages de la coopération sociale sont si évidents que personne ne peut les ignorer. Le fait de les reconnaître est le motif qui pousse l'homme vers le comportement social.
C'est par conséquent une erreur de croire qu'un individu qui adapte sa conduite aux exigences de la vie en société et qu'une nation qui renonce à la guerre pour éviter de mettre en danger la division internationale du travail sacrifient, au nom d'une morale hétéronome, leurs propres intérêts égoïstes pour des raisons non susceptibles d'être expliquées par la raison. Ce qui pousse l'homme à un comportement social et au respect de la loi, c'est son propre égoïsme bien compris. Ce qui parle en faveur de la paix internationale, c'est précisément la préoccupation d'une nation pour ses propres intérêts égoïstes bien compris. Si un homme s'abstient de voler un semblable ou si une nation s'abstient d'agresser d'autres nations, chacun renonce à un petit bénéfice immédiat en vue d'obtenir un profit indirect plus important. La société représente pour tout individu son principal moyen d'atteindre les buts recherchés.
Il est de plus erroné de croire que les individus, en renonçant aux prétendus bienfaits d'un fabuleux état de nature et en entrant en société, se sont privés de certains avantages et ont droit à être indemnisés pour ce qu'ils ont perdu. L'idée que tout un chacun s'en serait mieux tiré dans un état asocial de l'humanité et est traité injustement par l'existence même de la société est absurde. La condition de nature de l'homme est un état de pauvreté et d'insécurité extrêmes. C'est une ineptie romantique que de se lamenter sur la disparition du bon vieux temps de la barbarie primitive.
Il est tout aussi vain de déplorer l'inégalité de la distribution des revenus et des richesses. La notion de « distribution » est elle-même ridicule. Dans le cadre de la société de marché il n'existe rien qui ressemble à une répartition des parts d'un fonds accumulé auparavant. Les biens ne sont pas produits dans une caisse commune d'où ils seraient accordés avec parcimonie aux diverses personnes. Le mode de production est tel qu'ils naissent en tant que propriété de quelqu'un.
C'est une erreur de penser que la société est responsable du fait que personne ne jouit des avantages que les richesses apportent à un petit nombre de gens. La pauvreté relative des membres les plus pauvres de la société n'est pas le corollaire de l'abondance relative des membres les plus riches. La pauvreté est précisément la condition de tous les états de nature. La société n'a pas seulement créé la richesse pour ceux qui la possède, elles a également très fortement amélioré le bien-être matériel de ceux que l'on considère pauvres par comparaison avec les plus riches 2. Ceux dont le revenu est plus bas que la moyenne feraient du tort à leurs propres intérêts bien compris s'ils devaient renverser un système social qui les rend bien plus prospère que toute autre organisation possible de la société.
Les apologistes des institutions sociales des temps anciens peuvent être facilement écartés. Un retour à la situation sociale du moyen âge réclamerait à la fois une réduction drastique de la population et une formidable baisse du niveau de vie des survivants. L'humanité n'est pas libre de revenir impunément d'un niveau élevé de la division du travail à un niveau inférieur.
Il en va différemment des projets élaborés par les interventionnistes et les socialistes. Ces écoles ne suggèrent pas d'abandonner la division du travail. Elles prétendent que la réalisation de leurs plans augmenterait la productivité du travail dans une mesure sans précédent et, en même temps, distribuerait les revenus entre les citoyens d'une façon qu'elles considèrent plus juste que la distribution des revenus dans une société de marché. Étudier la justesse de ces propositions de réformes est l'une des principales tâches de l'économie.
Les économistes sont désormais convaincus que leur examen détaillé des utopies socialistes et interventionnistes a démontré de manière irréfutable que tous ces projets sont irréalisables et impossibles et que toute tentative visant à les mettre en œuvre doit conduire à la désintégration sociale et à la misère pour tous. Les champions des doctrines démolies ont été incapables de trouver le moindre argument pour contredire la critique dévastatrice que les économistes ont fait de leurs plans.
Karl Marx et ses disciples n'ont pas gaspillé leur temps dans la tâche désespérée de prouver la justesse des idées socialistes ou de réfuter la critique pertinente de ces idées par les économistes. Ils ont déclaré tabous tous les débats et toutes les recherches concernant les problèmes sociaux et économiques d'une société socialiste, les qualifiant d' « utopiques » et d'absolument « non scientifiques ».Au bout du compte, Marx a mis ces affirmations arbitraires et fallacieuses, ainsi que d'autres, à l'abri de toute objection en établissant le principe du polylogisme 3. La logique de ceux qui n'acceptent pas aveuglément les dogmes marxistes est dénoncée comme fausse logique bourgeoise. Cette logique bourgeoise ne peut pas énoncer de vérité, mais uniquement des « idéologies » uniquement destinées à défendre les revendications injustes d'une classe d'exploiteurs. Les marxistes semblent ainsi s'être débarrassés de la nécessité de réfuter par le raisonnement discursif le théorème de l'harmonie des intérêts bien compris de tous les membres d'une société de marché. Ils se contentent de le tourner en ridicule comme exemple d'idéologie bourgeoise.
Les ennemis du libéralisme (c'est-à-dire du libéralisme classique) considèrent les réalisations du XIXe siècle pour ce qui est des sciences de la nature et du darwinisme en particulier de deux façons différentes. Le libéralisme, dit le premier groupe de ces adversaires, est le produit de la doctrine du droit naturel. Tous les hommes sont créés égaux et sont dotés par Dieu ou par la Nature de certains droits naturels, inaliénables et imprescriptibles ; l'un de ces droits naturels fondamentaux est le droit à l'existence, voire à l'abondance.
Or, observent ces critiques du libéralisme, il est indéniable que les hommes ne sont pas nés ou créés égaux. Il existe des différences fort notables en matière de capacités physiologiques et intellectuelles entre les divers individus et entre les divers groupes. L'hypothèse de base du libéralisme est donc réfutée car contraire aux faits. Ces critiques rejettent en outre l'idée de droits naturels. Ils poursuivent en disant qu'il est un fait que la nature n'accorde de droits à aucun être vivant, encore moins un droit à l'existence ou à la vie dans l'opulence. En limitant les moyens de subsistance, la nature condamne à la mort par famine bon nombre de ceux qui sont nés. La nature ne connaît qu'une lutte sans merci pour la survie. La nature n'accorde pas plus de droits à l'homme qu'à l'amibe. Toute la doctrine du droit naturel et toutes les conclusions qui en sont tirées ne sont qu'illusoires.
Le second groupe d'antilibéraux affirme qu'aucune philosophie sociale ne peut éviter de reconnaître le fait qu'il existe des conflits d'intérêts irréconciliables entre les hommes. Les savants ne se séparent, disent-ils, que lorsqu'il s'agit de déterminer les racines de ces conflits. Pour les racistes les conflits opposent les diverses races, pour les nationalistes ils opposent les diverses nations et pour les marxistes les diverses classes sociales. Mais tous sont d'accord pour dire que c'est le conflit et non la paix qui constitue le modèle normal des rapports entre les hommes. Le libéralisme, disent-ils, est incohérent dans ses affirmations. Il a d'une part établi qu'un des principes fondamentaux de l'ordre social est une concurrence impitoyable, et peut donc à ce titre être qualifié de précurseur de la doctrine darwinienne. Mais il se berce par ailleurs d'illusions à propos d'une légendaire harmonie des intérêts bien compris de tous les hommes, de toutes les classes, de toutes les nations et de toutes les races.
Tous ces antilibéraux se trompent parce qu'ils ne sont pas familiers de la doctrine libérale qu'ils veulent réfuter. Ils ne comprennent pas que ce mouvement politique du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle a fusionné deux lignes de pensée fort différentes : la doctrine des droits naturels inaliénables d'une part, la philosophie utilitariste des économistes et des défenseurs du gouvernement parlementaire de l'autre.
On peut faire remonter la doctrine des droits naturels à la philosophie antique et médiévale. Il était facile de mettre cette doctrine des droits naturels sous forme de slogans populaires plaisant aux masses. Elle a offert aux révolutionnaires la ferveur fanatique. Mais son caractère chimérique a sans cesse fait échouer le succès initial des réformes inaugurées et a conduit au terrorisme et à la tyrannie.
On peut aussi faire remonter la doctrine utilitariste à une école de la philosophie antique, presque oubliée et généralement méprisée, l'épicurisme. Mais les enseignements de l'économie politique classique ont radicalement modifié son application aux problèmes de l'utilité sociale. Le fondement des enseignement du libéralisme utilitarisme est que le système du marché basé sur la propriété privée est le seul modèle possible d'organisation sociale. Sa mise en pratique entraîne une amélioration constante du bien-être matériel pour tous les individus et pour tous les groupes. Ce qu'il faut c'est un système de gouvernement garantissant le fonctionnement paisible de ce mode de production bénéfique. Comme les conflits violents font disparaître la division du travail, il faut un système de gouvernement qui évite autant que possible à la fois la guerre civile et la guerre avec l'étranger. Ce système, c'est la démocratie représentative. Si tous les citoyens, aussi différents puissent-ils être quant à leurs capacités physiques et intellectuelles, sont égaux devant la loi et sont en mesure de déterminer par un vote majoritaire qui doit gouverner et selon quels principes, il ne reste plus aucun motif de révolution et de guerre civile. Dans un monde de propriété privée une nation démocratique ne peut pas tirer avantage de la conquête, la guerre ne paie plus et la paix devient durable. Ainsi la raison et la prise en considération des intérêts égoïstes de chaque individu et de chaque nation recommandent le libéralisme. La démocratie économique des consommateurs et son corollaire, la démocratie politique des électeurs, apportera la prospérité pour tous et une paix durale.
Dans ce raisonnement froid il n'y a aucune référence aux idées du droit naturel et des droits innés. Les utilitaristes y étaient violemment hostiles. Le philosophe utilitariste Jeremy Bentham (1748-1832) opposait au « langage terroriste » des défenseurs des droits naturels « le langage de la raison et du bon sens ». Il s'écriait « Les droits naturels sont une absurdité simple : les droits naturels et imprescriptibles une absurdité rhétorique. » 14 A la fois l'école historique du XIXe siècle et la secte des darwinistes sociaux se sont vantés d'avoir démoli le libéralisme en réfutant le caractère illusoire des idées du droit naturel et de l'origine contractuelle des gouvernements. Le libéralisme utilitariste n'a toutefois rien à voir avec ces fictions des droits naturels. Il faut mettre le mérite de les avoir toutes réfutées une fois pour toute au crédit des utilitaristes eux-mêmes.
C'est en outre une grossière erreur de croire que la concurrence entre les individus dans une société de marché est équivalente à l'extermination des adversaires au cours des guerres et des révolutions. Dans le cadre du capitalisme la concurrence est la méthode pacifique destinée à mettre chaque individu à la place de la société où il rend les services ayant le plus de valeur pour ses semblables. Ce n'est pas un type de lutte mais un mode de sélection de l'individu le plus capable pour chaque attribution. On parle de la « mortalité » des firmes et de la « conquête » des marchés. Mais la « mort » d'une firme n'est pas une mort : c'est l'élimination d'un individu ne possédant pas assez de capacités entrepreneuriales d'un poste pour lequel il n'était pas fait et son transfert à une place qui correspond mieux à ses qualités. La « conquête » d'un marché n'est pas non plus une conquête : un nouveau venu offrant des biens meilleurs et moins chers supplante un rival moins efficace.
Les intérêts à court terme des concurrents s'opposent. Mais leurs intérêts à long terme — c'est-à-dire biens compris — ne le sont pas. Tous les gens se retrouveraient plus mal dans un système social établissant une discrimination contre les concurrents plus efficaces et accordant ainsi des privilèges au concurrent inefficace.
L'aversion générale pour tout étude des problèmes posés par les économistes classiques est le mieux démontrée par l'oubli dans lequel est tombé la loi d'association de Ricardo.
Les économistes ne s'intéressent à cette loi, qui prend alors la forme de la loi des avantages comparatifs, que lorsqu'elle concerne les problèmes du commerce international. En réalité cette loi est bien plus universelle. Elle prouve que la coopération dans le cadre de la division du travail conduit toujours à un bénéfice mutuel pour tous les participants, y compris si un partenaire ou un groupe de partenaires est supérieur et plus efficace sur tous les plans que les autres partenaires ou groupe de partenaires. La loi de Ricardo est la loi fondamentale de la coopération humaine, de la formation de la société et de la tendance inhérente de l'Histoire à l'accélération progressive de la division du travail.
La loi d'association est extrêmement impopulaire. Elle est attaquée par tous ceux qui souhaitent être protégés contre des concurrents plus efficaces. Elle fournit cependant, bien entendu, l'argument le plus puissant que l'on puisse avancer contre la discrimination et les privilèges.
Jusqu'à l'émergence de l'économie, le leitmotiv de la philosophie social était : Le profit d'un homme est le préjudice d'une autre ; aucun homme ne gagne sans la perte pour d'autres 5. Il ne s'agit pas là d'une philosophie de la coopération sociale, mais d'une philosophie de la dissociation et de la désintégration sociale. Par commodité nous baptiserons cette doctrine d'après son partisan, l'essayiste Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592). A la lumière de ce sophisme de Montaigne les rapports humains ne peuvent pas représenter autre chose qu'une spoliation du faible par le fort.
Il y a bien sûr des philosophes qui ont parlé d'un échange dans lequel aucun parti ne profite ou ne perd parce que les objets abandonnés et reçus sont d'égale valeur. Cette idée aristotélicienne était au cœur à la fois de la doctrine scolastique du juste prix et des principes du marxisme. Mais quel sens y a-t-il à échanger des choses si les deux parties attribuent à la chose reçue la même valeur qu'à la chose abandonnée ? Pourquoi se fatiguer à échanger si elles n'améliorent pas de ce fait leur propre situation — c'est-à-dire si elles ne tirent aucun profit de la transaction ?
Les politiques contemporaines du commerce internationale offrent un exemple frappant des conséquences logiques du sophisme de Montaigne. Il est facile d'expliquer pourquoi ce sophisme, lorsqu'il est appliqué aux problèmes des relations entre marchand et consommateur, conduit à la croyance que seule la vente est lucrative tandis que l'achat équivaut à une perte. Le profit de l'homme d'affaires se manifeste dans les comptes des livres enregistrant ses transactions alors que le consommateur ne tient pas de livres et de comptes de ce type. Dans le domaine du commerce international le sophisme de Montaigne conduit par conséquent à dire que seules les exportations sont avantageuses alors que les importations sont désastreuses. Seules quelques personnes se rendent compte que la restriction des importations doit en même temps réduire les exportations et que le protectionnisme, s'il est poussé au bout de sa logique, doit conduire à l'autarcie. Les gens ne critiquent que le protectionnisme des autres nations et mettent du temps à découvrir le défaut de la politique protectionniste de leur propre pays.
A la lumière du sophisme de Montaigne le simple fait qu'une nation importe des marchandises est la preuve qu'elle est exploitée par des étrangers. Il est difficile d'exagérer le rôle joué par cette idée dans la propagande intérieure des nazis allemands, des fascistes italiens et des nationalistes de tous les autres pays.
En ce qui concerne la relation employeur-employé ce l'est pas l'employé-vendeur mais l'employeur-acheteur de travail que le sophisme de Montaigne qualifie de profiteur et d'exploiteur. Ici encore la raison en est que le profit de l'employeur apparaît dans les livres de compte de la firme alors que les employés ne tiennent pas de tels livres.
Il se trouve, bien entendu, des conditions particulières, comme pendant une inflation ou une déflation, où la source du profit de l'acheteur ou du vendeur est la perte de l'autre parti. La principale caractéristique d'une inflation ou d'une déflation est que les prix des différents biens et services ne changent ni en même temps ni dans la même mesure. Mais il s'agit d'un cas particulier qui n'est malheureusement pas pris en considération par ceux qui défendent fanatiquement une politique d'argent facile, d'expansion du crédit et de mesures inflationnistes analogues comme remède miracle.
Il n'est pas exact de dire que le profit d'un médecin découle du malheur du patient. Ce qui constitue l'infortune de l'homme qui souffre, c'est sa maladie. Le profit du docteur provient de ce qu'il soulage les souffrances du patient. La source du profit du boulanger n'est pas la faim des acheteurs de pain mais le fait qu'il fournisse une marchandise qui puisse éliminer cette faim.
L'origine des profits de l'homme d'affaires est toujours de prévoir avec succès l'approvisionnement des besoins futurs. Si l'entrepreneur a correctement prévu les besoins à venir, il engrange un profit. S'il a échoué dans cette tâche, il subit des pertes.
Dans un monde hypothétique sans progrès économique, les profits réalisés par un groupe d'entrepreneurs seraient toujours égaux aux pertes subies par un autre groupe. Dans un tel monde aucune portion du revenu national ne partirait en profits. Le monde réel dans lequel nous vivons est cependant un monde dans lequel le progrès existe. Son trait le plus caractéristique est la tendance inhérente à produire davantage de biens, de meilleure qualité et meilleur marché. Tant que prévaudra cette tendance, il y aura davantage de profits que de pertes pour l'ensemble de la société.
L'erreur du sophisme de Montaigne est qu'il regarde les événements comme s'il s'agissait d'actes isolés de Dieu et qu'il ne les juge pas du point de vue du fonctionnement de l'ensemble du système social de production. Il ne voit que le remède que vend le pharmacien à un homme qui souffre de problèmes rénaux. Il ne voit pas que plusieurs décennies avant que le patient en question ne soit atteint de cette maladie, toute une branche de l'industrie s'empressait de mettre au point un remède adéquat et de le fournir à tous les pharmaciens afin de le mettre sans délai à disposition de tous ceux qui pourraient un jour en avoir besoin. Il ne voit pas l'entrepreneur qui, dans un endroit très éloigné de la planète, avait mis sur pied des plantations pour faire pousser les matières premières nécessaires à la production de ce médicament. Il ne voit pas non plus les autres entrepreneurs qui ont construit des chemins de fer et des bateaux pour transporter cette matière première vers les lieux où vit le patient.
Les économistes se rendent bien compte qu'il existe un conflit d'intérêts à court terme entre l'acheteur et le vendeur. Ce qu'ils disent est que l'harmonie des intérêts à long terme, c'est-à-dire des intérêts bien compris, l'emporte sur ces conflits à court terme
La seule question pertinente est de savoir si un autre système d'organisation sociale de la coopération humaine pourrait éventuellement mieux réussir à satisfaire les besoins et les désirs humains.
La réponse à cette question ne peut être fournie que par l'économie. Dans les débats sur l'organisation économique et sociale de la société, seules les personnes parfaitement au courant des problèmes les plus délicats et les plus compliqués de l'économie sont en mesure de se former une opinion indépendante. Établir ce fait ne veut pas dire céder à l'habitude des spécialistes scientifiques qui surestiment l'importance de leur propre branche et qui veulent s'attribuer, en tant que représentants de cette spécialité, une position déterminante dans la direction de toutes les affaires humaines. Cela ne signifie pas non plus accepter la conception matérialiste marxiste de l'Histoire.
Ce ne sont pas les économistes mais l'immense majorité de nos contemporains qui considèrent les questions économiques comme la chose le plus importante. Tous les partis politiques sont d'avis que les intérêts matériels constituent le principal problème : leurs programmes promettent à leurs partisans de hauts revenus et un niveau de vie élevé. Toutes les luttes politiques se réfèrent à des antagonismes liés aux problèmes économiques. Les partis actuels se battent au sujet des prix, des taux d'intérêt et des taux de salaire. Les guerres actuelles sont menées à propos des matières premières et des marchés. Les Églises de toutes les confessions parlent aujourd'hui plus de ces problèmes que des questions de foi et de doctrine chrétienne.
Mais alors que les questions économiques constituent la principale préoccupation de tout le monde, personne n'estime nécessaire de prêter une quelconque attention à l'étude sérieuse de l'économie. Le sophisme de Montaigne sert de substitut universel à la connaissance économique. Le résultat logique de cet état de choses est la conviction populaire que la meilleure méthode pour faire avancer ses propres intérêts est d'infliger autant de dommages que possible aux autres. D'où les conflits intérieurs et les guerres étrangères.
Aveuglés par le sophisme de Montaigne, les gens sont complètement incapables de voir dans les problèmes d'organisation sociale autre chose qu'une lutte en vue d'obtenir des parts plus grandes d'un gâteau dont la taille ne dépend pas du mode d'organisation sociale. Personne ne semble douter qu'empêcher certains d'acquérir des richesses est une politique extrêmement bénéfique pour le reste de la société. Tout le monde est sincèrement convaincu que le progrès technique est un acte de Dieu qui ne dépend pas des méthodes d'organisation sociale. Jouissant de tous les produits que procure la libre entreprise, les gens ne sont torturés que par une seule question : certaines personnes sont devenues riches en créant ces nouvelles choses.
Traiter le sujet comme s'il s'agissait d'une question d'éthique est une approche fautive. Les gens demandent : « Pourquoi l'entrepreneur ne se satisferait-il pas de vendre son produit à un prix n'autorisant aucun profit du tout ou qui, au mieux, ne lui rapporterait pas plus que le revenu moyen d'un employé ? »
Le rôle social des profits et des pertes du monde des affaires est de mettre les facteurs matériels de production entre les mains de ceux qui sont les plus capables de les utiliser de la manière la plus efficace pour satisfaire les besoins des consommateurs. Le marché d'une société capitaliste est une démocratie de consommateurs. Ce sont ces derniers qui décident, en achetant et en s'abstenant d'acheter, qui doit posséder les facteurs matériels de production. Dans une société de marché parfaite, c'est-à-dire dans un système social où le gouvernement ne mettrait jamais son nez dans le prix des produits, dans les taux de salaire et dans les profits, la seule méthode pour acquérir et conserver la richesse est de satisfaire les besoins des consommateurs du mieux possible et aux prix les plus bas. Les profits industriels transfèrent les moyens de production vers ceux qui ont réussi dans ces efforts, et les pertes industrielles les retirent à ceux qui ont échoué. Les profits et les pertes sont un instrument servant à rendre les consommateurs souverains et à forcer les entrepreneurs à adapter la production à leurs souhaits. En l'absence de profits et par conséquent de pertes, les entrepreneurs ne disposeraient d'aucune indication concernant les désirs des consommateurs. Il y aurait stagnation, non parce que les entrepreneurs sont égoïstes mais parce qu'ils ne sauraient pas si les changements prévus conviendraient au public.
La tendance incessante au progrès technique, qui est inhérente au système capitaliste, est la conséquence du fait que les profits élargissent la sphère d'action de l'entrepreneur efficace et que les pertes réduisent l'influence de celui qui est inefficace. La confiscation des profits industriels ne bénéficie pas aux masses. Elle empêche l'entrepreneur efficace de développer ses efforts pour approvisionner les consommateurs de manière plus performante et moins chère, et elle protège le moins efficace de la concurrence des nouveaux venus plus efficaces. Elle substitue la rigidité et l'immobilisme au progrès et à l'amélioration continue.
L'inégalité de la richesse et des revenus a une fonction sociale précise au sein d'une société de marché libre : c'est l'élément dynamique garantissant le progrès permanent en direction d'un meilleur approvisionnement des consommateurs. Mais quand l'immixtion du gouvernement limite les profits, cette fonction cesse. Les inégalités de richesse et de revenus deviennent alors des privilèges pour ceux qui ont hérité la richesse de générations précédentes et qui ne sont plus utiles à l'ensemble de la société et à chacun de ses membres.
La question n'est pas de savoir s'il est juste qu'un homme qui a réussi à approvisionner ses semblables de la meilleure façon et aux plus bas prix doive devenir riche. Elle n'est pas de savoir si cet homme mérite sa richesse d'un point de vue métaphysique. La question est seulement de savoir si un système autre que celui qui met l'homme qui réussit au service des désirs du consommateurs pourrait davantage conduire à l'amélioration progressive constante du niveau de vie des masses.
Il est vrai que la plupart des riches sont aujourd'hui les héritiers d'hommes n'ayant pas acquis leur fortune en servant les consommateurs mais en volant le peuple. De nombreuses familles aristocratiques d'Europe descendent de gens ayant pratiqué l'expropriation ou de gens à qui les expropriateurs ont fait des présents tirés de leur butin. Toutefois, dans une société de marché libre ces gens eux non plus ne pourraient conserver leur richesse qu'en se mettant au service des consommateurs. S'ils réussissent dans cette tentative, ils légitiment leur fortune par le vote des consommateurs. La seule chose nécessaire, c'est de leur refuser tout privilège qui pourrait les protéger face à la concurrence d'autres citoyens plus efficaces pour servir les consommateurs.
L'une des plus pauvres ruses des partisans de l'omnipotence gouvernementale et des méthodes totalitaires de gestion économique est de stigmatiser tous leurs opposants en les traitant de défenseurs des privilèges acquis par ceux qui se trouvent être riches aujourd'hui. En réalité les avocats du système de la libre entreprise sont les ennemis les plus radicaux de tout type de privilèges. Les défenseurs des privilèges sont précisément ceux qui réclament des tarifs, des prix « paritaires », une stabilisation des prix et d'autres mesures similaires.
Le libéralisme économique ne se bat pas en faveur des intérêts de ceux qui sont riches aujourd'hui. Au contraire, ce que le libéralisme économique veut, c'est de laisser les mains libres à quiconque possède l'ingéniosité pour supplanter le riche d'aujourd'hui en offrant aux consommateurs des produits de meilleure qualité et moins chers. Sa principale préoccupation est d'éliminer tous les obstacles à l'amélioration future du bien-être matériel de l'humanité ou, dit autrement, à la suppression de la pauvreté.
Il est donc hors de propos d'argumenter, face à ceux qui recommandent le système de la libre entreprise comme méthode la plus appropriée pour éliminer la pauvreté et faire monter le niveau de vie général, en disant que les capitalistes et les entrepreneurs ne sont pas eux mêmes au-delà de tout reproche. Bien sûr, les capitalistes et les entrepreneurs sont eux aussi des pêcheurs. Mais les économistes ne défendent pas l'économie de marché par amour pour ces personnes. Ils n'ont pas pour intention de récompenser une prétendue vertu de la part des hommes d'affaires en leur accordant une plus grande partie de la richesse et des revenus. Ils établissent simplement le fait que le système de la libre entreprise est mieux adapté à promouvoir le bien-être des masses que tout autre type d'ordre social.
Les erreurs logiques du traitement populaire des questions économiques est véritablement étonnant. Le trait le plus caractéristique des politiques économiques des années ayant séparé les deux guerres mondiales était la restriction de la production des matières premières et des aliments. Il existait des accords internationaux concernant la restriction de la production du caoutchouc, de l'étain, du sucre, du cacao, du café et de nombreuses autres choses essentielles. Les politiques intérieures visaient le même but. Nous ne pouvons nous empêcher de rappeler ce fait stupéfiant que les gouvernements, les hommes d'État et les politiciens responsables de ces restrictions pouvaient se vanter publiquement d'avoir pour intention de substituer une économie d'abondance à ce qu'ils qualifiaient avec mépris d'économie de la rareté.
Ce qui semble le plus nécessaire, c'est un retour au bon sens et à la cohérence logique.
Les précédentes observations fortuites n'on pas pour but de proposer une quelconque réponse détaillée aux questions débattues avec le plus de ferveur à notre époque. Leur seul objectif est de faire comprendre au lecteur consciencieux qu'au fond de toutes ces questions se trouvent des problèmes très complexes, qui réclament un examen approfondi et minutieux.
Dans le domaine des études économiques aucune spécialisation n'est possible. De la même façon qu'il est impossible à un mathématicien de se spécialiser dans les triangles en négligeant l'étude des cercles, il est impossible d'être un expert des taux de salaire sans maîtriser en même temps les problèmes des profits et de l'intérêt, du prix des biens, de la monnaie et de la banque. Tous les éléments du système économique sont étroitement interconnectés et s'influencent mutuellement. Il n'y a que des économistes et des profanes. Les économistes du travail ou de l'agriculture, cela n'existe pas.
Personne n'est en mesure d'acquérir une connaissance intuitive de l'économie à partir de la simple expérience de son métier. Ni les hommes d'affaires ni les hommes politiques ne peuvent prétendre être des experts économiques s'ils n'ont pas obtenu des informations particulières par le biais d'un effort pénible.
L'économie est dite inhumaine parce qu'elle montre les conséquences inévitables de la protection des producteurs moins efficaces face aux plus efficaces et du maintien par divers moyens de modes de production dépassés. Les économistes ne disent cependant pas : Vous devriez porter les bas nylon ou en soie artificielle et cela nuira aux planteurs de coton.
Ce sont les consommateurs qui préfèrent les articles en soie artificielle et en nylon et qui réduisent ainsi leur demande de coton. Les économistes ne disent pas non plus : Vous ne devriez pas subventionner les planteurs de coton sous-marginaux, c'est-à-dire ceux pour qui la production n'est pas rentable au prix inférieur du marché du coton. Les économistes se contentent de souligner qui devra payer la charge de telles subventions et quelles seraient les conséquences sociales de la pratique générale d'une telle politique d'aides. Ils repoussent la croyance erronée suivant laquelle ces aides pourraient être accordées par l'État sans aucune charge pour les citoyens et sans baisse de la productivité du travail et du niveau de vie général. Si dire cela est inhumain, alors il en va de même pour toute expression de la vérité. Si dire cela est inhumain, alors les médecins qui ont démoli le mythe du pouvoir guérisseur de la mandragore étaient eux aussi inhumains, parce qu'ils ont fait du tort à ceux qui travaillaient à récolter la mandragore.
La plus grande réussite de l'économie est d'avoir fourni une théorie de la coopération pacifique entre les hommes. Voilà pourquoi les partisans du conflit violent l'on dénoncée comme « science lugubre » et pourquoi notre époque de guerres nationales et civiles et de destruction ne sait pas quoi en faire.
Notes
1. Cf. Kant, Fragmente aus dem Nachlass, Œuvres, édités par Hartenstein, Vol. VIII, Leipzig, 1868, p. 622.
2. Cf. Bentham, Principles of the Civil Code, Œuvres, éditées par Bowring, Vol. I, Edinburgh, 1839, p. 309.
3. Doctrine selon laquelle les membres des différentes « classes » raisonnent sur la base de leur propre logique spécifique de classe.
4. Cf. Bentham, Anarchical Fallacies; Being an Examination of the Declaration of Rights issued during the French Revolution, Œuvres, éditées par Bowring, Vol. II, Edinburgh, 1843, p. 501.
5. Cf. Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre. 22, édité par F. Strowski, Bordeaux, 1906, 1, pp. 135-136. Sur le rôle joué par cette idée dans les doctrines sociales, cf. A. Oncken, Geschichte der Nationalökonomie, Leipzig, 1902, pp. 152-153; E. F. Heckscher, Mercantilism, traduit par M. Shapiro, Londres, 1935, Vol. II, pp. 26-27.