Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

43. A propos des problèmes monétaires actuels

 

Interview au professeur Percy L. Greaves, reproduite dans la brochure publiée en 1969 par la Constitutional Alliance, Inc.

Professeur Greaves : Quel est aujourd'hui le problème politique le plus important ?

Professeur Mises : Empêcher une troisième guerre mondiale qui pourrait condamner toute notre civilisation.

Greaves : Quel est le problème le plus important en matière de politique économique intérieure ?

Mises : Rétablir la probité financière et mettre fin à l'inflation.

Greaves : Qu'entendez-vous par le mot « inflation » ?

Mises : L'inflation est une politique d'accroissement de la quantité de monnaie en vue de permettre au gouvernement de dépenser plus qu'il ne collecte par la taxation ou qu'il n'emprunte auprès du public. C'est avant tout un moyen d'éviter la nécessité d'expliquer au peuple pourquoi des impôts plus élevés sont nécessaires. Le gouvernement veut dépenser davantage que ce que les représentants dûment élus de la nation sont prêts à lui autoriser par la collecte des impôts. A partir de rien le gouvernement crée de la monnaie par simple décret, et la dépense. L'action du gouvernement n'ajoute rien du tout à la quantité disponible de biens et de services utiles. Elle ne fait que fournir davantage de monnaie, engendrant ainsi une tendance à la hausse des prix. Les groupes de la population auxquels le gouvernement donne une partie de cette quantité accrue de monnaie sont dès lors en position d'acheter davantage qu'ils ne le faisaient habituellement avant. Leur venue sur le marché laisse, pour ce qui est des biens auparavant disponibles, une part plus petite à ceux auxquels le gouvernement n'a pas donné une parcelle de la monnaie supplémentaire. Face aux prix plus élevés, les gens ne disposant pas de cette monnaie supplémentaire sont obligés de réduire leurs achats. Ainsi, toute action inflationniste de la part du gouvernement — et aucun autre groupe ou institution n'est capable d'avoir recours à des mesures inflationnistes — conduit à un boom pour certains et nécessairement à un désastre pour le reste de la nation.

Il ne peut y avoir de justice dans la distribution de la monnaie additionnelle que crée le gouvernement. Il est impossible de partager cette quantité supplémentaire de nouvelle monnaie d'une façon qui soit reconnue par tous comme une distribution « juste ». C'est cela que les économistes ont à l'esprit quand ils se réfèrent à ce qu'ils appellent la « non neutralité de la monnaie ». Les pseudo-économistes ignorent totalement ce fait fondamental de l'interférence du gouvernement sur la quantité de monnaie. Bon nombre d'entre eux suggèrent ainsi que le gouvernement devrait augmenter chaque année la quantité de monnaie ayant cours légal d'une quantité fixe — 2% ou 5% ou 7% — qu'ils changent chaque année. Ils font ces suggestions sans se rendre compte que de tels accroissements signifient nécessairement qu'une partie de la population est aidée tandis qu'une autre est désavantagée.

Ces défenseurs d'un accroissement annuel de la quantité de monnaie ne signalent jamais que pour tous ceux qui ne touche pas une partie de la quantité additionnelle et nouvellement créée de monnaie, l'action du gouvernement signifie une baisse de leur pouvoir d'achat qui les force à réduire leur consommation. C'est l'ignorance de ce fait fondamental qui conduit plusieurs auteurs de livres et d'articles d'économie à suggérer une augmentation annuelle de la monnaie sans comprendre qu'une telle mesure amène nécessairement un appauvrissement indésirable d'une grande partie, peut-être même de la majorité, de la population.

Greaves : Qui est aidé par l'inflation ? Et qui en souffre ?

Mises : Les différents groupes de la population ne sont pas touchés de la même façon par l'inflation. Pour certains l'inflation améliore leur train de vie économique.

Greaves : Qui sont-ils ?

Mises : Il s'agit, comme je l'ai déjà dit, de ceux auxquels le gouvernement donne les quantités nouvellement créées de monnaie. Il y a ensuite ceux qui profitent du fait que les premiers bénéficiaires de la monnaie supplémentaire achètent des biens et des services qu'ils vendent. Mais ceux qui vendent des biens et des services dont la demande n'augmente pas, voire qui diminue, en raison de l'inflation, sont des perdants. Pire encore est la situation de ceux qui vivent de pensions ou de revenus issus de l'épargne.

Greaves : Quel est l'effet de l'inflation sur l'épargne des masses ?

Mises : C'est un aspect très important du problème. Les serviteurs du gouvernement disaient : « Qui est contre un accroissement de la quantité de monnaie ? Les riches. Nous faisons quelque chose de très utile, nécessaire et bénéficiant aux masses. Pourquoi ? Parce que si la quantité de monnaie augmente, le pouvoir d'achat du dollar baisse. Ceci veut dire que la charge des dettes devient plus légère et que les pauvres débiteurs sont favorisés aux dépens des riches créanciers. »

Ceci était parfaitement vrai il y a 2 500 ans à Athènes, quand le grand homme d'État Solon mit en œuvre des réformes économiques annulant les dettes privées et publiques. Solon avait à faire face à ce que nous appelons aujourd'hui des « problèmes sociaux. » A cette époque le débiteur était typiquement l'homme pauvre et le créancier l'homme riche. Les riches pouvaient épargner et accroître leurs possessions en investissant dans la terre, les maisons, les entreprises commerciales, les forêts et d'autres propriétés terriennes. Pour les grandes masses les choses étaient différentes. La plupart d'entre eux n'épargnaient pas du tout et ceux qui pouvaient mettre de côté quelques pièces de monnaie ne pouvaient que les cacher dans un coin sombre de leur logement et c'était tout. Ils n'étaient pas en position de faire croître leur épargne en la prêtant à intérêt.

Mais nous ne vivons plus dans l'Athènes de Solon. Nous ne vivons pas non plus dans les conditions du moyen âge ou des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, quand les pauvres n'épargnaient pas. Dans des conditions capitalistes la situation est très différente. Le capitalisme a enrichi les masses, bien entendu pas tous parce que le capitalisme doit encore lutter contre l'hostilité des gouvernements. Mais dans des conditions capitalistes il n'est plus vrai que les créanciers soient les riches et les débiteurs les pauvres.

Le capitalisme a permis aux masses des couches pauvres de la population, à ceux qui ont moins — je ne veux pas dire qu'ils sont pauvres au sens où l'on utilise habituellement le terme, seulement qu'ils sont plus pauvres que les gens riches — d'épargner et d'investir leur épargne de manière indirecte dans le monde des affaires. Ils investissent dans des comptes de caisses d'épargne, dans des polices d'assurance et dans des obligations. Les riches, qui sont familiers du monde des affaires, investissent leur épargne en actions ordinaires de sociétés et en achetant de l'immobilier. Mais les sociétés et les propriétaires d'immobilier doivent de l'argent, soit parce qu'ils ont émis des titres, soit parce qu'ils entretiennent un certain lien avec une banque qui leur prête de l'argent pour mener leurs affaires. La banque obtient cet argent à partir des comptes d'épargne de simples citoyens et les grandes compagnies d'assurance achètent les titres avec des primes payées par ces gens plus pauvres.

Les masses, les gens ayant moins d'argent que les riches, ont investi leurs économies « en prévision des mauvais jours » en obligations, en comptes d'épargne, en fonds de retraite et en polices d'assurance. La valeur de tous ces investissements dépend de la valeur de l'unité monétaire. Quand le pouvoir d'achat de l'unité monétaire diminue, leur valeur se réduit. Les masses, par conséquent, parce qu'elles ont investi leur épargne dans ces avoirs, sont créancières ; les millionnaires, les propriétaires de valeurs immobilières, d'actions classiques etc., sont débitrices. Ainsi, si le gouvernement s'embarque dans une politique d'inflation, le fait que les dettes deviennent moins lourdes ne frappe pas tant les riches que les classes moyennes et les masses de ceux qui ont épargné toute leur vie afin de jouir d'une vieillesse plus heureuse ou pour prendre soin d'eux-mêmes pendant les périodes de maladie, ou pour pouvoir éduquer leurs enfants, etc. Ce sont ces gens relativement plus pauvres qui sont les grands perdants de l'inflation. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui parlent des divers projets d'accroissement de la quantité de monnaie. Les principales victimes d'une politique inflationniste sont les membres les moins fortunés de la population, alors que ceux qui connaissent un essor sont les propriétaires d'entreprises commerciales et d'immobilier devant de l'argent aux banques, aux compagnies d'assurance ou aux détenteurs de titres.

Greaves : Quel est l'effet de l'inflation sur les institutions de charité, d'éducation et autres fondations ?

Mises : L'un des effets de l'inflation est la destruction financière de toutes les institutions et fondations basées sur des fonds investis en obligations. L'un des grands maux que les formidables inflations des guerres mondiales ont apportés aux pays européens est la disparition presque complète des fonds de nombreuses institutions humanistes, scientifiques et charitables. Tous les pays européens demandent que les fonds de ce type d'institutions soient investis dans des obligations émises par le gouvernement ou ses subdivisions. Les inflations des guerres mondiales ont presque totalement fait disparaître ces fonds.

Par exemple, un Autrichien élevé et éduqué dans un orphelinat autrichien, avait émigré aux États-Unis. Il y avait constitué, en tant que citoyen américain, une fortune considérable. Il mourut peu de temps avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, laissant environ 2 millions de dollars investis dans des fonds américains à un orphelinat d'Autriche. D'après la loi autrichienne, de tels fonds devaient être investis dans des obligations nationales, alors qu'en même temps on faisait des plans pour de nouveaux bâtiments. La construction dut attendre, bien entendu, la fin de la guerre. A ce moment-là, l'inflation avait entièrement détruit le pouvoir d'achat de cette donation ; personne n'en reçut le moindre bénéfice.

Greaves : Cela pourrait-il se reproduire ?

Mises : Nous pouvons dire que cela ne peut pas se passer ici. Mais ce que nous vivons chaque jour, c'est que les économies de la majorité de la population américaine investies dans des polices d'assurance, des comptes d'épargne, des obligations, des fonds de pension, etc., sont en train de fondre.

Greaves : Si le gouvernement arrête de faire de l'inflation, devons nous avoir du chômage ?

Mises : Le problème du chômage vient du fait que les gens demandent trop. Il vaudrait mieux ne pas parler du chômage mais des taux de salaire qui sont trop élevés. Le chômage est la conséquence nécessaire du fait que les travailleurs ne sont pas prêts à travailler pour des taux de salaire que les consommateurs sont préparés à rembourser aux employeurs en leur achetant le produit. Dans le cas des salaires, les gens ne veulent pas admettre ce qu'ils acceptent pour tout le reste. Ils ne comprennent pas que les personnes qui surestiment leurs propres capacités et qui réclament des salaires plus élevés que ceux que les consommateurs sont disposés à rembourser à leur employeur doivent demeurer au chômage.

Un employeur ne peut pas payer plus à un employé que l'équivalent de la valeur que cet employé, selon le jugement du public acheteur, ajoute à la valeur du produit. Si l'employeur devait payer davantage, il subirait des pertes et finirait par faire faillite. En payant des salaires, l'employeur agit pour ainsi dire en tant qu'agent des consommateurs. C'est sur les consommateurs que retombera l'incidence des taux de salaire.

Si les taux de salaires nominaux — les taux de salaire exprimés en monnaie — sont trop élevés pour l'état du marché, une partie de la force de travail potentielle sera au chômage. Si le gouvernement augmente alors la quantité de monnaie, c'est-à-dire fait de l'inflation, les chômeurs peuvent retrouver du travail. Toutefois cela ne peut arriver que parce que, avec le changement des conditions monétaires, les prix montent ou, dit autrement, parce que le pouvoir d'achat de l'unité monétaire diminue. Le même montant de salaires en monnaie signifie alors de plus petits salaires réels — c'est-à-dire exprimés en termes de biens et de services pouvant être achetés avec les salaires exprimés en monnaie. L'inflation ne peut résorber le chômage qu'en réduisant le salaire réel du salarié potentiel.

Mais alors les syndicats réclament une nouvelle hausse des salaires afin de pouvoir suivre la hausse du coût de la vie et nous revenons là où nous étions auparavant, avec un chômage à grande échelle. C'est ce qui s'est passé aux États-Unis ces dernières années, ainsi que dans de nombreux autres pays.

Si vous voulez obtenir des taux de salaires plus élevés, vous devez accumuler davantage de capital. Plus il y a de capital — toutes choses égales par ailleurs — plus les taux de salaire montent haut sur un marché libre, c'est-à-dire sur un marché non manipulé par le gouvernement ou par les syndicats. A ces taux de salaire du marché, tous ceux qui désirent travailler peuvent trouver un emploi.

Or, comme la majorité des consommateurs sont précisément les mêmes personnes que celles qui travaillent et perçoivent des salaires, ce sont en réalité les travailleurs eux-mêmes qui déterminent quels salaires sont compatibles avec le plein emploi. L'idée que les travailleurs et les consommateurs sont des personnes différentes est fausse. En dernière analyse les travailleurs et les consommateurs sont les mêmes gens. Les cheminots, par exemple, sont eux-mêmes des consommateurs, qui consomment tous les biens ne pouvant être produits et apportés sur les lieux de consommation sans l'aide des chemins de fer. Si les employés des chemins de fer obtiennent une hausse des taux salariaux, cela veut dire qu'ils figureront, en tant que consommateurs, parmi ceux devant aussi payer davantage pour les services rendus par les chemins de fer.

L'idée incorrecte qui sous-tend tous les débats tournant autour de la main-d'œuvre et des taux de salaire est que les masses salariées produisent pour une « classe » supérieure de capitalistes et ne profitent pas eux-mêmes du fruit de leurs efforts. La vérité est que la portion de loin la plus grande de tout ce qui est produit par les salariés est également consommée par eux, les salariés, qui font partie de la même « classe ». La caractéristique principale du capitalisme réside précisément dans le fait qu'il constitue une production de masse visant à approvisionner les masses. Ce qui n'est pas compris par la philosophie sous-jacente des politiques syndicales est que l'immense majorité de tous les biens et services produits dans le cadre capitaliste est consommée par ceux-là mêmes qui travaillent dans les magasins, sur les chantiers et dans les usines.

Le chômage ne peut être combattu par l'inflation. Il est toujours dû au fait qu'employer quelqu'un au taux salarial qu'il demande conduit à une perte pour l'employeur. Tant qu'embaucher quelqu'un en plus est avantageux, parce qu'il se trouve des acheteurs prêts à rembourser à l'employeur ce qu'il a dépensé en embauchant le travailleur, il n'y a pas de chômage.

Sur un marché libre il prévaut toujours une tendance constante au plein emploi. En fait la seule politique de plein emploi raisonnable et pouvant avoir du succès est de laisser le marché déterminer librement le niveau des taux salariaux. Si la pression syndicale ou des décrets gouvernementaux font monter les taux de salaire au-dessus du niveau du marché libre, un chômage se développe nécessairement, touchant une partie de la force de travail potentielle.

Greaves : Alors les lois sur le salaire minimum n'augmentent pas le salaire des travailleurs ?

Mises : Les gens pensent que s'ils augmentent les taux de salaire minimums ils amélioreront la situation de tout le monde. C'est l'une des erreurs les plus épouvantables, car ils y a des gens dont le travail, aux yeux du public acheteur — c'est-à-dire des consommateurs —, ne vaut pas ces taux de salaires plus élevés. Ces personnes restent par conséquent au chômage. Les décrets légaux sur les taux de salaire minimums sont soit totalement inutiles, soit créent sinon un chômage supplémentaire. Si les consommateurs ne sont pas disposés, en achetant le produit, à rembourser l'employeur de ce qu'il a dépensé pour fabriquer le produit, il sera forcé d'arrêter la production et donc d'employer des travailleurs.

Greaves : De nombreuses personnes influentes disent que les raisons de nos problèmes monétaires se trouvent la balance des paiements défavorable. Ils sous-entendent que les prix plus élevés consécutifs à la baisse du pouvoir d'achat du dollar résultent du fait que les Américains dépensent plus à l'étranger que les étrangers ne dépensent aux États-Unis. Ils pensent que la balance des paiements détermine le pouvoir d'achat du dollar pour ce qui est du commerce international et par conséquent pour les prix intérieurs, de sorte qu'ils veulent arrêter l'inflation américaine en faisant passer des lois pour réduire les importations et empêcher les citoyens américains de voyager ou de dépenser leur argent à l'étranger. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?

Mises : Cette interprétation des problèmes monétaires américains est totalement erronée. L'argument de la balance des paiements a pour objectif de nier la responsabilité du gouvernement dans l'inflation. C'est une tentative de disculper la politique gouvernementale d'accroissement de la quantité de monnaie et de mettre la tendance à la hausse des prix sur le dos du peuple américain. Dans cette optique le gouvernement veut restreindre les importations de biens qu'il considère inutiles et empêcher les Américains de voyager à l'étranger.

Examinons ce que cela veut dire. Quand des citoyens des États-Unis achètent un produit importé, ils doivent le payer. Si le gouvernement les empêche d'acheter ce produit étranger, disons par exemple du Champagne français, ils ne mettront pas cet argent dans un colis qu'ils enverront au gouvernement afin que ce dernier ait davantage d'argent pour payer les déficits de ses entreprises — la poste par exemple. Les citoyens achèteront quelque chose d'autre sur le marché intérieur. Les prix de ces produits intérieurs achetés grimperont alors parce qu'ils feront désormais face à une plus grande demande. Ceci conduira à des prix plus élevés pour certaines choses auparavant exportées et ces choses ne seront plus exportées.

De plus, le fait qu'une loi américaine rendent impossible ou plus coûteux pour les Américains l'achat de certains produits étrangers qu'ils avaient l'habitude d'acheter entraînera une baisse de la demande pour ces produits étrangers. Par conséquent, afin de pouvoir vendre toute leur production, les producteurs étrangers auront tendance à baisser les prix de ces produits étrangers. Le résultat, c'est que les étrangers ne seront plus capables d'acheter autant qu'auparavant et de conserver le même niveau de vie. Ils devront réduire leur consommation. Ils devront par exemple réduire leurs achats sur certains articles d'importation, comme les automobiles américaines. Il se fait ainsi que lorsqu'un pays diminue ses importations il doit nécessairement aussi réduire ses exportations. Quand les étrangers vendent moins sur nos marchés, ils ont moins de moyens pour acheter nos produits.

La vérité est qu'exportations et importations sont interdépendantes et en ce sens en équilibre. Si nous réduisons la quantité de fonds américains aux mains des étrangers par des mesures s'opposant aux importations et aux voyages à l'étranger, nous restreignons nécessairement la quantité des moyens — de monnaie— que ces étrangers sont capables de dépenser en biens américains ou en séjours aux États-Unis.

Si tous les pays du monde, suivant avec logique cette théorie de la balance des paiements, rendaient les importations impossibles, ils rendraient aussi de ce fait toute exportation impossible. Tous les pays resteraient alors économiquement isolés. Les prix et le coût de la vie monteraient, non seulement parce que le gouvernement augmente la quantité de monnaie nationale, mais aussi parce que les consommateurs n'auraient plus accès aux produits qui pouvaient être obtenus dans des conditions plus favorables à l'étranger. Le résultat de toutes ces politiques seraient une restriction sans cesse plus grande du commerce international.

Le commerce international n'est pas une affaire unilatérale. C'est toujours obligatoirement un échange mutuel de biens ou de services entre divers pays conduisant au bénéfice mutuel de leurs citoyens. Restreindre le commerce international signifie réduire le niveau de vie des citoyens vivant dans les pays qui restreignent le commerce.

Greaves : Pourquoi cette situation de la « balance des paiements » ne se développe-t-elle qu'entre des pays et non entre diverses régions d'un même pays ? Il y a plusieurs États aux États-Unis dont la population est plus grande, ou au moins n'est pas plus petite, que celle de nombreuses nations européennes indépendantes. Pourquoi n'entendons-nous pas à propos des citoyens de l'Illinois dépensant leur argent en Floride les mêmes complaintes que celles que nous entendons à propos de ceux qui vont à Paris et achètent des parfums français, ce qui serait supposé enrichir la France et appauvrir les États-Unis ?

Mises : Parce que les divers États américains n'ont pas de politiques monétaires indépendantes. Il ne peut pas y avoir d'inflation dans l'Iowa sans qu'il y ait une inflation de la même importance et au même moment dans les 49 autres États de l'Union.

Et vous n'êtes pas obligé de penser au seul commerce entre États. Les gens disent qu'il est dommageable que la France ne produise et ne vende aux États-Unis que des biens mauvais, frivoles et immoraux — livres, romans, champagne, concerts, représentations théâtrales et productions d'opéra à Paris. Mais vous pouvez dire la même chose à propos, par exemple, de Brooklyn et de Manhattan. Manhattan propose des concerts, des réunions, des pièces de théâtre, des œuvres d'opéra, etc., aux habitants de Brooklyn. Les gens de Brooklyn dépensent leur argent à Manhattan. Un habitant de Brooklyn pourrait dire : « Pourquoi mon voisin dépense-t-il son argent pour assister à une séance d'opéra à Manhattan ? Pourquoi ne dépense-t-il pas son argent à Brooklyn ? » Et si vous poursuivez ce raisonnement petit à petit dans la même direction, vous finirez par arriver à l'autarcie parfaite, c'est-à-dire à l'indépendance et l'isolement économiques de tout groupe et toute unité politique.

Greaves : Que faudrait-il faire ?

Mises : Ce qu'il faut pour éviter tous les effets non désirés de l'inflation, c'est restaurer l'honnêteté dans la conduite des affaires monétaires. Ceci veut dire aussi restaurer l'intégrité dans la conduite de toutes les affaires gouvernementales et tout particulièrement respecter scrupuleusement les clauses de la Constitution portant sur les finances.

Greaves : De quelles clauses voulez-vous parler ?

Mises : Des clauses qui interdisent au gouvernement de dépenser davantage que ne le permet le budget. Chaque sou que dépense le gouvernement devrait être collecté par les autorités fiscales, en parfaite conformité avec les lois du pays.

Greaves : Vous ne permettriez donc pas au gouvernement d'emprunter ?

Mises : Si le Congrès veut dépenser plus, il doit autoriser l'émission de quantités supplémentaires d'obligations d'État, devant être vendues au public et non aux banques commerciales.

Greaves : Il est depuis longtemps illégal pour un Américain de posséder de l'or 1. Ceci a-t-il contribué au problème ?

Mises : La loi qui interdit à un citoyen des États-Unis de détenir de l'or ne leur permet pas d'enrayer les tentatives d'inflation du gouvernement. Si les citoyens individuels avaient le droit de stocker de l'or, la folie des tentatives de substituer l'or au papier serait devenue claire depuis longtemps.

Greaves : Croyez vous alors à « l'or de papier » ?

Mises : L'or existe et le papier existe, mais « l'or de papier » n'existe pas. Si des citoyens privés américains avaient le droit d'acheter et de détenir de l'or, une énorme quantité d'or serait aujourd'hui possédée par des citoyens des États-Unis et il ne serait pas difficile de restaurer l'étalon monétaire américain, ni les autres étalons monétaires de toute la civilisation occidentale.

Greaves : L'augmentation du « prix de l' »or » aiderait-t-il ?

Mises : Ce que l'on appelle, suivant une terminologie fallacieuse, « l'augmentation du prix de l'or » revient en fait à reconnaître légalement les effets de l'inflation. L'augmentation du « prix de l'or » est en réalité la reconnaissance par le gouvernement de la dépréciation du système monétaire légal du pays. Une présentation honnête de la situation ne parlerait pas d'augmentation du « prix de l'or » mais d'une augmentation du prix de tous les biens, de toutes les choses dont les gens ont besoin dans leur consommation quotidienne.

Greaves : De nombreuses personnes croient que la monnaie est nécessairement une création du gouvernement. En est-il ainsi ?

Mises : La monnaie est un phénomène du marché, un moyen d'échange. Mais le gouvernement pense à la monnaie comme à un produit de l'activité gouvernementale. La monnaie n'est pas une création du gouvernement. Ceci devrait être répété sans cesse. Toutes ces doctrines partent de l'idée qu'il y aurait dans la monnaie quelque chose de plus que l'accord entre les parties pour échanger une chose contre un type donné et une quantité déterminée de cette monnaie. C'est l'intervention du gouvernement qui a détruit la monnaie dans le passé et c'est l'intervention du gouvernement qui la détruit à nouveau.

La monnaie, en tant que telle, est une institution de l'économie de marché. C'est l'une des institutions essentielles du marché. Un marché sans monnaie est impossible. Un marché, c'est précisément la liberté des gens de produire, d'échanger et de consommer. Lorsque la monnaie est détruite, lorsque l'échange monétaire devient impossible, alors l'existence de l'économie de marché s'interrompt également. Et un système libre sans marché est impossible.

Une chose ne peut pas servir de monnaie si le gouvernement a le droit d'en augmenter la quantité ad libitum.

Greaves : Vaudrait-il mieux que le gouvernement ne batte pas ou n'imprime pas la monnaie et qu'il laisse ce rôle à des institutions privées ?

Mises : Ceci suppose que la fabrication de monnaie par des institutions privées soit à l'abri des interventions du gouvernement. Le problème n'est pas dû au fait que le gouvernement possède le droit de frappe ou les presses à billets. Même si les gouvernements n'avaient jamais essayé de fabriquer la monnaie, leur influence n'aurait pas été différente de ce qu'elle est aujourd'hui.

Le problème vient de ce que le rôle des gouvernements est de trancher tous les conflits qui pourraient sinon conduire à la violence de la part d'un de ses citoyens. Les gouvernements ont l'occasion de traiter des problèmes monétaires de la même manière qu'ils s'intéressent à tous les contrats concernant l'échange de biens et de services. On en appelle par exemple tous les jours aux gouvernements pour dire si l'une des deux parties contractantes d'un échange a ou non manqué à ses obligations contractuelles. Quand un tribunal juge qu'il y a eu un tel manquement, cela justifie dès lors la contrainte exercée par l'appareil gouvernemental d'oppression violente.

Si les deux parties remplissent leurs obligations contractuelles immédiatement et simultanément, aucune dispute pouvant conduire l'une des parties à faire appel aux tribunaux n'est susceptible de se produire. Toutefois, si les obligations de l'une ou de plusieurs parties sont différées pour un certain temps, il se peut que l'on demande aux tribunaux de dire comment faire respecter les termes du contrat. Si le paiement d'une somme d'argent est en jeu, ceci implique de déterminer quelle signification il faut donner aux termes monétaires du contrat. En réalité, on demande au tribunal de définir ce qui doit être légalement accepté comme monnaie. Le pouvoir de donner à certains bouts de papier la qualité de cours légal est un pouvoir qui réclame une attention constante.

La transition des pièces au papier rendit l'inflation facile. Tous les problèmes monétaires viennent du fait que de nombreux gouvernements, pour des raisons budgétaires, abusent du pouvoir de dire que des bouts de papier équivalent légalement aux pièces sonnantes et trébuchantes. Le pouvoir que cet abus de la suprématie judiciaire des lois et des tribunaux confère aux gouvernements est la seule source de tous les problèmes monétaires. La frappe et l'impression privées de monnaie n'élimineraient pas ce pouvoir.

Greaves : Dans vos nombreux écrits sur les problèmes monétaires vous avez toujours parlé en bien de l'étalon-or. Pourquoi ?

Mises : Le problème pratique de la monnaie est aujourd'hui et dans le monde entier précisément le suivant : Les impôts sont impopulaires. Et la chose la plus impopulaire est de remplacer un impôt bas par un impôt élevé. Le gouvernement veut dépenser plus sans augmenter les impôts. Or que fait le gouvernement dans une telle situation ? Il augmente la quantité de monnaie — il a recours à l'inflation. Les prix grimpent obligatoirement lorsqu'une plus grande quantité de monnaie apparaît sur le marché et « chasse » une quantité non accrue de biens.

L'étalon-or n'a pas échoué. Les gouvernements l'ont saboté et continuent à le saboter. Ils ont établi un ratio légal entre l'or et l'unité monétaire. (Aux États-Unis le ratio établi par la loi est qu'une once d'or vaut légalement 35 $.  2) Mais ensuite, en faisant de l'inflation, le gouvernement rend impossible de maintenir ce ratio de cours légal. C'est là que réside le problème monétaire. Les gouvernements ne veulent pas admettre qu'une quantité accrue de papier-monnaie conduit à des prix plus élevés, exprimés dans la monnaie de papier émise par le gouvernement, pour tous les biens et aussi, bien entendu, pour l'or.

La quantité de monnaie constitue le problème crucial. La qualité qui fait que l'or est adapté à servir de monnaie est précisément le fait que la quantité d'or ne peut pas être manipulée par les gouvernements. L'étalon-or possède une qualité, une vertu : c'est que la quantité d'or ne peut pas être accrue comme l'on peut accroître les billets de papier. L'utilité de l'étalon-or tient à ce qu'il fait dépendre la quantité de monnaie de la rentabilité de l'extraction d'or et réfrène ainsi les aventures inflationnistes à grande échelle de la part des gouvernements.

L'or ne peut pas être produit à meilleur marché, que ce soit par un service gouvernemental, un comité, une institution, un bureau, une agence internationale, etc. C'est la seule justification de l'étalon-or. On a sans arrêt essayé de trouver une méthode pour remplacer ces qualités de l'or d'une autre façon. Mais toutes ces méthodes ont échoué et échoueront tant que les gouvernements auront en tête l'idée qu'il n'y a rien de mal, pour un gouvernement qui n'a pas collecté assez d'argent pour ses dépenses en taxant ses citoyens ou en empruntant sur le marché, à accroître la quantité de monnaie par une simple impression de nouveaux billets.

La grande qualité de l'étalon-or se trouve dans le fait que lui seul rend la détermination du pouvoir d'achat de l'unité monétaire indépendante des ambitions et des activités des dictateurs, des partis politiques et des groupes de pression. Aucun gouvernement n'est assez puissant pour détruire le vieil étalon tant que l'économie de marché n'est pas totalement supprimée. L'étalon-or et lui seul est ce à quoi pensaient au XIXe siècle les champions du gouvernement représentatif, des libertés civiles et de la prospérité pour tous quand ils parlaient de « bonne monnaie ».



Notes

1. Le droit de détenir de l'or, nié au citoyens des États-Unis en 1933, et toujours nié au moment de cette interview (1969), fut finalement restauré le 1er janvier 1975.

2. Ce ratio artificiellement maintenu de 35 $ l'once d'or fut porté en décembre 1971 à 38 $, et en février 1973 à 42,42$. Puis le ratio du dollar-papier américain vis-à-vis de l'or fut autorisé à flotter sur le marché international.


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