Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

35. La liberté et son contraire

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 1er août 1960.

Comme nous le répètent sans cesse les annonciateurs du socialisme, ce dernier ne se contentera pas de rendre tout le monde plus riche, mais il apportera également la liberté parfaite à chacun. La transition vers le socialisme, nous explique Friedrich Engels, l'ami et le collaborateur de Marx, constitue le bond de l'humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. Avec le capitalisme, disent les communistes, c'est l'esclavage pour l'immense majorité ; ce n'est qu'en Union soviétique qu'il y a une véritable liberté pour tous.

Le traitement du problème de la liberté et de l'esclavage a été embrouillé, car il a été confondu avec les questions relevant des conditions naturelles auxquelles se trouve confrontée l'existence humaine. Dans la nature, rien ne peut être appelé liberté. La nature, c'est, de manière inexorable, la nécessité. C'est l'état de fait dans lequel se trouvent tous les êtres créés et auquel ils ont à faire face. L'homme doit adapter son comportement au monde tel qu'il est. Il n'a pas le pouvoir d'entrer en rébellion contre les « lois de la nature ». Il doit en tenir compte s'il souhaite remplacer une situation moins satisfaisante par une situation plus satisfaisante.

Liberté et civilisation occidentale

Le concept de liberté et son contraire n'ont de sens qu'en parlant de l'état de coopération sociale entre les hommes. La coopération sociale, base de toute existence authentiquement humaine et civilisée, peut être obtenue de deux manières différentes. Il peut y avoir coopération par l'intermédiaire du contrat et de la coordination volontaire de tous les individus, ou il peut y avoir coopération par l'intermédiaire d'ordres édictés par un Führer et de l'obéissance obligatoire de la masse. Le premier système est libéral, le second autoritaire. Dans le système libéral, chaque individu est une personne morale, c'est-à-dire qu'il est libre de choisir et d'agir, et qu'il est responsable de son comportement. Dans le système autoritaire, seul le chef suprême est un acteur libre, tandis que tous les autres sont des esclaves soumis à sa discrétion. Lorsque le système autoritaire est entièrement mis en place, comme ce fut par exemple le cas dans l'empire des Incas de l'Amérique précolombienne a, les sujets ne sont plus humains qu'au sens zoologique : ils sont virtuellement dépossédés de leur faculté, spécifiquement humaine, de choisir et d'agir et ils ne sont plus responsables de leur conduite. C'est conformément à cette déchéance de la dignité morale de l'homme que les criminels nazis déclinèrent toute responsabilité de leurs actes, soulignant qu'ils n'avaient fait qu'obéir aux ordres de leurs supérieurs.

La civilisation occidentale se fonde sur le principe libéral, et tous ses succès résultent des actions d'hommes libres. Ce n'est que dans le cadre d'une société libre qu'il y a un sens à distinguer entre ce qui est bien et devrait être fait d'une part, ce qui est mal et devrait être évité d'autre part. Ce n'est que dans une société libre que l'individu a le pouvoir de choisir entre un comportement moralement recommandable et un comportement moralement répréhensible.

L'homme n'est pas une créature parfaite et la perfection ne se rencontre pas dans les questions humaines. La situation que l'on observe dans une société libre n'est certainement pas satisfaisante à de nombreux égards. Il y a encore beaucoup à faire pour ceux qui cherchent à combattre le mal et à élever le niveau moral, intellectuel et matériel de l'humanité.

L'autoritarisme

Mais les plans des communistes, des socialistes et de leurs alliés visent à tout autre chose. Ils veulent établir le système autoritaire. Ce qu'ils veulent dire en vantant les bénéfices à attendre de ce qu'ils appellent la « planification », c'est une société où il faudrait empêcher chacun de planifier sa propre conduite et de mener sa vie selon ses propres convictions morales. Un seul plan doit prévaloir, celui de la grande idole, de l'État avec une majuscule, le plan du chef suprême du gouvernement, que la police fait respecter par la force. Il faut obliger tout individu à renoncer à son autonomie et à obéir, sans poser de questions, aux ordres édictés par le Politburo ou le secrétariat du Führer. Voilà le type de liberté qu'Engels avait en tête. C'est précisément le contraire de ce que le terme de liberté avait l'habitude de signifier jusqu'à notre époque.

Le grand mérite du Professeur Friedrich von Hayek fut d'attirer l'attention sur la nature autoritaire des plans socialistes, qu'ils soient défendus par des socialistes internationalistes ou par des socialistes nationalistes, par des athées ou par des croyants égarés, par des fanatiques à la peau blanche ou par des fanatiques à la peau noire. Bien qu'il y ait toujours eu des auteurs pour exposer le caractère autoritaire des plans socialistes, la critique principale portée à l'encontre du socialisme s'était concentrée sur son inefficacité économique et ne traitait pas suffisamment de ses effets sur la vie des citoyens. Parce que cet aspect humain de la question avait été négligé, la grande majorité des partisans des politiques socialistes imaginaient vaguement que la restriction de la liberté individuelle par un régime socialiste ne s'appliquerait « que » pour les questions économiques et n'affecterait pas la liberté dans les domaines non économiques. Mais, comme Hayek l'a signalé clairement en 1944, dans son livre La Route de la servitude, le contrôle économique n'est pas le simple contrôle d'un secteur de la vie humaine qui pourrait être séparé du reste : il s'agit du contrôle des moyens utilisés pour nos fins. Comme l'État socialiste est seul à contrôler les moyens, il a le pouvoir de déterminer quels fins il convient de servir et ce que les hommes doivent s'efforcer de faire. Ce n'est pas par accident que le socialisme marxiste de la Russie et le socialisme nationaliste de l'Allemagne ont conduit à l'abolition totale de toute les libertés civiques et à l'établissement du despotisme le plus rigide. La tyrannie est le corollaire politique du socialisme, de même que le gouvernement représentatif est le corollaire politique de l'économie de marché.

Le Professeur Hayek a désormais développé et justifié ses idées dans un traité détaillé, La Constitution de la liberté [The Constitution of Liberty, The University of Chicago Press, 1959, 580 pages. Traduction française chez LITEC]. Dans les deux premières parties de ce livre, l'auteur fait un exposé brillant de la signification de la liberté et des pouvoirs créateurs d'une civilisation libre. Reprenant la définition célèbre qui définit la liberté comme le règne de la loi et non le règne des hommes, Hayek analyse les fondements constitutionnels et légaux d'une communauté de citoyens libres. Il oppose les deux schémas d'organisation politique et sociale de la société : gouvernement par le peuple (gouvernement représentatif) basé sur la légalité, et gouvernement par le pouvoir discrétionnaire d'un dirigeant autoritaire ou d'une clique dirigeante, d'une Obrigkeit comme les Allemands avaient l'habitude de l'appeler. En appréciant pleinement la supériorité morale, pratique et matérielle du premier, il montre en détail quelles sont les exigences légales que réclame un tel état et ce qu'il convient de faire pour le faire fonctionner et pour le défendre contre les machinations de ses ennemis.

L'État-providence

Malheureusement, la troisième partie de l'ouvrage du Professeur Hayek est plutôt décevante. L'auteur y essaie de distinguer entre socialisme et État-providence. Le socialisme, selon lui, est sur le déclin. L'État-providence le remplace. Et Hayek pense que cet État-providence est sous certaines conditions compatible avec la liberté.

En réalité, l'État-providence est simplement une méthode pour transformer peu à peu l'économie de marché en socialisme. Le plan initial de l'action socialiste, tel que développé par Karl Marx en 1948 dans son Manifeste communiste, visait à réaliser petit à petit le socialisme par une série de mesures gouvernementales. Les dix mesures les plus importantes étaient énumérées dans le Manifeste. Elles sont bien connues de tous parce qu'elles constituent précisément les mesures qui forment l'essence des activités de l'État-providence, de la Sozialpolitik allemande de Bismarck et du Kaiser tout comme du New Deal américain et du socialisme fabien britannique. Le Manifeste communiste dit que ces mesures, qu'il soutient, sont « des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables », mais souligne le fait que « au cours du mouvement, [elles] se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. »

Plus tard, Marx adopta une méthode différente pour la politique de son parti. Il abandonna la politique d'une approche graduelle vers le socialisme intégral et défendit à la place l'idée d'un renversement révolutionnaire violent du système « bourgeois » qui « liquiderait » d'un coup les « exploiteurs » et établirait « la dictature du prolétariat. » C'est ce que fit Lénine en Russie, en 1917, et ce que l'Internationale communiste prévoit de faire partout ailleurs. Ce qui sépare les communistes des défenseurs de l'État-providence n'est pas le but ultime de leurs tentatives, mais les méthodes par lesquelles ils comptent atteindre leur objectif commun. La différence d'opinion qui les sépare est la même que celle qui permet de distinguer le Marx de 1848 du Marx de 1867, année de la première publication du premier volume du Capital.

Cependant, le fait que le Professeur Hayek se soit trompé sur la nature de l'État-providence ne nuit pas gravement à la valeur de ce grand livre. Car son analyse des politiques et des préoccupations de l'État-providence montre à tout lecteur sérieux pourquoi et comment ces politiques d'aide sociale tant vantées échouent toujours inévitablement. Ces politiques ne parviennent jamais aux fins — prétendument bénéfiques — que veulent atteindre le gouvernement et les soi-disant progressistes qui les défendent. Au contraire, elles conduisent à une situation qui — du point de vue du gouvernement et de ses partisans — est encore pire que la situation précédente qu'ils cherchaient à « améliorer. » Si le gouvernement ne renonce pas à sa première intervention, il est conduit à lui ajouter d'autres interventions. Comme ces dernières échouent encore, on a recours à encore plus d'ingérences dans les affaires commerciales jusqu'à ce que toute liberté ait été virtuellement abolie. Il en sort un système de planification généralisée, c'est-à-dire un socialisme du genre de celui que le plan allemand d'Hindenburg cherchait à introduire pendant la Première Guerre Mondiale et qui fut par la suite mis en pratique par Hitler lorsqu'il pris le pouvoir, et par le cabinet de la Coalition britannique au cours de la Deuxième Guerre Mondiale.

L'erreur principale qui empêche la plupart de nos contemporains d'apprécier correctement l'importance des différents programmes politiques et la tendance des politiques d'aide sociale, c'est leur incapacité de voir qu'à côté de la nationalisation directe de toutes les usines et des toutes les exploitations agricoles (telle qu'elle fut menée en Russie et en Chine) il existe une seconde méthode pour mettre pleinement en oeuvre le socialisme. Avec ce système, que l'on appelle communément « planisme » (ou, en tant de guerre, « socialisme de guerre » ), les différentes usines et exploitations agricoles restent apparemment, vu de l'extérieur, des unités distinctes, mais elles sont entièrement et sans condition soumises aux ordres de l'autorité planificatrice suprême. Chaque citoyen, quelle que soit sa position dans le système économique, doit travailler en respectant scrupuleusement les ordres du Bureau Planificateur et son revenu — le montant qu'il a le droit de dépenser pour sa consommation — est déterminé exclusivement par ces ordres. Certaines dénominations et certains termes du système capitalistes peuvent être préservés, mais ils veulent dire tout autre chose dans la situation modifiée que ce qu'ils avaient l'habitude de signifier dans l'économie de marché. D'autres termes peuvent être changés. Ainsi, dans l'Allemagne d'Hitler, le chef d'une équipe supplantant l'entrepreneur ou le président de société de l'économie de marché était appelé « directeur d'entreprise » (Betriebsführer) et les forces de travail « partisans » (Gefolgshaft). Comme le soulignait à l'envie le principal théoricien de ce système, feu le Professeur Othmar Spann, on ne gardait de la propriété privée que le nom, alors qu'il s'agissait en réalité uniquement d'une propriété publique et étatique.

Ce n'est qu'en accordant sa pleine attention à ces questions fondamentales que l'on peut comprendre correctement les controverses politiques au sein des nations de la civilisation occidentale. Car si le socialisme et le communisme devaient l'emporter dans ces pays, ce serait par le socialisme de la planification et non par le socialisme de la nationalisation. La seconde méthode peut s'appliquer dans des pays à prédominance agricole comme en Europe de l'Est ou en Asie. Dans les pays industrialisés de l'Ouest, le projet planificateur est plus populaire parce que même les étatolâtres les plus fanatiques répugnent à nationaliser directement l'appareil complexe de la fabrication industrielle moderne. Et pourtant, le « projet de planification » est tout aussi destructeur de liberté que le « projet de nationalisation », et les deux nous conduisent vers l'État autoritaire.



Note

a. Mises avait écrit la préface de la traduction anglaise du livre de Louis Bodin sur « L'Empire socialiste des Inka ». NdT.


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