Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

26. La théorie marxiste des salaires

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, le 30 mai 1961.

La plus puissante force politique de notre époque est Karl Marx. Les dirigeants des centaines de millions de camarades vivant dans les pays communistes de l'autre côté du Rideau de fer prétendent mettre en pratique les enseignements de Marx : ils se considèrent comme les exécuteurs testamentaires de Marx. Dans les pays non communistes il y a plus de retenue concernant le jugement des accomplissements de Marx, mais il y est encore salué dans toutes les universités comme l'un des plus grands chefs de file intellectuels de l'humanité, comme le géant qui a démoli des préjugés et des erreurs bien enracinés et qui a réformé de façon radicale la philosophie et les sciences de l'homme. On prête peu d'attention aux quelques dissidents qui ne rejoignent pas le chœur des louanges de Marx. Ils sont boycottés en tant que réactionnaires.

Le point le plus remarquable de ce prestige sans précédent pour un auteur est que même ses admirateurs les plus enthousiastes ne lisent pas ses principaux écrits et ne sont pas familiers avec leur contenu. Quelques passages et phrases de ses livres, toujours les mêmes, sont sans arrêt répétés dans les discours et les brochures politiques. Mais les volumineux ouvrages et les nombreux articles et brochures que Marx a produit ne sont pas lus attentivement, ainsi qu'on peut le montrer aisément, y compris par les politiciens et les auteurs qui se proclament fièrement marxistes. De nombreuses personnes achètent ou empruntent dans une bibliothèque des réimpressions des écrits de Marx et commencent à les lire. Mais, morts d'ennui, ils s'arrêtent habituellement après quelques pages, s'ils ne sont pas déjà arrêtés à la première.

Les doctrines de Marx

Si les gens étaient familiers des doctrines de Marx, ils ne parleraient jamais, comme ils le font souvent, du socialisme « selon les plans et les préceptes de Marx ». Car Marx n'a ni inventé le concept de socialisme ni jamais rien dit quant à l'organisation et le fonctionnement d'une communauté socialiste hormis que ce serait un règne bienheureux de l'abondance illimitée dans lequel tout le monde recevrait ce dont il a besoin. Les idées du socialisme — la gestion exclusive de toutes les affaires économiques par le gouvernement — avaient été imaginées par des auteurs français et britanniques avant que Marx ne commence sa carrière d'auteur et de propagandiste. Il n'y avait rien à y ajouter et Marx n'y a rien ajouté du tout. Il n'a pas non plus essayé de réfuter ce que les économistes avaient déjà mis en avant à son époque pour montrer le caractère illusoire et l'absurdité des projets socialistes. Il railla et qualifia d'utopisme futile toute préoccupation liée aux problèmes d'un système économique socialiste. Selon sa propre appréciation, sa contribution consistait en la découverte du prétendu fait selon lequel l'avènement du socialisme serait inévitable et que le socialisme, précisément parce qu'il devait arriver « avec l'inexorabilité d'une loi de la nature » et était le but final auquel devait nécessairement conduire l'histoire de l'humanité, constituerait l'accomplissement de tous les désirs et souhaits des hommes, un état de joie et de bonheur éternels.

Les écrits de Marx, et tout d'abord les lourds volume de son principal traité, Das Kapital, ne traitent pas du socialisme. Ils traitent en réalité de l'économie de marché, du capitalisme. Ils dépeignent le capitalisme comme un système d'horreurs indescriptibles, absolument odieux, où l'immense majorité du peuple, les prolétaires, sont opprimés et exploités sans merci par une classe de capitalistes criminels. Tout est complètement mauvais dans cet infâme système et aucune réforme, aussi bien intentionnée qu'elle soit, ne peut soulager, encore moins supprimer, l'abominable souffrance des prolétaires. Rien d'autre ne peut être dit en faveur du capitalisme en dehors du fait que précisément à cause de sa monstruosité et de son atrocité, il conduira un jour, quand les maux qu'il engendre deviendront intolérables, à la grande révolution sociale qui donnera vie au millénaire socialiste.

La « loi d'airain » des salaires

L'essence des enseignements économiques de Marx est sa « loi » des salaires. Cette prétendue loi, qui se trouve à la base de toute sa critique du système capitaliste, n'est bien entendu par de fabrication marxiste. Elle fut inventée par des auteurs antérieurs, était connue depuis longtemps sous le nom de « loi d'airain des salaires » et avait été parfaitement réfutée bien avant que Marx ne l'emploie comme fondement de sa doctrine. Marx choisit d'ignorer tout ce qui avait été dit pour montrer l'erreur de raisonnement contenue dans cette prétendue loi. Il fit quelques remarques sarcastiques sur la traduction allemande du terme « loi d'airain », telle qu'elle fut suggérée par son principal rival à la direction du parti socialiste allemand, Ferdinand Lassalle (1825-1864). Mais il bâtit tout son raisonnement économique, tous ses pronostics sur le cours futur des événements économiques et tout son programme politique sur la base illusoire de ce fallacieux théorème.

Cette « loi d'airain » déclare que les taux salariaux sont déterminés par le coût des moyens de subsistance nécessaires au simple maintien de la force de travail. Le salarié ne peut pas toucher davantage que ce dont il a physiologiquement besoin pour conserver sa capacité à travailler et pour lui permettre d'élever le nombre d'enfants nécessaires pour le remplacer à sa mort. Si les salaires grimpent plus haut que ce niveau, les salariés élèveront une progéniture plus nombreuse et la concurrence de ces chercheurs d'emploi supplémentaires fera baisser à nouveau les taux de salaire à ce que cette doctrine considère être le niveau naturel. Si, inversement, les salaires passent sous ce prétendu niveau naturel, les travailleurs ne seront pas capables de nourrir le nombre d'enfants nécessaire pour remplir les rangs de la force de travail. Il se développera alors une pénurie de travailleurs et une concurrence entre employeurs qui ramèneront les taux salariaux au niveau naturel.

Du point de vue de cette prétendue « loi d'airain » le sort des salariés dans un système capitaliste semble sans espoir. Ils ne peuvent pas s'élever au-dessus du niveau de la simple subsistance. Aucune réforme, aucun décret gouvernemental sur le salaire minimum, aucune activité syndicale ne peuvent réussir face à cette loi d'airain. Avec le capitalisme, les prolétaires sont voués à rester pour toujours au bord de la famine. Tous les avantages découlant de l'amélioration des méthodes techniques de production sont empochés exclusivement par les capitalistes. Voilà ce que veut dire le concept marxiste d'exploitation. Tous les produits, laisse entendre Marx, devraient bénéficier de droit à ceux qui les produisent, aux travailleurs manuels. La simple existence de la bourgeoisie est parasitaire. Alors que les prolétaires souffrent, le bourgeois exploite, festoie et s'amuse.

La production capitaliste

Il suffit cependant de regarder autour de nous pour déceler que quelque chose doit être totalement faux dans cette description du fonctionnement de l'économie capitaliste. La grande innovation apportée par la transformation du mode de production pré-capitaliste en système capitaliste, l'événement historique qu'on appelle la Révolution industrielle, était précisément l'inauguration d'un nouveau principe de commercialisation. Les industries de transformation du bon vieux temps s'occupaient presque exclusivement des besoins des gens aisés. Mais ce qui caractérise le capitalisme en tant que tel, c'est la production de masse pour la satisfaction des besoins des masses. La plus grande partie de tous les produits fabriqués par les usines est consommée, directement ou indirectement, par les mêmes qui travaillent dans les usines. La grande industrie est grande précisément parce qu'elle produit les biens réclamés et achetés par les masses. Si vous vous rendez chez l'homme ordinaire moyen d'un pays capitaliste, vous trouverez des produits fabriqués dans les usines de la grande industrie. C'est un formidable non sens que d'affirmer que tous les salariés ne reçoivent que le minimum nécessaire pour survivre et pour élever assez d'enfants en vue de remplir les postes dans les usines. Alors que les industries qui produisent pour les masses deviennent grandes, celles qui fabriquent des biens de luxe pour le petit nombre ne dépassent jamais une taille moyenne, voire petite.

Le défaut essentiel de la « loi d'airain des salaires » était qu'elle niait au salarié sa nature humaine et ne le traitait que comme s'il était un créature non humaine. Chez tous les êtres vivants non humains, il existe une pulsion innée à proliférer jusqu'aux limites tracées par la quantité disponible des moyens de subsistance. Rien d'autre que la quantité de nourriture accessible n'enraye la multiplication sans limites des éléphants et des rongeurs, des insectes et des bactéries. Leur nombre va de pair avec les aliments disponibles. Mais cette loi biologique ne s'applique pas à l'homme. L'homme poursuit aussi d'autres fins que celles qui comprennent les besoins physiologiques de son corps. La « loi d'airain » suppose que le salarié, l'homme ordinaire, n'est pas meilleur qu'un lapin, qu'il ne cherche aucune autre satisfaction que de manger et de proliférer et qu'il ne sait rien faire d'autre de ses revenus que d'obtenir ces satisfactions animales. Il est évident que c'est la plus absurde hypothèse jamais faite. Ce qui caractérise l'homme en tant qu'homme et l'élève au-dessus du niveau des animaux est qu'il poursuit aussi des fins spécifiquement humaines que nous qualifions de « fins supérieures ». L'homme n'est pas comme les autres êtres vivants qui sont exclusivement poussés par les appétits de leur ventre et de leurs glandes sexuelles. Le salarié est aussi un homme, ce qui veut dire une personne morale et intellectuelle. S'il gagne plus que le minimum absolu nécessaire, il le dépense pour satisfaire ses besoins spécifiquement humains : il essaie de rendre plus civilisées sa vie et celles des personnes à sa charge.

A l'époque où Marx et Engels adoptèrent cette fallacieuse « loi d'airain » et affirmèrent dans le Manifeste communiste (1848) que le salaire moyen est « la somme des moyens de subsistance [Lebensmittel] nécessaires [notwendig] pour maintenir en vie l'ouvrier en tant qu'ouvrier », des économistes intelligents avaient déjà montré l'erreur de ce syllogisme. Mais Marx ne fit pas attention à leur critique. Toute sa doctrine économique, mise en avant dans son principal traité, Das Kapital, est basée sur cette « loi d'airain ». La fausseté de cette prétendue loi, qui n'a pas été mise en doute par quiconque pendant une centaine d'années, coupe l'herbe sous le pied de l'ensemble de son raisonnement économique. Et cela démolit totalement la principale démagogie du système marxiste, doctrine prétendant que ceux qui touchent un salaire ou un traitement sont exploités par leurs employeurs.

L'inéluctabilité du socialisme

En élaborant son système philosophique et économique, Marx était tellement aveuglé par sa haine passionnelle de la civilisation occidentale qu'il ne prit pas conscience des contradictions flagrantes de son propre raisonnement. L'un des dogmes les plus essentiels du message marxiste, peut-être son cœur et sa substance même, est la doctrine de l'inéluctabilité de l'avènement du socialisme. Dans Das Kapital (1867) Marx affirme que le capitalisme « engendre, avec l'inexorabilité d'une loi de la nature, sa propre négation, » c'est-à-dire qu'il produit le socialisme. C'est cette prophétie qui explique le fanatisme obstiné des diverses factions communistes et socialistes de notre temps.

Marx a essayé de démontrer ce dogme cardinal de son credo par le fameux pronostic disant que le capitalisme conduit nécessairement et inévitablement à un appauvrissement croissant des masses salariées. Plus le capitalisme se développe, dit-il, plus « grandit la somme de misère, d'oppression, d'esclavage, de déchéance et d'exploitation. » Avec « le progrès de l'industrie » le travailleur « descend toujours plus bas », jusqu'à ce que finalement, lorsque ses souffrances sont devenues insupportables, les masses exploitées se révoltent et établissent le bonheur absolu et éternel du socialisme.

Il est bien connu que ce pronostic de Marx n'a pas été moins réfuté par les faits de l'évolution sociale que toutes ses autres prophéties. Depuis que Marx a écrit les lignes citées en 1848 et 1867, le niveau de vie des salariés s'est amélioré dans tous les pays capitalistes d'une manière jamais connue ni rêvée auparavant.

Mais il y a encore quelque chose de plus à dire sur cette partie de l'argumentation marxiste. Elle contredit toute la théorie marxiste de la détermination des taux salariaux. Comme il a été indiqué, cette théorie affirme que les taux de salaire sont dans un système capitaliste toujours et nécessairement si faibles que pour des raisons physiologiques ils ne peuvent pas tomber plus bas sans faire disparaître toute la classe des salariés. Comment est-il alors possible que le capitalisme engendre un appauvrissement croissant des salariés ? Non seulement Marx contredit par sa prédiction d'un accroissement croissant des masses tous les faits de l'expérience historique. Mais il contredit aussi les enseignements essentiels de sa propre théorie basée sur la « loi d'airain des salaires », à savoir que les taux de salaire capitalistes sont si bas qu'ils ne peuvent descendre davantage sans éliminer les travailleurs.

Le système économique marxiste, tant vanté par des nuées de soi-disant intellectuels, est un fatras d'affirmations arbitraires en contradiction les unes avec les autres.


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