Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

45. Grande et petite industrie

 

Papier présenté à la réunion de 1961 (Turin) de la Société du Mont Pèlerin.

Un trait caractéristique des politiques contemporaines de toutes les nations non entièrement socialistes est leur animosité à l'encontre du monde des affaires. L'opinion publique oppose le vil égoïsme de ceux qui dirigent des affaires avec le noble altruisme des politiciens et des fonctionnaires publics. Les profits réalisés par les entreprises qui réussissent à répondre de la meilleure manière possible et au meilleur prix aux besoins les plus urgents des consommateurs, c'est-à-dire de toute le monde, sont qualifiés de revenus « non gagnés » * par les lois fiscales et sont soumis à des impôts confiscatoires et discriminatoires. Réduire autant que possible la sphère dans laquelle la libre entreprise privée est libre d'œuvrer — le secteur dit privé de l'économie d'une nation — et étendre au même moment le secteur public est considéré comme l'un des buts principaux de la politique économique. Tout en saluant officiellement le principe de la libre entreprise, les différentes nations adoptent petit à petit les principes du socialisme et du totalitarisme.

Malgré tous les obstacles mis sur sa route, l'entreprise privée démontre chaque jour son efficacité incomparable. Des produits nouveaux et meilleurs apparaissent sans cesse sur le marché et sont rendus accessibles aux masses et non à une petite minorité de nababs privilégiés. « L'homme ordinaire » bénéficie dans les pays capitalistes de commodités dont les plus riches personnes des temps passés n'auraient même jamais rêvées. Il n'y a pas si longtemps les critiques socialistes du capitalisme avaient l'habitude de rendre l'économie de marché responsable de la pénurie que connaissait une partie de la population, c'est-à-dire du fait que le capitalisme n'avait pas encore totalement éliminé les conséquences malheureuses des méthodes de production pré-capitalistes. Aujourd'hui ils critiquent le capitalisme à cause de « la richesse » du citoyen individuel et suggèrent des méthodes pour le priver d'une grande partie de cette « richesse » afin de permettre aux dirigeants de dépenser plus en faveur des objectifs pour lesquels les particuliers ne peuvent pas dépenser, à l'évidence parce qu'ils ne les approuvent pas.

Le seul but de la production est d'offrir des biens à consommer du mieux possible et aux coûts les plus bas. Servir les consommateurs est l'objectif de toute activité industrielle et commerciale. Des profits ne peuvent être obtenus qu'en proposant aux consommateurs toutes les choses qu'ils veulent utiliser, et en le proposant au mieux et au meilleur prix. Dans l'économie de marché ce sont les consommateurs — le peuple— qui sont souverains.

En participant à la concurrence pour obtenir la clientèle des consommateurs, l'usine capitaliste devance l'artisanat traditionnel qui prévalait dans les époques pré-capitalistes. Des rêveurs romantiques qui tirent leurs informations sur les vieux artisans dans des œuvres comme les Maîtres chanteurs de Richard Wagner 1 peuvent le déplorer. Mais les consommateurs disposent aujourd'hui de plus de chaussures, de meilleure qualité et moins chères, que ce n'était le cas au temps des artisans cordonniers. Ce serait une aubaine pour les masses de va-nu-pieds de l'Inde si les vieilles boutiques de leurs cordonniers devaient céder la place à des usines de chaussures modernes.

La petite industrie

Il n'existe plus en règle générale, dans les pays capitalistes, de rivalité intense entre la petite et la grande industrie. Il y a des domaines où les entreprises de petite taille peuvent se maintenir. Sans arrêt des changements de données techniques et de méthodes de commercialisation donnent aux grandes entreprises l'occasion d'entreprendre des activités jusque-là réservées aux petites unités. Mais d'un autre côté des spécialités nouvelles se développent où les petits ateliers l'emportent. Il y a encore de la place pour l'entreprise à petite échelle, non seulement dans les activités de réparations, dans les services et dans certaines branches du commerce, mais aussi pour certains emplois de développement hautement spécialisés et certainement aussi pour plusieurs types d'agriculture.

Il est bien entendu trompeur de regarder les données statistiques pour trouver le rôle que jouent les petites unités dans la structure de l'industrie moderne. Les caractéristiques sur lesquelles les statistiques se basent pour classer une entreprise comme indépendante renvoient à des caractéristiques légales, administratives et techniques. Elles qualifient d'indépendants de nombreux emplois qui dépendent en grande partie d'une grande firme. Dans de nombreuses branches la distribution des produits et les divers services que l'acheteur s'attend à trouver et obtient régulièrement du vendeur sont habituellement accomplis par des entreprises ou des individus à leur compte dont l'activité commerciale offre sur le plan légal l'aspect d'une existence autonome, bien qu'elle ne soit en réalité qu'une excroissance de la grande firme.

Nous ne pouvons pas non plus obtenir d'information fiable concernant le véritable nombre des petites unités commerciales prospères en observant les habitudes d'achat des gens. Même dans les zones commerciales des grandes agglomérations urbaines, nous voyons une variété plutôt impressionnante de détaillants et d'artisans apparemment indépendants au milieu des nombreuses implantations de grands magasins. Mais ici encore il est impossible, sans un examen minutieux de chaque cas individuel, de séparer ceux qui sont réellement indépendants de ceux qui ne le sont pas.

Il prévaut encore un fort antagonisme entre les grandes entreprises et les petits hommes d'affaires indépendants dans le domaine de la vente au détail. Les chaînes de magasins, les grands magasins et les supermarchés accaparent de plus en plus le domaine autrefois occupé par les petits commerçants. Dans presque tous les pays des associations commerciales de petites entreprises essaient de retarder ou d'arrêter cette évolution. Elles cherchent à obtenir une position privilégiée pour elles-mêmes et à restreindre sur le plan légal et administratif les activités de leurs concurrents financièrement plus puissants. L'opinion publique sympathise avec leurs revendications et les partis politiques leur promettent de les soutenir. Mais les consommateurs n'épaulent pas ces tentatives. De plus en plus de gens cessent d'acheter dans les petits magasins et se tournent vers leurs concurrents.

Les associations commerciales et les groupes de pression de petits hommes d'affaires qui cherchent à améliorer la capacité concurrentielle des firmes de leurs membres par le biais de mesures législatives, restreignant l'activité des grandes entreprises, se sont lancés dans une aventure sans espoir. A long terme les consommateurs ne seront pas d'accord avec une politique dont les coûts représenteront une lourde charge pour eux.

Les mesures destinées à « aider » les petites entreprises

Le principal argument avancé en faveur des mesures destinées à aider les petits magasins indépendants face à la concurrence des entreprises plus grandes se réfère aux valeurs morales et civiques inhérentes à l'indépendance économique. Les gens opposent la situation d'un homme d'affaires qui est son propre patron et qui n'a de compte à rendre qu'à lui-même avec celle d'un employé intégré dans une énorme structure et soumis à la hiérarchie des cadres des échelons supérieurs. Quel que soit le poids que puisse avoir cet argument il est déplacé de justifier l'intervention gouvernementale pour aider des groupes donnés d'hommes d'affaires. Plus les mesures du gouvernement deviennent efficaces, plus elles privent les bénéficiaires de leur autonomie et de leur indépendance. L'apparence externe d'indépendance économique peut être conservée mais en réalité celui qui tire bénéfice d'un soutien gouvernemental se transforme de plus en plus en pupille de l'administration. Il n'est plus un citoyen indépendant mais dépend du bon vouloir d'un appareil bureaucratique. La politique mise en place pour préserver l'indépendance des membres des classes moyennes a pour résultat de les placer en pratique sous la responsabilité d'un tuteur.

Le meilleur exemple nous est offert par la politique agricole américaine. Son objectif était de préserver la « ferme familiale » et les fermiers libres indépendants, ce type d'homme qui a bâti les États-Unis et qui a jeté les fondations de sa grandeur. Mais les champions de l'aide agricole n'étaient pas conscients de la contradiction insoluble entre l'idéal visé et les méthodes utilisées pour les mettre en œuvre. Un fermier soutenu par le gouvernement aux frais du reste de la population, de l'immense majorité du peuple, n'est plus indépendant. Le gouvernement lui dit ce qu'il doit produire et en quelles quantités, et le transforme en pratique en fonctionnaire. Le fermier libre ne dépendait que du marché, son revenu ne venait que des consommateurs. Le fermier subventionné dépend de l'arbitraire du gigantesque appareil des services gouvernementaux. Il est le subalterne, à l'échelon le plus bas, d'une hiérarchie de supérieurs. Il est vrai qu'au sommet de cette hiérarchie se trouve le Président et le Congrès des États-Unis et qu'ils participent à leur l'élection. Comme ils sollicitent ses suffrages, les politiciens lui promettent une aide. Mais c'est précisément cette aide qui fait forcément disparaître son indépendance. Le fait même de recevoir des aides prive le bénéficiaire de son libre choix dans la détermination de la conduite de ses affaires. Tel est le dilemme auquel ont dû faire face ceux qui, au cours des dernières années, ont dirigé le cours de la politique agricole américaine, et ils n'ont pas pu le résoudre car il ne pouvait pas être résolu.

Il en va de même dans les autres domaines des affaires. Si le gouvernement accorde des privilèges à certaines catégories de petites entreprises, il doit limiter soigneusement les conditions permettant à quelqu'un de revendiquer ces privilèges et doit faire appliquer ces réglementations. Mais alors l'entrepreneur privilégié renonce à son indépendance et devient un subordonné de l'appareil administratif chargé de faire appliquer la loi.

Il n'est pas nécessaire de souligner le fait que les termes « petite industrie » et « grande industrie » sont plutôt vagues et que la classification d'une firme comme grande ou petite diffère d'un pays à l'autre et a considérablement changé avec le temps. Les politiciens et réformateurs qui, dans les dernières décennies du XIXe siècle, ont cherché dans certains pays continentaux d'Europe à prendre des mesures législatives destinées à protéger la « petite industrie » face à la concurrence des grandes entreprises, étaient guidés par un désir nostalgique de rétablir les conditions des époques pré-capitalistes durant lesquelles les artisans — comme les tailleurs, les cordonniers, les menuisiers et les boulangers — dominaient bon nombre ou la plupart des branches des activités de transformation. Mais les idées qui inspiraient le baron allemand von Vogelsang et le prince autrichien von Liechtenstein dans les années 1890 ne bénéficient aujourd'hui de presque aucun soutien. Elles constituent peut-être un facteur dans l'attrait populaire du mouvement poujadiste français 2. Mais aucun nation ne peut sérieusement envisager aujourd'hui « d'abolir » les usines et les chaînes de grands magasins pour les remplacer par des artisans indépendants ou par des organisations coopératives d'artisans. Dans le domaine des industries de transformation, l'ère de l'artisanat est terminé.

Dans les pays les plus avancés sur le plan industriel, les gens lorsqu'ils parlent de nos jours de la petite industrie en matière de production pensent de plus en plus souvent à des entreprises qui, en ce qui concerne la quantité de capital investi, le montant de leur chiffre d'affaires et le nombre de leurs employés, auraient été qualifiées de grandes entreprises il y a cinquante ou cent ans. Ces compagnies et ces firmes ne sont appelées petites qu'en comparaison avec les entreprises géantes. Ici encore nous devons comprendre que les statistiques n'offrent aucune information fiable sur le nombre d'entreprises véritablement indépendantes de ce type. Car bon nombre de sociétés appartenant à ce groupe sont plus ou moins contrôlées, voire totalement possédées, par de grandes entreprises.

En traitant des unités commerciales de taille moyenne il faut souligner que ce qui rend plutôt gênant pour de telles entreprises de conserver leur indépendance, et qui les entraîne à se vendre à des firmes plus grandes, est très souvent une situation résultant non pas des effets de l'état du marché mais des politiques gouvernementales. Alors que les gouvernements et les partis politiques prétendent condamner la « concentration », ils s'engagent dans des politiques qui les favorisent.

Un exemple typique : un homme entreprenant d'une vingtaine d'année lance une nouvelle entreprise. Il réussit très bien et après vingt ou trente années de travail fatiguant sa firme est plutôt prospère. Mais il est alors temps pour le propriétaire de réfléchir à ce qui pourrait se passer après sa mort. Ses héritiers seront soumis à un impôt sur les successions d'un niveau qui les forcera à vendre la firme. De telles ventes forcées rapporte bien moins que le prix correspondant à la véritable valeur et au rendement net de l'entreprise actuelle. Il se pourrait que la famille ne conserve pas grand-chose après le paiement de leurs obligations fiscales. A la lumière de ces possibilités il apparaît plus avantageux au propriétaire de vendre, alors qu'il jouit encore de sa pleine vigueur, à une grande firme pour un prix payé en actions de l'entreprise acheteuse. Ces titres disposent d'un vaste marché et ses héritiers pourront les vendre sans rabais. L'impôt sur les successions les privera d'une partie de leur héritage mais pas davantage que ce que la loi avait pour dessein de leur imposer.

Le capitalisme est une production de masse

Le capitalisme est une production de masse ayant pour objet d'approvisionner les masses. Le grand nombre, ceux-là mêmes qui travaillent dans les bureaux, les magasins, les usines et les exploitations agricoles, consomment la plus grande part des produits fabriqués. En leur qualité de consommateurs ils font croître des petites entreprises en grandes sociétés et obligent les entreprises inefficaces à sortir du monde des affaires. C'est l'efficacité de l'entreprise, et tout particulièrement celle des plus grandes — les entreprises géantes — qui fournit aux masses le niveau de vie comparativement élevé dont jouit l'homme ordinaire, le « prolétaire » dans la terminologie marxiste, dans les pays capitalistes. Toute amélioration supplémentaire du niveau de vie moyen ne peut être attendu que du développement supplémentaire de la taille des entreprises. Les mesures gouvernementales destinées à freiner la grande entreprise ralentissent ou suppriment totalement tout progrès supplémentaire concernant le bien-être des masses. Elles font du tort aux intérêts des consommateurs. Plus une forme industrielle ou commerciale est grande, plus elle dépend de la clientèle des masses et plus elle désire les satisfaire.

Dans le passé pré-capitaliste il existait un gouffre entre les habitudes voluptueuses des gens aisés et les circonstances difficiles du grand nombre. Il y avait une distinction nette entre le luxe du riche et le dénuement du pauvre. Dès ses débuts l'industrie, en améliorant les méthodes de production, eut pour objectif de rendre accessible à davantage de monde de nombreuses commodités dont ne jouissaient auparavant qu'une tout petite minorité de gens fortunés. Mais il fallait beaucoup de temps, parfois plusieurs siècles, pour qu'une innovation perde son caractère d'objet de luxe pour quelques-uns et devienne une chose essentielle et courante. Le capitalisme a de plus en plus réduit cette période de transition et a finalement réussi à l'éliminer en pratique. Dans le cas de l'automobile il fallut encore plusieurs décennies avant que le nouveau véhicule passe du statut de passe-temps pour play-boys à celui d'équipement familial pour tous. Mais pour les nouveaux produits développés par la grande entreprise contemporaine ce délai est si court qu'il ne représente pratiquement plus rien. Il n'y eut pas de période perceptible pendant laquelle les aliments en conserve ou congelés, les nouvelles fibres textiles, les postes de radio et de télévision, les films cinématographiques et de nombreuses autres innovations ne furent qu'à la portée des riches. Les produits de la grande entreprise étant ce qu'ils sont ne peuvent être conçus que pour une consommation de masse.

Aux époques pré-capitalistes la différence entre le riche et le pauvre était celle qui existait entre un déplacement en carrosse tiré par quatre chevaux et un déplacement à pied, parfois sans chaussures. Aujourd'hui, dans les régions industrialisées des États-Unis cette différence entre riche et pauvre est celle qui existe entre le dernier modèle de Cadillac et une Chevrolet d'occasion. Il est difficile de voir comment ce résultat aurait pu être obtenu sans grande taille dans l'industrie.

Les instigateurs de la campagne contre la grande taille dans le monde des affaires savent très bien qu'il ne peut être question de diviser les grandes firmes en entreprises de taille moyenne et d'empêcher la croissance ultérieure des firmes. Ils dissertent sur les prétendus maux de la grande industrie afin de rendre populaire leur programme socialiste. Ils visent le « contrôle social des affaires », c'est-à-dire la soumission de la gestion des affaires au contrôle des services du gouvernement.

La nationalisation

Le projet socialiste, ou communiste, originel, tel qu'il était avancé par les socialistes pré-marxistes, par les marxistes, les « socialistes d'État » prussiens et les bolcheviques russes, visait à arracher la gestion des affaires aux citoyens individuels pour la transférer au gouvernement. Afin de distinguer son propre courant socialiste de celui de son principal rival, le socialiste allemand Ferdinand Lassalle (1825-1864), Karl Marx substitua le terme de « société » (Gesellschaft) aux termes « État » et « gouvernement ». Et il substitua le terme de « socialisation » (Vergesellschaftung) des moyens de production pour distinguer sa doctrine de la « nationalisation » (Verstaatlichung) pratiquée par le prince chancelier allemand Otto von Bismarck (1815-1898). Mais le terme de « socialisation » tel que l'employaient les sociaux-démocrates allemands et la Deuxième Internationale ne signifiait rien d'autre que « nationalisation ». La distinction entre « socialisation » et « nationalisation » était purement verbale, n'était qu'un simple expédient inventé pour faire face aux conditions particulières de la scène politique allemande à l'époque de Bismarck et de ses successeurs à la tête du pays. Les deux termes veulent dire la même chose, à savoir prendre le contrôle des usines jusque-là dirigées par des citoyens privés et les faire gérer par des employés du gouvernement. En ce sens Lénine était d'accord avec l'idée que la poste était « un modèle d'entreprise socialiste ». Il déclarait que le but du socialisme était d'organiser « toute l'économie nationale [...] comme la poste » et promettait que ceci « débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie » 3.

Ce que Marx, Lénine et tous leurs successeurs n'ont pas réussi à voir était le fait que la nationalisation intégrale était impraticable dans une économie industrielle moderne. L'idée même de nationalisation a été produite par des gens qui n'avaient pas les capacités intellectuelles pour saisir les caractéristiques fondamentales de l'économie de marché. Ils considéraient la structure commerciale en place comme quelque chose de permanent. Ils prévoyaient de confisquer les divers magasins et usines et de les diriger comme l'avaient fait les « exploiteurs » expropriés. Ils n'avaient pas à se rendre compte que la chose qui compte est d'adapter tous les jours la direction des affaires aux conditions changeantes et que la supériorité du système entrepreneurial réside dans son incessant et insatiable désir de s'améliorer et de satisfaire des besoins préalablement latents. Les entrepreneurs ne sont pas des gens qui continuent simplement ce qui avait été accompli auparavant. Fondamentalement ce sont des innovateurs, créant des choses dont personne n'avait entendu parler avant. C'est ce qu'ont à l'esprit ceux qui parlent du « dynamisme » inhérent au système capitaliste de production.

Quand une nation se tourne vers la nationalisation intégrale de l'industrie, elle prive son peuple des bénéfices qu'il retirait de ce « dynamisme » capitaliste. La mentalité fanatiquement anti-capitaliste de notre époque fit accepter par les masses ce résultat en Russie. Il est probable que le peuple allemand se serait également soumis bon gré mal gré à ces effets si les Allemands avaient adopté les méthodes bolcheviques après leur défaite de la Première Guerre mondiale. Toutefois, la situation économique interdit à l'Allemagne de procéder de cette façon.

L'Allemagne de l'après Première Guerre mondiale

L'Allemagne — comme presque tous les autres pays de l'Europe centrale et de l'Europe occidentale — est un pays à dominante industrielle. Ceci veut dire qu'elle ne peut pas nourrir et habiller sa population, ni l'approvisionner en biens manufacturés les plus urgents, sur la base de ses ressources intérieures. Elle doit importer des aliments et de nombreuses matières premières particulièrement nécessaires. Elle doit payer ces importations en exportant des biens manufacturés, pour la plupart produits avec les matières premières importées. Elle doit entrer en concurrence sur les marchés étrangers avec les industries des autres nations industrielles. Si ses exportations baissent de façon importante, la famine doit en résulter. En 1918 tous les partis politiques allemands nourrissaient un préjugé idéologique contre l'entreprise privée et en faveur de la nationalisation. Mais l'expérience de plusieurs décennies d'entreprises nationalisées et municipalisées leur avait montré l'inefficacité de la gestion publique des affaires économiques. Ils étaient assez lucides pour comprendre que des firmes gérées par des bureaucrates selon le modèle du service postal ne seraient pas capables de remettre sur pied le commerce d'exportation secoué par les événements de quatre années de guerre. Non seulement les « bourgeois » mais aussi la majorité de ceux qui votaient pour les sociaux-démocrates étaient pleinement conscients du fait que seuls les « exploiteurs » et les « magouilleurs » tant vilipendés pouvaient réussir à concurrencer les hommes d'affaires des autres nations sur les marchés étrangers. Pour l'Allemagne de 1918 il ne pouvait être question d'imiter la politique soviétique. La dure réalité de la situation économique allemande conduisit Karl Kautsky [socialiste allemand (1854-1938)] et ses camarades de parti, qui avaient préconisé pendant de nombreuses décennies la socialisation intégrale, à renoncer à réaliser leur programme. Bien entendu ils n'étaient pas assez vifs pour comprendre que leur renoncement impliquait l'abandon des politiques fondamentales recommandées par la Première [1864-1874] et la Deuxième [1889-1914] Internationales, et furent amèrement offensés lorsque Lénine les traita de « sociaux-traîtres. »

L'attitude que les « socialistes majoritaires » allemands adoptèrent en 1918 et 1919 marqua un tournant du mouvement socialiste dans les pays de la civilisation industrielle occidentale. La question de la nationalisation fut de plus en plus poussée vers l'arrière-plan. Seuls quelques visionnaires inflexibles, totalement aveuglés par le dogmatisme marxiste et incapables de faire face à la réalité, s'accrochent encore en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis au slogan usé de la nationalisation. Pour tous les autres ennemis de l'économie de marché le cri de ralliement est désormais la « planification ».

Alors que le projet de nationalisation avait été, du moins dans ses principes, développé par des auteurs britanniques et français, le projet de planification intégrale est d'origine allemande. Lors de la Première Guerre mondiale le gouvernement allemand, adoptant les idées socialistes de Walter Rathenau (1867-1922), « centralisa » les unes après les autres les diverses branches des affaires, c'est-à-dire qu'il priva les firmes et sociétés individuelles du pouvoir de gérer la conduite de leurs affaires commerciales. Le contrôle de leurs entreprises fut transféré à une commission dont les membres — les entrepreneurs de nom de la branche concernée — ne constituaient que le comité consultatif d'un commissaire nommé par le Reich et tenu d'obéir à ses ordres. Le gouvernement obtint ainsi le contrôle effectif des branches industrielles les plus importantes pour l'approvisionnement des forces armées. Comme la guerre se prolongeait, les autorités proclamèrent sous le nom de « plan Hindenburg » l'application de ce système à toutes les branches allemandes du commerce et de la production. Mais le programme d'Hindenburg n'avait pas été complètement mis en pratique lorsque le Reich du Kaiser s'effondra et que son appareil administratif se désintégra.

Tant que la guerre durait, les gens ronchonnaient sur ce système qualifié de « socialisme de guerre » ou de « Zwangswirtschaft » (économie de la contrainte). Il devint toutefois populaire dès qu'il fut aboli. Au printemps 1919 un mémorandum établi par Rudolf Wissell et Wichard G.O. von Moellendorff proclama que la planification, la Zwangswirtschaft, était la voie royale menant au socialisme et le seul programme convenant à un parti authentiquement socialiste. Depuis lors les partis considérés comme « de droite » le préconisèrent ouvertement alors que les partis « de gauche » oscillaient sans se décider entre le soutien à la planification (Zwangswirtschaft) et celui à la nationalisation. Quand en 1930 Heinrich Brüning, membre éminent du Parti catholique du centre fut nommé chancelier, il commença à préparer le retour à la planification intégrale qui devait être achevé par Hitler. Les innovations ajoutées au projet de Zwangswirtschaft par Hitler n'étaient que verbales, comme la substitution du terme Betriebsführer (dirigeant d'entreprise) au terme d'entrepreneur, le retour du terme féodal de Gefolgschaft (tenure) pour désigner la totalité de la force de travail d'une usine et la suppression de l'expression « marché du travail ».

Le socialisme aux États-Unis et en Grande-Bretagne

Aux États-Unis le National Industrial Recovery Act (NIRA) de 1933 était une tentative d'imposer d'un coup la Zwangswirtschaft. La tentative échoua parce que la Cour suprême déclara qu'il était inconstitutionnel. Mais comme la planification demeurait le grand slogan de la « gauche » américaine, le liberté entrepreneuriale dans la direction des affaires fut peu à peu réduite par des pouvoirs mal définis et délégués à un ensemble de services administratifs.

La Grande-Bretagne adopta en gros durant la Seconde Guerre mondiale le socialisme de guerre à la mode allemande. Mais le Parti travailliste n'arriva pas à comprendre, avec son dogmatisme entêté, que ce système de planification centrale était la seule forme de socialisme pouvant être imaginée dans un pays à dominante industrielle dépendant de l'exportation de produits manufacturés. Tout comme les marxistes allemands l'avaient fait pendant la Première Guerre mondiale, ils écartèrent le socialisme de guerre, considéré comme expédient « bourgeois » auquel ils refusaient l'appellation de socialisme. Ils affirmèrent que la nationalisation était la seule méthode pour transformer une économie de marché en régime socialiste. Ils nationalisèrent la Banque d'Angleterre, les chemins de fer, les mines de charbon et l'industrie sidérurgique. Toutefois cette renaissance tardive du sujet de la nationalisation n'affecta pas de manière substantielle la tendance des politiques pro-socialistes britanniques.

Comme aux États-Unis, en Allemagne et dans les autres pays à dominante industrielle, les tendances pro-socialistes se manifestent également principalement dans la Grande-Bretagne d'aujourd'hui [1961] 4 par la défense de la planification, c'est-à-dire de mesures restreignant la liberté des entreprises individuelles en les soumettant de plus en plus au « contrôle social », i.e. au contrôle par les services du gouvernement.

Le « contrôle social » ou « planification »

Le trait caractéristique de ce système de contrôle social, ou planification, doit être vu dans le fait qu'il préserve dans une certaine mesure une sphère dans laquelle l'esprit entrepreneurial peut bénéficier aux consommateurs. Les directeurs des firmes industrielles et commerciales sont encore libres d'imaginer des améliorations et des mesures pour adapter le fonctionnement de leurs usines aux conditions changeantes du marché. Bien sûr leur choix est limité par les pouvoirs attribués aux bureaucrates. Mais l'inefficacité, la nonchalance et la négligence de certains de ces contrôleurs les empêchent de démolir entièrement l'initiative économique. Un minimum d'initiative reste encore au promoteur entreprenant, particulièrement dans le domaine du commerce extérieur.

La plus grande de toutes les réussites du capitalisme est à voir dans le fait que malgré tous les obstacles mis sur sa route par les gouvernements et les syndicats il continue encore à fournir aux masses des biens plus nombreux, meilleurs et moins chers. Alors que les gouvernements, les partis politiques, les bureaucrates et les chefs syndicaux essaient inlassablement de saboter le fonctionnement du monde des affaires, l'entreprise privée réussit encore à améliorer les services qu'elle rend aux consommateurs. Nous ne pouvons que deviner ce que ces spéculateurs, promoteurs et intermédiaires tant calomniés auraient pu faire dans l'intérêt des gens si leur initiative n'avait pas été enchaînée par les politiques de l'État-providence.

Les raisons pour lesquelles les pouvoirs en place préfèrent, bien qu'a contrecœur, le système de « contrôle social » ou de « planification » à celui de la nationalisation ne tiennent bien sûr pas dans les bienfaits inestimables qui parviennent aux consommateurs. Ce qui compte pour eux, en dehors des considérations de commerce extérieur, c'est la conséquence des deux systèmes sur les finances du gouvernement.

Prenez le cas des chemins de fer américains. Les compagnies ferroviaires sont soumises au contrôle le plus strict de la part des diverses agences gouvernementales. Le gouvernement détermine le montant des tarifs que les compagnies ont le droit de faire payer pour les services qu'elles rendent aux voyageurs et aux affréteurs. Les agences du gouvernement coopèrent avec les syndicats pour fixer le niveau des taux de salaire que perçoivent les employés. Elles ferment les yeux sur le système de limitation du rendement qui oblige les compagnies à subvenir aux besoins d'une armée de flemmards désœuvrés. Elles forcent les compagnies à faire rouler des trains pour lesquels la demande du public est si faible que leur mise en œuvre entraîne des pertes substantielles. Elles interdisent de nombreuses réformes qui réduiraient la gaspillage et des frais inutiles ; elles sont tout spécialement opposées aux fusions. En outre, les compagnies sont frappées par une taxation hautement discriminatoire de la part des autorités locales. Et pourtant la plupart des compagnies ont évité la faillite et obtenu des plus-values sur lesquelles elles ont dû payer des millions de dollars de taxes au gouvernement fédéral 5.

Comparez maintenant cette situation avec les systèmes de chemins de fer nationalisés des autres pays. La gestion de la plupart de ces chemins de fer nationalisés entraîne année après année des pertes considérables, et ces déficits doivent être compensés par des contributions provenant des revenus fiscaux du gouvernement. Pour le Trésor des États-Unis les chemins de fer — ainsi que les systèmes de télégraphie et de téléphonie — constituent une source de revenu. Pour de nombreux pays les chemins de fer tout comme les systèmes de télégraphie et de téléphonie sont des motifs de dépenses.

Si le système postal américain était géré par l'entreprise privée, non seulement il rendrait probablement, même soumis au contrôle d'agences gouvernementales, de meilleurs et moins coûteux services au public, mais produirait également un excédent de revenus par rapport à ses frais. Il figurerait au budget fédéral non comme un point de grandes dépenses mais comme une source de revenus.

Quoi que l'on puisse penser des défauts inhérents au système de « contrôle social » des affaires ou de la « planification », le fait est qu'il vaut mieux, au moins sous sa forme actuelle, à tout point vue que la nationalisation, l'autre système envisageable de gestion socialiste.

La réglementation gouvernementale

L'opposition entre les deux méthodes disponibles pour transformer l'économie de marché capitaliste en système socialiste domine le débat économique actuel. Il n'y a pratiquement plus aucun parti politique qui défende l'économie de marché non entravée. Ce que les politiciens qualifient de nos jours de liberté économique est un système dans lequel le gouvernement « réglemente » la gestion des affaires par d'innombrables décrets ainsi que par des ordres et des interdictions administratifs. Les nations occidentales n'adhèrent pas aux méthodes soviétiques de la nationalisation intégrale de toutes les entreprises et exploitations agricoles. Mais elles n'en rejettent pas moins l'économie de marché qu'elles dénoncent en la traitant de « manchestérisme » [théorie des partisans de la liberté des marchés au XIXe siècle], de système du laissez-faire ou de royalisme économique. Elles donnent à leur propre système des noms divers comme New Deal, Fair Deal ou Nouvelle frontière [New Frontier] aux États-Unis, et « économie sociale de marché » [soziale Marktwirtschaft] en Allemagne. Les autorités attribuent à leur propres activités, qui paralysent de nombreuses manières l'initiative entrepreneuriale, l'introduction d'améliorations des méthodes de production et l'amélioration du niveau de vie de la population, et elles accusent le monde des affaires de tous les maux résultant de leur propre immixtion dans son fonctionnement.

Non seulement les politiciens et les bureaucrates se sont engagés dans des politiques de restriction progressive de la sphère des affaires privées mais les auteurs de livres et d'essais traitant de ces problèmes n'arrivent pas non plus à comprendre que leur programme ne conduit pas moins au socialisme intégral que le programme de nationalisation. Si déterminer les prix, les taux de salaire et les taux d'intérêt, ainsi que dire quels profits sont justes et légaux et lesquels ne le sont pas, relève de la juridiction des autorités et si la police et les cours pénales sont priées de faire appliquer ces décisions, les fonctions essentielles de l'économie sont transférées au gouvernement. Il n'y a plus aucun marché, plus d'économie de marché. Il est évident que les pays de ce côté-ci du rideau de fer se rapprochent de plus en plus de cet état de fait. Les hommes d'affaires, menacés par de tels contrôles, sont parfaitement conscients qu'il ne peuvent échapper aux « contrôles », c'est-à-dire au contrôle complet de tous les prix par le gouvernement, que s'ils évitent de réclamer de prix que l'opinion publique n'approuve pas. Dans les faits ils ont perdu depuis longtemps toute influence sur la détermination des taux de salaire. Il ne peut en outre y avoir aucun doute sur le fait que le gros des fonds requis pour financer les plans ambitieux des nouveaux projets gouvernementaux sera collecté en taxant ce qui reste du « revenu non gagné » des actionnaires. Ne serait-ce qu'avec le niveau actuel des taux d'imposition sur le revenu et les successions, la majorité du capital investi dans les affaires sera confisquée en quelques décennies et deviendra propriété du gouvernement.

Ce que les avocats de la planification et du contrôle social des affaires considèrent comme un aménagement équitable des conditions économiques est une situation où les diverses entreprises font précisément ce que les autorités veulent les voir faire et où le revenu après impôt de chaque individu est déterminé par le gouvernement. Bien que tous les partis politiques proclament sans cesse leur aversion pour le régime d'Hitler, ils s'empressent de reprendre ses méthodes économiques. C'est ce qu'ils ont à l'esprit quand ils parlent de « discipline ». Ils ne se rendent pas compte que la discipline et le contrôle sont incompatibles avec la liberté. Obsédés par l'idée que les entrepreneurs et les capitalistes sont des autocrates irresponsables et que les profits constituent un gain injuste, ils veulent priver les consommateurs du pouvoir de déterminer, par leurs achats et leur refus d'acheter, le cours de toutes les activités de production, et veulent confier ce pouvoir au gouvernement.

Le corollaire politique de la suprématie des consommateurs dans une économie de marché est la suprématie des électeurs dans le cadre du système de gouvernement représentatif. Là où les individus, en tant que consommateurs, deviennent les pupilles du gouvernement, le gouvernement représentatif fait place au despotisme d'un dictateur.

La gestion bureaucratique

Parmi les nombreux arguments fallacieux avancés contre la grande industrie, le reproche de bureaucratisation joue un rôle important mais assez étrange. Ceux qui critiquent la grande industrie pour sa bureaucratisation admettent implicitement que la méthode commerciale de gestion par le profit est de loin supérieure à la gestion bureaucratique. Mais, prétendent-ils, avec la croissance de sa taille une entreprise devient nécessairement de plus en plus bureaucratique. Soumettre un système économique dans lequel prévalent les grandes firmes à la suprématie d'une bureaucratie gouvernementale ne revient donc pas, disent-ils, à substituer des méthodes bureaucratiques moins efficaces à la gestion plus efficace basée sur le profit. Cela veut seulement dire remplacer une bureaucratie par une autre. Cela n'entraînera donc pas une diminution de la quantité et une détérioration de la qualité des biens de consommation disponibles.

Il est certainement vrai que les méthodes bureaucratiques sont dans une certaine mesure adoptées par les grandes firmes. Mais les critiques de ce phénomène non seulement exagèrent de manière grotesque sa portée, mais ils accusent l'entreprise — comme pour la plupart des défauts qu'ils trouvent à la grande industrie — de quelque chose qui résulte de leurs propres politiques chéries de restriction et de sabotage du fonctionnement des affaires par l'intervention du gouvernement.

La gestion commerciale, également appelée gestion par le profit, représente la méthode de direction des affaires permettant d'approvisionner au mieux et au prix les plus bas les consommateurs avec tous les biens et services que ces derniers réclament avec le plus d'empressement. Pour l'homme d'affaires rien d'autre ne compte que l'approbation de ses actions par le public qui achète. Ceux qui réussissent le mieux à satisfaire les consommateurs font des profits. Ceux qui échouent dans leurs tentatives subissent des pertes, et sont forcés de quitter le monde des affaires s'ils ne retiennent pas la leçon et n'améliorent pas leur comportement. La gestion par le profit veut dire la suprématie totale des consommateurs. C'est en ce sens que certains économiques qualifient le marché de démocratie où chaque sou donne un bulletin de vote.

La gestion bureaucratique est la méthode de direction des affaires qui rendent des services ne pouvant pas, en raison de leur nature spécifique, être vendus sur le marché à ceux qui en profitent. Les services que rend une section de police en réduisant le banditisme sont de la plus grande importance pour tout citoyen. Mais ils ne peuvent pas être vendus par petits bouts aux particuliers comme peut le faire une ligne de chemins de fer. Comme le « produit » des activités de police n'a pas de prix sur le marché, il est impossible de comparer le résultat de ces activités avec les frais engagés comme une entreprise compare les frais dépensés pour produire une marchandise avec le prix auquel elle est vendue sur le marché.

Les services que l'industrie de la chaussure rend au public pourraient être considérablement améliorés en augmentant la quantité de capital investi dans cette branche des affaires. Il y aurait davantage de chaussures, et à des prix plus bas, proposées aux consommateurs. Mais une telle expansion de cette industrie ne pourrait se produire qu'en refusant ou en retirant du capital et de la main-d'œuvre dans les autres branches, par exemple dans celle de la production de chemises. La question est donc de savoir si oui ou non les consommateurs approuvent l'expansion de ce type d'industrie et la restriction d'une autre industrie qu'elle entraîne nécessairement. Ce sont les consommateurs qui déterminent, par leurs décisions d'achat de chaussures et de chemises, combien de capital et de main-d'œuvre doivent être consacrés à chacune de ces industries. C'est la recherche du profit qui force les entrepreneurs à employer du mieux qu'ils peuvent les matériaux ainsi que les facteurs de production humains en fonction des souhaits des consommateurs. La taille de chaque industrie ainsi que la quantité et la qualité des produits qu'elle fabrique sont ainsi déterminées en définitive par les consommateurs. Un entrepreneur qui, s'opposant aux souhaits des consommateurs, utiliserait — gaspillerait — le capital et la main-d'œuvre pour produire quelque chose que les consommateurs demandent de façon moins pressante serait pénalisé par des pertes.

Les services que les forces de police d'une ville rendent au public pourraient certainement être améliorés en augmentant les fonds qui y sont consacrés. Mais la question de savoir si, oui ou non, les citoyens considèrent que les avantages attendus d'un tel accroissement des forces de police suffisent à compenser les dépenses supplémentaires qui en résultent, ne peut pas être tranchée comme on le fait pour des biens et des services négociés sur le marché. Les comptes des services de police ne peuvent fournir des informations que sur les frais encourus. Les résultats obtenus avec l'argent dépensé ne peuvent pas être exprimés en équivalents monétaires. Les citoyens doivent déterminer directement la quantité de services qu'ils veulent avoir et le prix qu'ils sont disposés à payer pour cela. Ils se déchargent de cette tâche en élisant des conseillers dont le rôle est d'allouer les fonds disponibles aux divers services municipaux.

Voilà la différence fondamentale entre la gestion par le profit et la gestion bureaucratique. Les activités de l'entreprise privée à la recherche du profit sont soumis au contrôle le plus strict de la part du public qui achète. Chaque firme, chacune de ses divisions et de ses branches, chaque employé, est forcé dans toutes ses activités de se conformer aux souhaits des consommateurs. Le critère ultime de la gestion commerciale est fourni par les comptes, qui comparent les dépenses avec les recettes. Un employé ou une branche qui absorbent plus d'argent qu'ils ne contribuent aux bénéfices nets de la firme sont considérés comme un échec. Toutes les parties d'un entreprise commerciale, grandes ou petites, ont pour objectif un principe unique : faire des profits et éviter les pertes. Ce qui veut dire : servir les consommateurs.

Il en va cependant différemment avec la gestion des affaires dont le produit n'a pas de prix sur le marché. La comparaison des frais dépensés et des prix payés par le public pour les services obtenus ne peut pas servir de guide. L'institution constitutionnelle qui alloue une somme donnée du revenu public pour leur fonctionnement doit dire quelle quantité et quel type de services elle veut obtenir de la part du département concerné. Le budget et les instructions données concernant la dépense de l'allocation fournissent le critère ultime. Dans les affaires commerciales prévaut la règle d'offrir ce que les consommateurs veulent acheter à un prix dépassant les frais encourus. Dans les affaires bureaucratiques la règle est de se conformer strictement aux instructions émises. Dans les affaires commerciales, un homme qui n'a pas satisfait les consommateurs n'a pas d'excuses. Un bureaucrate qui s'oppose aux instructions édictées par ses supérieurs n'a pas d'excuses. La première chose qu'un bureaucrate doit essayer de faire quand il est confronté à un problème nouveau est de se demander : que dit le règlement ?

La gestion bureaucratique en tant que telle n'est pas un mal. C'est la seule méthode disponible pour administrer les affaires propres au gouvernement. Les fonctionnaires publics deviendraient des despotes irresponsables s'ils n'étaient pas obligés de se comporter dans la conduite des affaires qui leur sont confiées précisément comme les autorités, les détenteurs du pouvoir élus par le peuple, leur ordonne de faire. Mais la bureaucratie se transforme en nuisance si elle envahit la direction des affaires à la recherche du profit et conduit à remplacer le principe commercial de « servir le consommateur » par le principe bureaucratique de « se conformer aux règlements et aux instructions. »

Ce qui conduit une grande entreprise à adopter à certains égards des méthodes bureaucratiques n'est pas sa taille mais les politiques pratiquées aujourd'hui par l'immixtion du gouvernement dans les affaires. Les conditions étant ce qu'elles sont de nos jours, il est plus rentable pour une firme d'entretenir de bonnes relations personnelles avec les membres de diverses agences gouvernementales qui tracassent les entreprises que d'améliorer les services qu'elle rend aux consommateurs. Le principal problème, pour de nombreuses entreprises, est de savoir comment éviter autant que possible l'hostilité des fonctionnaires. Les individus qui, pour certaines raisons, ne sont pas bien vus par le parti au pouvoir sont considérés comme incapables de mener la gestion d'une compagnie. D'anciens employés des agences gouvernementales sont embauchés par le monde des affaires, non en raison de leurs capacités mais pour leurs relations. Les comités directeurs estiment nécessaire de dépenser de fortes sommes, prises sur ce qui appartient aux actionnaires, pour des buts n'ayant aucun rapport avec l'activité de la compagnie et ne rapportant rien en dehors de la popularité auprès du gouvernement et du parti au pouvoir. En ce qui concerne les changements dans la production et dans la commercialisation, la première question est souvent « Quel en sera l'impact sur nos "relations publiques" ? » La grande industrie est parfaitement consciente du fait que les autorités ont le pouvoir de lui nuire en poussant encore plus loin leurs méthodes discriminatoires de taxation et sur de nombreux autres plans. La grande industrie est la cible principale de la guerre ouverte que mène le gouvernement contre l'entreprise privée.

Ces dernières années un grand nombre de livres — de fiction ou non — ont été publiés qui traitent de la bureaucratie des grandes compagnies. Le public n'a pas remarqué que l'expérience à laquelle les auteurs de ces livres font référence concerne les services de sociétés traitant de relations publiques et d'affaires gouvernementales et non de la production ou de la commercialisation des biens qu'elles fabriquent. En dehors des conséquences des règles d'ancienneté que font respecter les syndicats, il n'y a heureusement pas encore de dommages trop graves dus à la bureaucratisation dans la direction de la véritable marche des usines.

Les individus en tant que consommateurs par rapport aux individus en tant qu'électeurs

A leurs débuts les attaques portées contre la grande industrie étaient suscitées par l'aspiration de certains groupes d'artisans, de commerçants et de petits fermiers à obtenir des privilèges particuliers leur permettant de faire face à la concurrence d'unités plus grandes. Dans certains pays cette motivation joue encore un rôle. Mais avec l'évolution des affaires économiques tout le monde a dû comprendre qu'il ne pouvait être question d'un retour aux conditions des époques pré-capitalistes pendant lesquelles les petites unités dominaient dans presque toutes les branches de la production et de la distribution. Ainsi la signification de la condamnation de la grande taille dans les affaires a radicalement changé. Il ne s'agit plus d'un retour aux artisans du moyen âge, mais d'un appel en faveur de la mise en place d'une « planification » intégrale et d'un « contrôle social » absolu, c'est-à-dire du contrôle de l'économie par le gouvernement. C'est une demande de substitution graduelle du socialisme de type Zwangswirtschaft (obligatoire) à l'économie de marché. Les longues listes des prétendus crimes de la grande industrie que compilent les avocats du socialisme ne peuvent rien changer au fait qu'une nation est d'autant plus prospère que son industrie est de grande taille. Le peuple des États-Unis jouit du plus haut niveau de vie moyen parce que ce pays a jusqu'à présent moins empêché que les autres la croissance des entreprises en grandes firmes.

La question qu'il faut trancher est la suivante : Qui doit déterminer la taille des entreprises, les consommateurs, en s'efforçant d'acheter ce qui leur convient le mieux, ou les politiciens, qui ne savent que taxer et dépenser ?

Il est vrai que les mêmes individus qui, en leur qualité de consommateurs, permettent aux fournisseurs efficaces de devenir grands, confient aux politiciens, en tant qu'électeurs, le pouvoir de donner libre cours à leurs aventures anti-économiques. Mais, en observant cette incohérence criante et cette contradiction dans le comportement de nos contemporains, nous ne devons pas oublier que la capacité du citoyen moyen de s'occuper des problèmes de son propre foyer n'est pas la même que celle concernant les politiques économiques. La ménagère qui achète une marque sait ce qui lui convient mieux à elle et à sa famille. Elle a appris par son expérience et est parfaitement compétente pour gérer les affaires de son foyer. Mais elle et son mari sont certainement moins capables de choisir entre les divers programmes politiques et économiques. Nous voyons ainsi que les électeurs soutiennent des politiques qui contredisent leurs propres souhaits et les intérêts vitaux qu'ils montrent par leur comportement en tant qu'acheteurs et consommateurs. Ici encore l'exemple le plus instructif nous est fourni par la politique agricole américaine. L'immense majorité de la nation est en faveur de prix bon marché pour les produits agricoles. Ils ont néanmoins élu, pendant de nombreuses décennies, des sénateurs et des membres du Congrès soutenant une politique consistant à dépenser des milliards pris sur les impôts payés par les contribuables pour faire monter les prix des produits agricoles bien au-delà du niveau qui prévaudrait sur un marché sans entraves. Cette politique faisant grimper les prix des biens vitaux a tellement peu de sens, quel que soit le point de vue auquel on se place, que même les secrétaires du ministère de l'agriculture et les membres du Conseil économique du président la condamne. Mais les électeurs continuent à voter en sa faveur.

Nous pouvons ajouter au passage que la plupart des pays d'Europe à dominante industrielle pratiquent également une politique de hausse artificielle du prix des denrées alimentaires essentielles bien au-dessus du niveau qui serait atteint sur un marché libre.

Nous ne devons ainsi pas trop nous étonner de voir qu'en matière de grande industrie l'électeur moyen, trompé par une propagande sans merci, soutient également ce qui nuit à ses propres intérêts. Il n'existe qu'un moyen pour changer cette mentalité : il faut essayer d'instruire le public.



Notes

*. L'expression « unearned income », littéralement revenus « non gagnés » (sous entendu par le travail) ou « immérités », est une expression usuelle (car popularisé par les propagandistes socialistes et employée par les autorités fiscales) que l'on traduit normalement par « rentes » selon les dictionnaires, et qui correspond en réalité à la rente, aux intérêts sur le capital et aux profits, bref au revenus non salariés. NdT.

1. Les Maîtres chanteurs [Die Meistersinger von Nürnburg], opéra de Richard Wagner (1813-1883) dons l'action se situe au XVIe siècle à Nuremberg. Hans Sachs, gentil et vieux maître chanteur, cordonnier dont la boutique est montrée dans plusieurs scènes, permet à un jeune chevalier de devenir maître chanteur et de gagner la main de sa bien-aimée.

2 Le prince Alois von Liechtenstein (1846-1920) dirigeant du parti chrétien-social autrichien et réformateur social. Le baron K. Freiherr von Vogelsang, converti au catholicisme et théoricien des chrétiens-sociaux. Pierre Poujade, politicien français, qui répondit au mécontentement des agriculteurs et des petits commerçants en matière de politique fiscale et économique en fondant un mouvement éphémère, l'Union de Défense des Commerçants et Artisans (UCDA), qui remporta, en janvier 1956, 52 sièges à l'Assemblée nationale, mais n'en eut plus aucun en 1962.

3 Lénine, L'État et la révolution. Chapitre II, point 3. [Pour le dernier passage Mises cite uniquement « libérera les classes laborieuses » ; la phrase « débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie » reprend la traduction française de l'ouvrage. NdT]

4 Cette tendance à la « planification » en Grande-Bretagne s'est ralentie ces dernières années en raison de la privatisation de certaines entreprises gouvernementales.

5 Depuis 1961, année où cet article fut rédigé, les réglementations et les contrôles édictés par le gouvernement ont conduit à la faillite les principaux réseaux de chemin de fer du pays, entraînant leur réorganisation dans les années 1970 au sein de Conrail et Amtrak, agences quasi gouvernementales fortement subventionnées, les communautés locales reprenant les lignes de banlieue.


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