Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

30. Le symptomatique Keynes

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, 18 juin 1951.

Comme c'est l'usage dans les biographies, le livre du professeur R. F. Harrod, The Life of John Maynard Keynes [La Vie de John Maynard Keynes] (Harcourt, Brace, 1951) offre une abondante information sur des faits sans importance et sur des gens inintéressants qui ont croisé le chemin de son sujet. Toute la page 171, par exemple, est consacrée à décrire une dame qui se trouvait être la nièce d'un véritable duc. On nous raconte comment elle s'habillait, comment et où elle vivait, quelles étaient ses bizarreries et de nombreuses autres choses. Peut-être cette dame était-elle vraiment une femme éminente, peut-être aussi remarquable que l'écrivain Mathilde Wesendonck, qui eut une liaison avec le compositeur Richard Wagner. Mais la nièce du duc rata son Richard Wagner, et son seul titre de gloire est d'avoir diverti le 2 juillet 1914 le Premier ministre et John Maynard Keynes lors une petite soirée.

Ce n'est pas seulement l'aspect social du fait de manger et de boire qui est amplement traité par Harrod dans ce livre, mais aussi l'aspect commercial. Keynes fonda un théâtre à Cambridge et faisait attention aux détails touchant à sa gestion. « Rien n'était insignifiant pour lui, » dit le professeur Harrod.

Par une heureuse et fructueuse idée, un restaurant fut associé au théâtre et je me rappelle avoir reçu une lettre de lui me demandant d'écrire une recommandation pour un chef. [...] Il était anxieux d'encourager la consommation de vin dans le restaurant plutôt que celle de cocktails et d'alcools. [...] Il donna pour instruction de n'ajouter au prix de revient que 2 shillings 6 pennies, au lieu des 50 % habituels, au prix du champagne, ce qui eut en fait pour conséquence d'augmenter les profits !

Une anecdote de ce type illustrera les nombreuses choses que Lord Keynes fut et fit en plus d'être Keynes. Il appartenait à de nombreux groupes et cercles, à l'Université de Cambridge, au groupe de Bloomsbury dans les dernières années précédant la Première Guerre mondiale, aux amis actifs du théâtre et du ballet. C'était un homme de la « société » et un collectionneur. Il écrivit un livre remarquable, A Treatise on Probability [Traité de probabilités]. Il joua un rôle au sein du Parti libéral. Il passa une bonne partie de sa vie comme économiste du gouvernement. En tant que tel il participa à la rédaction de nombreuses ordonnances et conventions internationales, cette grande paperasserie qui accompagne le déclin de la civilisation, de la liberté et de la prospérité de l'Occident. Aucune de ces activités ne l'élevèrent au-dessus de l'ensemble des personnalités figurant au Who's Who et dans les journaux quotidiens. Mais d'autres questions demeurent. Keynes n'était-il pas peut-être plus que cela ? N'était-il pas quelqu'un qui a transformé les idées et les politiques de notre époque ? N'était-il pas un personnage historique ? Tels sont les problèmes dont devrait traiter une biographie de Lord Keynes.

Il y a des gens qui croient que les deux livres de Keynes qui sont devenus des best-sellers — Les Conséquence économiques de la paix (1920), et La théorie générale de l'emploi de l'intérêt et de la monnaie (1936) — ont exercé une influence décisive sur le cours de la politique britannique et des affaires du monde. On dit du premier de ces ouvrages qu'il est à l'origine des tendances anti-françaises et pro-allemandes de la politique « d'apaisement » de la Grande-Bretagne, qui encouragea en fait la montée du nazisme, permit à Hitler de défier les clauses essentielles du Traité de Versailles et se termina finalement par le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. On prétend en outre que le second livre a lancé la « révolution keynésienne » en politique économique. L'abandon de l'étalon-or et l'adoption de méthodes fiscales franchement inflationnistes ou « expansionnistes », le New Deal et le Fair Deal, la politique de plein emploi, l'intensification des mesures anti-importations et de nombreuses autres entreprises apparentées sont attribués aux idées « hétérodoxes » propagées par Keynes. Si ces affirmations sont exactes, Keynes apparaît comme la personnalité la plus influente de notre époque, que les effets de ces politiques soient considérés comme bénéfiques ou désastreux.

L'attrait de Keynes auprès des « progressistes »

Pour des raisons de place, nous devons mettre de côté la première de ces deux questions et nous concentrer sur la seconde. Keynes ne fut en aucun cas le précurseur d'une nouvelle politique économique. Les gouvernements n'avaient pas attendu ses conseils pour apprendre que l'inflation était un moyen commode pour remplir les caisses vides du Trésor. Les politiques keynésiennes étaient pratiquées par les gouvernements et les puissants partis politiques bien avant qu'elles ne fussent préconisées par Keynes. Les écrits de Keynes ont été reçus avec enthousiasme par des gens qui y trouvaient une justification apparemment scientifique de ce qu'ils avaient fait depuis longtemps au mépris des enseignements de l'économie.

Rien n'était plus méprisable aux yeux d'un Anglais post-victorien que les idées de laissez-faire qui avaient multiplié la population de l'Angleterre et qui avaient assuré à l'Anglais moyen le plus haut niveau de vie d'Europe. Nobles et roturiers, religieux et athées, fabricants et syndiqués, socialistes fabiens et nouveaux « colonel Blimp » — tous étaient d'accord pour rejeter la « science lugubre ». Ils détestaient la théorie selon laquelle il n'y a avait qu'un moyen d'améliorer le bien-être matériel des gens, à savoir accroître la quantité de capital investi par tête. Ils souhaitaient des raccourcis vers un paradis terrestre : un tarif protecteur, une politique d'argent facile, des monopoles syndicaux, des aides et la sécurité sociale. Ils ne voulaient pas que les économistes leur disent que c'était la politique des syndicats qui faisait du chômage un phénomène de masse durable et que la résurgence périodique des crises est le résultat inévitable de la politique d'argent facile. Ils savaient tout mieux que tout le monde : tous les maux venaient du capitalisme.

Les slogans keynésiens plaisaient grandement à ce genre de personnes. Ils y trouvaient ce qu'ils cherchaient. Si la demande est à la traîne, créez une demande « effective » en accroissant le crédit ! S'il y a du chômage, imprimez davantage de monnaie ! Si vous voulez accroître « le revenu réel national en biens et services utiles, » eh bien « creuse[z] des trous aux frais de l'épargne » ! a Et, avant toute autre chose, n'épargnez pas, dépensez !

Le triomphe du dernier livre de Lord Keynes, La Théorie générale, fut instantané. Bien que des économistes raisonnables réfutèrent ses doctrines, il devint l'évangile des soi-disant progressistes du monde entier. Aujourd'hui de nombreuses universités enseignent tout simplement le keynésianisme. C'est vraiment paradoxal. Personne ne peut plus manquer de voir qu'il est nécessaire d'avoir davantage d'épargne et d'accumulation du capital et que les politiques inflationnistes et expansionnistes sont au bord de l'effondrement total. Mais on enseigne encore aux étudiants les dangers de l'épargne et les bienfaits de l'expansionnisme.

Lord Keynes possède, comme le fait remarquer son biographe, « une rare combinaison de talents ; un seul d'entre eux aurait à lui seul suffit à faire de lui une personne remarquable. » Mais la politique et l'Histoire ne s'intéressent pas aux vertus que donne le professeur Harrod dans son catalogue détaillé. Elles demandent : A-t-il enrichi le trésor des idées de l'humanité et a-t-il influencé le cours des événements ? La réponse à ces deux question est non. Les idées qu'il a professées étaient intenables et n'étaient pas même originales. Les livres qu'il a écrits ont appuyé des politiques bien en place, qui auraient continué sans son soutien. Il eut une grande renommée, fut célèbre et populaire dans une époque de déclin et de désintégration. Mais ses écrits n'étaient pas la cause de ces désastres : ils n'en étaient que les symptômes.



Notes

a. Théorie générale de l'emploi de l'intérêt et de la monnaie, chapitre 16, section III. NdT.


Texte 30  |  Texte 32  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil