Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

34. Le point de vue économique

 

Publié pour la première fois en tant que préface à l'ouvrage d'Israel M. Kirzner The Economic Point of View [Le Point de vue économique] (Van Nostrand, 1960).

L'inauguration d'une science systématique de l'économie, qui fut un résultat de la philosophie sociale des Lumières, philosophie qui engendra également la doctrine de la souveraineté du peuple, fut un défi pour les pouvoirs en place. L'économie montre qu'une régularité inévitable prévaut dans l'enchaînement et l'interdépendance des phénomènes du marché et qu'il faut absolument en tenir compte si l'on souhaite parvenir aux fins poursuivies. Même le gouvernement le plus puissant, conduisant les affaires avec la plus grande sévérité, ne peut pas réussir dans des tentatives contraires à ce qu'on a appelé les « lois économiques ». On comprend très bien pourquoi les dirigeants despotiques ainsi que les chefs des masses révolutionnaires n'aimaient pas ce genre de doctrines. Pour eux l'économie était la « science lugubre » et ils la combattaient inlassablement.

Ce n'est toutefois pas l'hostilité des gouvernements et des puissants partis politiques qui fomentèrent les longues discussions sur le caractère épistémologique et la méthode logique de l'économie, au cours desquels l'importance et l'existence même de cette branche de la connaissance furent sans cesse remis en question. Ce qui suscita ces débats, c'était l'imprécision dont les premiers économistes avaient fait montre en définissant le champ de leurs études. Il serait absurde de les blâmer pour ce manque de clarté. Ils avaient des raisons suffisantes pour se concentrer sur les problèmes qu'ils essayaient de traiter et pour négliger les autres. Ce qui avait stimulé leur recherche, c'étaient des questions bien précises portant sur des controverses politiques de l'époque. Leur grand exploit fut de découvrir qu'il régnait un ordre uniforme dans l'apparition d'événements auparavant considérés comme chaotiques. Seules les générations suivantes d'économistes furent troublées par les problèmes épistémologiques que cela entraînait.

Le livre du docteur Kirzner donne un compte rendu historique de toutes les solutions suggérées au cours de ce débat. Il représente une contribution d'une grande valeur à l'histoire des idées, décrivant la marche de l'économie d'une science de la richesse à une science de l'action humaine. L'auteur ne se laisse pas aller, suivant la mode adoptée par certaines histoires récentes des doctrines économiques, à des jugements de valeur et à des observations paradoxales. Il préfère suivre les méthodes sérieuses des meilleurs historiens des théories économiques, Böhm-Bawerk et Edwin Cannan. Tout économiste — et au-delà tous ceux qui s'intéressent aux problèmes de l'épistémologie générale — lira avec grand profit les analyses du docteur Kirzner et en particulier son traitement du fameux débat entre Benedetto Croce et Vilfredo Pareto ou son examen critique des idées de Max Weber et de Lionel Robbins.

Il ne faut pas juger des essais sur l'histoire de la pensée économique du seul point de vue de l'histoire. Tout aussi important est le fait qu'ils nous permettent de réexaminer l'état actuel de la théorie économique à la lumière de toutes les tentatives faites par les générations antérieures pour trouver une solution. En comparant notre point de vue avec les réussites et les erreurs du passé, nous pouvons soit trouver des défauts dans nos propres théories, soit trouver de nouvelles et meilleures raisons qui les confirment. Le profond essai du docteur Kirzner est une véritable aide pour un tel examen nouveau et c'est en cela que consiste sa grande valeur.


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