Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

47. La liberté économique dans le monde actuel

 

Réponse faite en 1957 à un questionnaire de Jacques Rueff, qui cherchait à faire revivre le Centre Paul Hymans qui, en raison de la Deuxième Guerre mondiale, ne s'était pas réuni depuis la conférence internationale de Paris en 1938.
Cet article fut publié dans le numéro du 17 janvier 1958 du magazine
U.S.A.

Le programme libéral (au sens originel du terme, tel qu'il était compris dans l'Europe du XIXe siècle, et non au sens qu'il revêt dans l'Amérique actuelle, où il est parfois synonyme d'interventionnisme radical, ou plus souvent de socialisme et de communisme) était basé sur le fait de savoir qu'au sein de l'économie de marché, c'est-à-dire dans le système social de la propriété privée des moyens de production et de la division du travail, une harmonie prévaut entre les intérêts bien compris, à long terme, de tous les individus et groupes d'individus.

Le seul fait qui compte

Dans les temps anciens on se faisait l'idée fausse qu'aucun homme ou groupe d'hommes ne pouvait tirer un profit sans qu'il n'y ait une perte pour d'autres. En démolissant totalement ce sophisme, la philosophie sociale et l'économie du XVIIIe siècle ouvrirent la voie aux réalisations sans précédents de la civilisation occidentale.

Le déclin du libéralisme au sens originel tient précisément au fait que la politique de toutes les nations est à nouveau guidée par l'idée qu'il existe un conflit irrémédiable entre les intérêts des diverses classes au sens marxiste, des diverses nations et des différentes races. Le déclin du libéralisme n'est pas un événement parmi d'autres d'égale importance, qui pourrait être sorti du contexte de l'histoire des récentes générations et traité séparément. Il constitue le cœur de cette histoire, le seul fait qui compte. Tout ce qui s'est passé durant ces décennies fut l'application logique de la philosophie du conflit irréconciliable.

Grandes industries, grands services

Dans l'économie de marché, ce sont les consommateurs qui, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, déterminent en définitive ce qu'il faut produire, en quelle quantité et à quelle qualité. Ils font continuellement glisser le contrôle des facteurs de production matériels dans les mains des entrepreneurs, capitalistes et propriétaires qui réussissent à les approvisionner du mieux possible et au meilleur prix avec ce qu'ils demandent.

La principe caractéristique du capitalisme est la production de masse visant à satisfaire les besoins des masses. L'industrie sert tout d'abord le consommateur, cet homme ordinaire dont on parle tant. Toutes les branches majeures de l'industrie, toutes les entreprises, que l'ignorance et l'envie dénigrent sous l'expression de « grand capital », produisent pour le grand nombre. Les fabriques produisant ce qui est considéré comme des biens de luxe pour le petit nombre ne dépassent jamais une taille moyenne ou petite. Le capitalisme multiplie le chiffre de la population et offre à l'homme moyen un niveau de vie que même les gens aisés des époques précédentes auraient trouvé fabuleux.

L'économie montre qu'aucun autre système imaginable d'organisation économique de la société ne pourrait atteindre le degré de productivité que procure le capitalisme. Elle a totalement réfuté tous les arguments avancés en faveur du socialisme et de l'interventionnisme.

Il y a bien sûr des gens qui ne veulent pas admettre le verdict de la théorie économique. Ils rejettent la pensée économique comme une perte de temps prétendument inutile et déclarent ne croire que les leçons de l'expérience. Si, pour les besoins du raisonnement, nous admettions leurs déclarations, nous pourrions demander : « Où est l'expérience qui montre les mérites du socialisme et les maux du capitalisme ? »

Si l'expérience historique pouvait enseigner quelque chose, ce serait qu'aucune nation n'a jamais atteint ou préservé la prospérité et la civilisation sans l'institution de la propriété privée. L'expérience récente des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne et d'autres pays a une nouvelle fois montré que le rejet de toute mesure interventionniste — l'abandon des politiques inflationnistes, et même le rétablissement limité de la suprématie du marché — a immédiatement amélioré la situation économique générale.

Les bienfaits du capitalisme

Il y a toujours des gens qui prétendent que s'occuper des problèmes d'organisation sociale en ne se préoccupant que d'offrir une large quantité de biens et de services divers dénote un esprit pervers. Ils écartent ce « matérialisme mesquin » sur des bases morales et ne veulent traiter des questions en jeu que de ce qu'ils appellent un point de vue supérieur et plus noble. De telles idées sont certainement en accord avec la vision du monde d'un moine bouddhiste. Aux yeux de ce dernier une vie au milieu de la saleté et de la pénurie a une valeur positive, et les possessions terrestres sont dangereuses car susceptibles de détourner un homme du droit chemin.

Il en va différemment avec les moralistes théologiens et philosophes de l'Occident. Ces hommes font des reproches au capitalisme parce qu'il se trouve toujours des gens qui n'ont pas encore bénéficié des bienfaits du capitalisme et qui se retrouvent par conséquent dans une situation insatisfaisante. Ils veulent que la quantité de biens mise à la disposition de ces pauvres puissent être augmentée. Ils savent que cela ne pourrait se faire qu'en augmentant la production, c'est-à-dire en renforçant le capitalisme. Mais, acceptant allègrement et sans réfléchir tous les sophismes socialistes, ils préconisent des méthodes qui diminueraient la quantité totale de biens disponibles pour assurer les moyens de subsistance, portant ainsi atteinte au niveau de vie.

Les positions anticapitalistes d'un grand nombre des chefs religieux contemporains et de ceux qui professent une morale laïque sont dictées par le ressentiment et l'ignorance. Les hauts faits du capitalisme — par exemple la baisse de la mortalité infantile, la lutte victorieuse contre les épidémies et les famines, l'amélioration générale du niveau de vie — ont une grande valeur, y compris du point de vue des enseignements des différentes fois religieuses et des différentes doctrines éthiques. Aucun principe religieux ou éthique ne peut justifier une politique visant à substituer un système social dans lequel la production par unité d'énergie consommée est inférieure à un autre système où elle est supérieure.

Les erreurs des « modérés »

Les conditions sordides que « l'expérience » bolchevique ont engendrées et l'échec lamentable de toutes les entreprises de socialisation et de nationalisation partielles ont freiné dans une certaine mesure le fanatisme avec lequel plusieurs générations de zélotes se sont battus pour l'idéal de Georges Sorel : la destruction de tout ce qui existe.

La projet d'une « révolution sociale » qui transformerait d'un coup la terre en pays de Cocagne a perdu une bonne part de son attrait. Ce fut un choc terrible pour les communistes de salon, pour les professeurs et bureaucrates socialistes et pour les dirigeants syndicaux quand ils découvrirent que le Moloch révolutionnaire ne dévorait pas que les capitalistes, ces « sycophantes de la bourgeoisie », et les koulaks, mais aussi le peuple de leur genre. Ils s'arrêtèrent de parler de la nécessité de « terminer la révolution inachevée » et se tournèrent vers un programme consistant à mettre en œuvre le socialisme petit à petit par une série de mesures socialistes. Ils revinrent au plan que Marx et Engels avaient tracé dans le Manifeste communiste mais avaient en fait abandonné dans les développements ultérieurs de leur doctrine, parce qu'il était incompatible avec les dogmes essentiels du matérialisme dialectique et avec le schéma marxiste d'une philosophie de l'Histoire.

Les quelques lignes dans lesquelles le Manifeste communiste explique et justifie son programme en dix points en vue de la réalisation progressive du socialisme sont les meilleures que Marx et Engels ont jamais écrites à propos des questions économiques : ce sont en réalité les seules observations acceptables que Marx et Engels ont apportées à l'économie. Ils ont qualifié les mesures qu'ils suggéraient de « violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production » et déclaré que ces mesures « paraissent insuffisantes et insoutenables » économiquement et que « au cours du mouvement, [elles] se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. »

Plus tard, 40 ans après la première publication du texte allemand du Manifeste, cinq ans après la mort de Marx, quand une « traduction anglaise autorisée » du Manifeste, « éditée et annotée par Friedrich Engels » fut publiée, Engels fit un ajout au texte afin d'expliquer ce que signifiaient les mots assez mystérieux « se dépassent elles-mêmes » (über sich selbst hinaustreiben). Il inséra entre les mots « se dépassent elles-mêmes » et « sont indispensables » le passage « nécessitent des violations supplémentaires du vieil ordre social ». Avec ces huit mots Engels résumait les enseignements de l'économie classique concernant les effets de l'interférence avec le marché et anticipa même dans une certaine mesure la théorie de l'interventionnisme des économistes modernes.

Cette théorie de l'interventionnisme traite des effets de la coercition et de la contrainte de la part du gouvernement ou d'organisations, telles que les syndicats ouvriers, auxquelles le gouvernement a de fait accordé le privilège de recourir à la violence. Une telle coercition et une telle contrainte obligent les entrepreneurs et les capitalistes à utiliser différemment certains facteurs de production par rapport à ce qu'ils auraient fait s'ils n'obéissaient qu'aux ordres des consommateurs tels que le leur transmet l'état du marché.

Cette théorie souligne que les effets d'une telle intervention sont — précisément du point de vue du gouvernement et des avocats et partisans de la mesure en question — plus indésirables encore que l'état de choses précédent qu'elle était destinée à modifier. Si le gouvernement n'est disposé ni à renoncer à son intervention ni à accepter la situation insatisfaisante qu'il a engendré, il est alors forcé d'ajouter d'abord une deuxième intervention à la première, puis comme le résultat est, à nouveau du point de vie du gouvernement, encore moins satisfaisant qu'auparavant, une troisième et ainsi de suite jusqu'à ce que ses décrets autoritaires réglementent tous les aspects des activités humaines et mettent ainsi en place le système social connu sous les noms de socialisme, communisme, planisme ou totalitarisme.

Quand ceux qui cherchent à substituer le socialisme à l'économie de marché défendent des mesures interventionnistes, ils sont cohérents par rapport à leurs objectifs. Mais ceux qui considèrent l'interventionnisme comme une troisième solution au problème de l'organisation économique de la société, comme un système qui, comme ils le disent, est aussi éloigné du socialisme que du capitalisme et combine ce qui est « bien » dans chacun des deux systèmes tout en évitant ce qu'ils ont de « mauvais », ceux-là se trompent lourdement.

L'interventionnisme ne peut pas être considéré comme un système durable d'organisation économique de la société. C'est une méthode pour réaliser le socialisme par étapes. La production peut être dirigée selon les souhaits des consommateurs — tels qu'ils les expriment en achetant ou en refusant d'acheter — ou par l'État, appareil social de coercition et de contrainte. Un facteur de production concret — par exemple un morceau d'acier donné — peut être utilisé soit d'après les ordres des consommateurs, soit conformément aux ordres de la police. Il n'y a pas d'autre possibilité intermédiaire.

Ce que les optimistes considèrent comme un renouveau du véritable libéralisme n'est que le ralentissement de la marche vers le socialisme qu'a entraîné l'échec spectaculaire de toutes les entreprises socialistes. Si le New Deal n'avait pas échoué à éliminer le chômage de masse des années 1930, et si la Tennessee Valley Authority n'avait pas été un fiasco très coûteux, si la nationalisation des mines de charbon et des aciéries britanniques avait eu le moindre sens, si le nazisme allemand et le fascisme italien n'avaient pas ruiné tout ce qui pouvait l'être, si les compagnies d'État gérant la poste, les télégraphes, le téléphone, les chemins de fer et d'autres services n'avaient pas mis en péril, avec leurs déficits, l'équilibre budgétaire de nombreux pays, les soi-disant « progressistes » continueraient encore avec la vigueur de leurs prédécesseurs d'il y a quelques années.

C'est une erreur que de considérer ces « modérés » comme des libéraux au sens classique du terme. Les Républicains américains d'Eisenhower et les Conservateurs britanniques ne sont pas des défenseurs de l'économie de marché et de la liberté économique. Ce qui les distingue des Démocrates du New Deal et des Travaillistes ce ne sont pas leurs principes, mais le niveau de leur ardeur réformatrice et la vitesse de leur marche vers l'étatisme. Ils battent constamment en retraite, proposant aujourd'hui des mesures auxquelles ils s'opposaient avec véhémence il y a peu. Dans quelques années ils adopteront probablement des mesures qui leur font hausser les épaules aujourd'hui.

L'ordo-libéralisme allemand ne diffère que sur des détails de la Sozialpolitik de l'école de Schmoller et de Wagner 1. Après les épisodes du radicalisme de Weimar et du socialisme nazi, il s'agit d'un retour au principe de la Wohlfahrtstaat de Bismarck et Posadovsky 2.

Tous ces mouvements sont, bien entendu, modérés si on les compare à la rudesse des dictateurs. Mais il n'y a pas de différence fondamentale entre plus ou moins d'interventionnisme modéré. Toutes les mesures interventionnistes, comme l'a noté Engels de manière pertinente, « nécessitent des violations supplémentaires du vieil ordre social » et conduisent en fin de compte au socialisme intégral.

La nécessité d'avoir une monnaie saine

L'interventionnisme croit que baisser le taux d'intérêt en dessous du niveau qu'il aurait atteint sur un marché libre serait très bénéfique et considère l'expansion du crédit comme le moyen adéquat pour arriver à cette fin. Mais l'essor créé artificiellement par l'accroissement du crédit ne peut pas durer. Il doit se terminer par une dépression générale des affaires, par une crise économique.

En partant de cette explication des cycles économiques, qu'on désigne sous le nom de théorie du crédit circulant, on doit en déduire qu'il n'y a qu'une façon d'éviter le retour des périodes de dépression économique, à savoir s'abstenir de toute tentative d'engendrer un boom artificiel et éphémère par l'expansion du crédit. Mais les interventionnistes ne sont pas disposés à renoncer à leur chère politique cherchant à rendre des gens heureux pendant un bref instant par une prospérité illusoire. Pleinement conscients du fait qu'il est impossible de réfuter et de discréditer la théorie monétaire du cycle économique, ils la passe sous silence ou la déforment afin de la tourner en ridicule d'un ton sarcastique.

A la place de cette doctrine bannie, l'administration et les universités propagent une doctrine qui, comme celle de Karl Marx, interprète le retour périodique des crises industrielles comme une excroissance nécessaire du capitalisme. Les crises, déclare le Manifeste communiste, démontrent l'incapacité du mode de production capitaliste, de l'entreprise privée et de la libre entreprise, à gérer les forces productives. Les crises sont une caractéristique inhérente du système bourgeois et reviendront à des intervalles de plus en plus brefs, chaque fois plus menaçantes, tant que la planification socialiste intégrale n'aura pas remplacé « l'anarchie de la production » capitaliste.

Socialistes et interventionnistes sont d'accord pour dire que les crises sont le résultat inévitable du fonctionnement même de l'économie de marché. Ils sont en désaccord sur les méthodes à employer pour prévenir les futures périodes de dépression économique.

Les marxistes orthodoxes disent qu'il n'existe qu'un moyen disponible pour arriver à cet objectif : l'adoption totale et sans condition du modèle soviétique de gestion socialiste.

Les interventionnistes, toutefois, attribuent au gouvernement le pouvoir d'empêcher ou au moins de réduire considérablement la dureté et la durée de la crise par des mesures qu'ils appellent « contre-cycliques ». Sous ce nom ronflant, ils préconisent, en raison de la situation critique où le revenu du gouvernement diminue à cause de la dépression, d'une part une réduction des impôts et d'autre part une très forte augmentation des dépenses gouvernementales au travers de gigantesques travaux publics ainsi qu'une augmentation des indemnités de chômage. Bien que la crise soit le résultat inévitable d'une création de quantités additionnelles de monnaie et de substituts de monnaie, les interventionnistes veulent la guérir par encore plus d'inflation. Ils oublient joyeusement les leçons à la fois de la théorie et de l'Histoire concernant le résultat final d'une politique inflationniste prolongée.

L'inflation est également la seule solution que suggère l'interventionnisme pour résoudre le problème du chômage de masse. Ici encore les conséquences fatales de toutes les tentatives de fausser le marché font des ravages. Tout d'abord le gouvernement ou les syndicats décrètent et font respecter des taux de salaire minimums plus élevés que les taux potentiels du marché. Puis, comme cela conduit inévitablement à prolonger inévitablement un chômage de masse, le gouvernement a recours à l'inflation. L'inflation aboutit à des prix plus élevés pour les biens et à un coût de la vie plus cher, qui poussent le gouvernement et les syndicats à intervenir en vue de faire à nouveau monter les taux de salaire au-dessus du taux potentiel du marché. Et ainsi de suite.

Un mouvement libéral (au sens originel) ne doit jamais oublier qu'une monnaie saine est un des principes fondamentaux du libéralisme, ancien ou moderne.

Les fables peuvent engendrer la guerre

Les fondements juridiques de la civilisation et de la prospérité occidentales ont été fournis par l'institution de la propriété privée. Ce qui sépare l'Est et l'Ouest tient précisément au fait que l'Orient n'a pas développé de cadre idéologique, juridique et politique dans lequel les droits de propriété et leur protection efficace face à l'arbitraire des dirigeants auraient pu s'épanouir. Dans ces conditions il ne pouvait y avoir ni accumulation de capital ni investissement à grande échelle conduisant au développement d'usines et d'installations industrielles.

Les conditions de production naturelles étaient plus favorables dans de vastes régions d'Asie que dans la partie de l'Europe située au nord des Alpes. A l'aube de la « Révolution industrielle », l'Inde et la Chine étaient considérées comme plus riches que les pays européens les plus florissants. Pour ce qui est de la compétence technique et des talents requis pour réussir dans le recherche scientifique, les Asiatiques étudiant les méthodes occidentales ne sont pas inférieurs aux Européens. Ce qui manquait à l'Est, et qui lui manque encore, c'est l'esprit de liberté, qui a créé le grand concept des droits de l'individu que personne ne peut enfreindre.

Le principal vital d'une constitution libérale est l'indépendance du système judiciaire qui protège l'individu et sa propriété contre tout violateur, qu'il soit roi ou voleur ordinaire. C'est à ces institutions que les « progressistes » essaient de tourner en ridicule avec des ricanements ironiques en les qualifiant de « droits divins du capital », que les « prolétaires » occidentaux doivent tout ce qui distingue leur situation de celle des masses d'indigents d'Asie ou d'Afrique.

Les habitants des pays « sous-développés » aspirent à disposer de l'attirail matériel du capitalisme occidental et reconnaissent ainsi implicitement la supériorité des méthodes occidentales d'exploitation économique. Mais leurs gouvernements, totalement soutenus à cet égard par les « intellectuels », sabotent toute tentative d'accroître la production et d'améliorer de ce fait le niveau de vie moyen. Ce dont ces pays ont besoin avant tout est d'avoir plus de capital pour investir davantage. Mais leurs politiques empêchent à la fois l'accumulation de capitaux à l'intérieur du pays et l'importation de capitaux étrangers.

Les conditions rencontrées en Angleterre et dans d'autres pays européens n'étaient pas moins sévères au début de la « Révolution industrielle » qu'elles ne le sont aujourd'hui dans de nombreux pays asiatiques et africains. Mais alors que l'Angleterre dut s'élever à la force du poignet, rassemblant le capital acquis et accumulant l'expérience technologique au cours d'un long processus, ces derniers pays peuvent utiliser librement la technologie occidentale. Et ils ont obtenu, et pourraient encore obtenir s'ils ne l'empêchaient pas, une aide substantielle par l'investissement de capitaux étrangers.

Trompés par les fables communistes qui dépeignent les investissements étrangers comme une excroissance de l'impérialisme prédateur, le « progressisme » occidental vit avec un sentiment de culpabilité lorsqu'il traite de la situation à l'Est. Les capitalistes de l'Europe occidentale et plus tard de l'Amérique du Nord ont construit la plupart des chemins de fer, des canaux, des autres moyens de transport et de communication ainsi que les services publics des pays « sous-développés », ils ont développé leurs ressources naturelles et construit des usines. Une grande partie, peut-être la majorité, du capital investi de cette façon dans ces pays « sous-développés » a été confisquée sous divers prétextes. La chose surprenante est que ces mesures confiscatoires furent approuvées avec enthousiasme par les compatriotes « progressistes » des victimes capitalistes de telles expropriations. De nombreux gouvernements non seulement n'ont pas protesté contre la confiscation de ces investissements, mais ils ont en réalité encouragé ceux qui la perpétraient.

L'un des principaux paradoxes du monde moderne est le suivant : Les réalisations du libéralisme de laissez-faire et de l'économie de marché capitaliste ont en définitive insufflé chez tous les peuples de l'Est la conviction que ce que les idéologies occidentales préconisent et que les politiques occidentales pratiquent est la bonne chose à faire. Mais au moment ou l'Est finit par avoir confiance dans les méthodes occidentales, les idéologies et les politiques du socialisme et de l'interventionnisme avaient supplanté le libéralisme en Europe et en Amérique.

En adoptant les doctrines condamnant toutes les choses qualifiées de « bourgeoises » comme le pire de tous les maux, l'Est cherchait à adopter les idées qui avaient permis la prospérité et la civilisation de l'Ouest. A partir de ces doctrines américaines et occidentales prétendument modernes et progressistes, les habitants de l'Est eurent l'idée des cris de guerre qu'ils utilisent aujourd'hui dans leur lutte contre l'Occident. Ceci s'applique aussi au communisme russe qui, du point de vue des Russes, est considéré comme une idéologie occidentale importée par des disciples de Hegel, Fourier, Marx, Sorel et des Webb, avec l'intention ouverte « d'occidentaliser » leur nation arriérée.

Avec la puissance soviétique à leur tête, les peuples d'Asie et d'Afrique sont engagés dans ce qu'ils croient être une lutte d'émancipation vis-à-vis du « joug capitaliste ». Du point de vue des nations occidentales, leur anti-occidentalisme fanatique est certainement un fait hautement déplorable. Mais cela nuit aussi aux intérêts vitaux des peuples de l'Est, et de façon plus grave qu'à ceux de l'Ouest. Et cela pourrait susciter une nouvelle guerre, mondiale et atomique.

Le rôle des dissidents

Les défenseurs du socialisme (du communisme ou du planisme) veulent remplacer le contrôle privé par le contrôle public (par le gouvernement) des moyens de production.

Les avocats de l'interventionnisme déclarent ne pas vouloir supprimer totalement l'économie de marché. Ils veulent uniquement améliorer, disent-ils, son fonctionnement par divers actes d'intervention du gouvernement dans les affaires.

Ces deux doctrines sont aujourd'hui enseignées dans les écoles, sont exposées dans les livres, dans les magazines et dans les journaux, et sont pratiquées par les gouvernements. Il y a des écoles, des livres, des périodiques, des partis et des gouvernements socialistes, et il y a des écoles, des livres, des périodiques, des partis et des gouvernements interventionnistes.

Il y a aussi quelques dissidents, qui pensent que l'économie de marché, le système du laissez-faire ou capitalisme, est le seul système qui permette la prospérité et la civilisation, et que lui seul peut empêcher la ruine de l'Occident et le retour au chaos et à la barbarie. Certains de ces dissidents ont publié des livres et des articles. Mais presque aucun politicien ou bureaucrate ne prend note de leurs idées. L'opinion publique n'est pas au courant que de telles doctrines existent. La langue politique des États-Unis n'a même pas de mot pour désigner ces doctrines ou leurs partisans. Aujourd'hui le mot « libéral » veut dire socialiste ou interventionniste en Amérique...

L'état de choses auquel nous avons à faire face est le suivant : les politiques interventionnistes adoptées par tous les gouvernements et soutenues par tous les partis de ce coté-ci du Rideau de Fer conduiront tôt ou tard à une situation insatisfaisante, pour parler par euphémisme. Comme l'opinion publique considère à tort ces politiques interventionnistes comme des politiques pro-capitalistes, ou ainsi que les communistes et beaucoup d'auteurs prétendument anti-communistes le disent « comme un dernier effort désespéré pour sauver le capitalisme », les gens affirmeront : « Le capitalisme a désormais échoué, il ne reste nous reste plus rien hormis les méthodes russes. »

Ces gens ne verront pas que ce qui a échoué, ce n'était pas le capitalisme, pas le système de l'économie de marché non entravée, mais l'interventionnisme. Comment pourraient-ils s'en rendre compte alors que tant de groupes s'empressent à présenter la politique de l'interventionnisme comme une politique préservant la liberté économique et l'économie de marché ?...

Il n'y a donc rien de plus important aujourd'hui que d'éclairer l'opinion publique quant aux différences fondamentales entre le libéralisme authentique, qui défend l'économie libre de marché, et les différents partis interventionnistes, qui préconisent l'immixtion du gouvernement dans les prix, les salaires, le taux d'intérêt, les profits et les investissements, la taxation confiscatoire, les tarifs douaniers et autres mesures protectionnistes, les énormes dépenses du gouvernement et enfin l'inflation.



Notes

1. Gustav Schmoller (1838-1917) et Adolf Wagner (1835-1917) étaient des économistes. Les deux hommes défendaient la réforme sociale, l'État-providence et le socialisme d'État.

2. Arthur Posadovsky (1845-1932), fonctionnaire éminent du gouvernement allemand de 1897 jusqu'à la Première Guerre mondiale, était responsable d'une grande partie des réformes sociales et économiques de cette époque.


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