Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

25. La doctrine marxiste de la lutte des classe

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 3 octobre 1961.

Le plus populaire des enseignement marxiste est la doctrine du conflit irréconciliable entre les classes sociales.

Statut ou caste dans la société pré-capitaliste

La marque caractéristique de l'organisation de la société des époques pré-capitalistes était le statut. Dans le statut ou la caste, ce sont les différences légales entre les individus qui prévalent. La position de l'individu dans la vie était fixée par son statut. Il héritait de ses parents, à sa naissance, son appartenance à une classe, et sa position dans l'existence était déterminée de façon rigide par les lois et les coutumes assignant à chaque membre de son rang des privilèges, des devoirs et des désavantages bien précis. Une bonne étoile ou une malchance extraordinaires pouvaient dans quelques rares cas élever un individu à un rang supérieur ou le rabaisser à un rang inférieur. Mais en règle générale les conditions de vie des membres d'un ordre ou d'un rang donné ne pouvaient s'améliorer ou se détériorer que suite à un changement des conditions touchant l'ensemble de tous les membres. L'individu était en premier lieu non pas le citoyen d'une nation mais le membre d'un état (Stand en allemand).

Ce système, qui avait déjà été substantiellement altéré et humanisé en Angleterre au moyen âge, est incompatible avec les méthodes capitalistes de l'économie de marché. Il fut finalement aboli dans les pays du continent européen par la Révolution française et par les révolutions et les réformes qu'elle suscita. Ses derniers vestiges dans le monde capitaliste disparurent lorsque l'esclavage fut aboli petit à petit dans les deux Amériques et dans les colonies outremer des puissances européennes.

Il prévaut dans la société de statut d'une part une solidarité d'intérêts chez tous les membres de la même caste et d'autre part un irrémédiable conflit d'intérêts entre les membres des différentes castes. Tous les esclaves, par exemple, sont unis par l'intérêt commun de l'abolition de l'esclavage alors que leurs maîtres y sont opposés. Tous les représentants de la noblesse européenne étaient opposés à l'abolition de leur exemption fiscale, dont le Tiers-État attendait un soulagement concernant sa propre charge. Mais de tels conflits n'existent pas dans une société où tous les citoyens sont égaux devant la loi. Aucune objection logique ne peut être avancée contre le fait de distinguer diverses classes parmi les membres d'une telle société ; toute classification est logiquement acceptable, aussi arbitraire que puisse être le trait de démarcation retenu. Mais il n'y a pas de sens à classer les membres d'une société capitaliste selon leur position dans le cadre de la division sociale du travail pour identifier ensuite ces « classes » aux castes d'une société de statut. Or c'est précisément ce que fait la doctrine marxiste de l'irrémédiable lutte des classes.

Les « classes » marxistes

Les « classes » que Marx distingue au sein d'une société capitaliste ont une composition en perpétuelle fluctuation. L'affiliation à une classe n'est pas une qualité héréditaire dans une société capitaliste. Elle est attribuée à chaque individu par un plébiscite quotidien, pour ainsi, dire, de tout le peuple. Le public qui achète, les consommateurs, détermine en achetant ou en s'abstenant d'acheter, qui doit posséder et diriger les usines, qui doit travailler dans les ateliers et dans les mines, qui doit jouer dans les représentations théâtrales et qui doit écrire les articles de journaux. Ces consommateurs le font comme lorqu'ils déterminent en leur qualité d'électeurs qui doit devenir président, gouverneur ou juge. Afin de devenir riche dans une société capitaliste et de préserver la richesse déjà acquise, il faut satisfaire les désirs du public. Ceux qui ont acquis la richesse tout comme leurs héritiers doivent essayer de la conserver en défendant leurs avantages face à la concurrence des firmes établies et des nouveaux venus ambitieux.

Dans une économie de marché non entravée, non sabotée par les concessions et les exemptions accordées aux puissants groupes de pressions, il n'y a pas de privilèges, pas de protection de « droits acquis », pas de barrières empêchant quiconque d'essayer d'obtenir un prix donné. L'accès à n'importe quelle classe au sens marxiste du terme est libre pour tous. Les membres de chaque classe sont en concurrence entre eux : ils ne sont pas unis par un intérêt commun de classe ni opposés aux membres des autres classes dans une alliance destinée soit à défendre un privilège commun que ceux auquel il fait du tort cherchent à abolir, soit à essayer d'éliminer un handicap institutionnel que ceux qui en profitent veulent préserver.

Les champions de la liberté politique moderne et du laissez-faire affirmaient : Si les vieilles lois donnant des privilèges ou des handicaps statutaires sont abolies et qu'aucune nouvelle pratique similaire — comme les subventions, la taxation discriminatoire, la liberté accordée à des agences non gouvernementales, telles que les syndicats, d'utiliser la coercition et l'intimidation — n'est introduite, alors il y a égalité des citoyens devant la loi. Personne n'est freiné par le moindre obstacle légal dans ses aspirations et dans ses ambitions. Tout le monde est libre de concourir à n'importe quelle poste ou fonction dans la société pour lesquels ses capacités personnelles conviennent.

Marx voyait cependant les choses sous un autre éclairage. Il affirmait que le capitalisme n'avait pas aboli l'esclavage et n'avait pas supprimé l'asservissement des masses laborieuses. Il n'avait pas émancipé l'homme ordinaire. Le peuple avait juste changé de maîtres. Autrefois il était forcé de trimer pour les princes et les aristocrates ; désormais il est exploité par la bourgeoisie. La division de la société en « classes sociales » est, aux yeux de Marx, une division sociologiquement et économiquement peu différente de celle en castes dans la société de statut. Le bourgeois de l'ère moderne n'est pas moins un extorqueur prédateur que les nobles et les esclavagistes des temps passés.

Mais qu'est-ce qui caractérise la « classe sociale » en tant que telle, et qu'est-ce qui nous permet de l'identifier aux castes d'une société de statut ? A cette question Marx n'a jamais donné de réponse. Tous ses livres, brochures et écrits tournent autour du concept de classe sociale et l'essence de son programme politique et social est l'abolition des « classes sociales » ainsi que la mise en place de ce qu'il appelle une société sans classes. Il ne nous a toutefois jamais dit ce qu'il avait en tête quand il employait le terme de « classe sociale » ni ce qui justifiait d'attribuer à la division de la société en « classes sociales » les mêmes effets qu'avait sa division en castes.

Le principal traité de Karl Marx est Das Kapital. Il était destiné à fournir une justification scientifique des idées exprimées par Marx dans ses nombreux manifestes et brochures. Seul le premier tome de cet ouvrage fut publié par Marx en personne, en 1867. Deux ans après sa mort son ami Engels publia le deuxième tome puis finalement, en 1894, onze ans après la mort de Marx, le troisième tome, constitué de deux parties, 870 pages au total. Et pourtant le livre demeura inachevé. Le troisième tome contient 51 chapitres ; il vient ensuite un 52ème chapitre d'une page, intitulé « Les Classes ». Marx y déclare que la première question à laquelle il faut répondre est de savoir ce qui constitue une classe. Mais il ne fournit pas de réponse. Au lieu de cela nous trouvons une note de l'éditeur, Engels, qui dit : Ici s'arrête le manuscrit.

On serait tenté de dire : Comme c'est tragique. Voilà un auteur auquel le destin refuse de donner l'occasion de définir et d'expliquer le concept fondamental de sa philosophie, le concept dont dépend tout ce qu'il a dit, débattu et conçu. A l'heure à laquelle il écrivait la chose la plus importante qu'il avait à dire à l'humanité, la mort l'emporta. Comme c'est regrettable !

Un examen plus attentif révèle un aspect différent de l'histoire. L'abondant matériel biographique rassemblé et publié sur Marx par ses successeurs et par l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou tait le fait que Marx avait cessé de travailler sur son livre plusieurs années avant sa mort. Il ne peut y avoir le moindre doute sur la raison. Face à la tâche de dire avec des mots précis ce qu'il avait à l'esprit lorsqu'il pérorait sur les « classes sociales » et de donner des raisons en faveur de sa doctrine du conflit d'intérêt irrémédiable entre les « classes sociales », Marx échoua complètement. Il dut s'avouer qu'il était embarrassé et qu'il ne savait plus quoi faire. Il ne savait plus quoi dire dans le 52ème chapitre initialement prévu du troisième tome et son embarras le conduisit à renoncer à finir son grand traité. Le dogme essentiel de la philosophie marxiste, la doctrine de la lutte des classes que lui et son grand ami Engels ont propagée pendant plusieurs décennies, perdait son masque et se révélait un fiasco.

La doctrine marxiste de l'idéologie

La seule réplique que Marx, Engels et tous leurs successeurs jusqu'aux bolcheviques russes et aux professeurs européens et américains admirateurs de Marx savaient avancer à l'encontre de leurs critiques était la célèbre doctrine de l'idéologie. Selon cet expédient l'horizon intellectuel de tout homme est entièrement déterminé par son appartenance de classe. L'individu est constitutionnellement incapable d'atteindre et de saisir une doctrine autre que celle qui favorise les intérêts de sa propre « classe » aux dépens des autres. Il est par conséquent inutile pour un prolétaire de prêter la moindre attention à ce que peuvent dire les auteurs bourgeois et de perdre du temps à réfuter leurs affirmations. La seule chose nécessaire est de démasquer leur milieu bourgeois. Ceci règle l'affaire.

C'est la méthode à laquelle Marx, Engels et les marxistes ultérieurs ont eu recours pour tous les dissidents. Ils ne se soucièrent jamais d'entreprendre la tâche sans espoir de défendre leur système contradictoire contre une critique dévastatrice. Tout ce qu'ils firent, ce fut de traiter leurs adversaires de bourgeois stupides et d'attribuer leur opposition à leur appartenance à la classe bourgeoise.

Or Marx et Engels fournissaient également un démenti à leur propre doctrine à cet égard. Ils étaient tous deux des descendants de familles bourgeoises, élevés et ayant vécu dans un milieu typique de la classe moyenne. Marx était le fils d'un membre aisé du barreau et avait épousé la fille d'un noble prussien. Son beau-frère était Ministre de l'intérieur et à ce titre chef de la police royale prussienne. Engels était le fils d'un riche manufacturier et un riche homme d'affaires lui-même : il s'adonnait aux divertissements de la petite noblesse anglaise, comme par exemple la chasse à courre dans une veste rouge, et refusa de manière snob d'épouser sa maîtresse parce qu'elle était de basse extraction. Du point de vue marxiste lui-même il faudrait qualifier le marxisme de doctrine d'origine bourgeoise.

La démolition des idées marxistes réclame une critique vigoureuse

Le formidable pouvoir dont les idées marxistes et les partis politiques guidés par elles bénéficient actuellement n'est pas dû à un quelconque mérite intrinsèque de cette doctrine. Il est une retombée de l'indifférence morale et intellectuelle et de l'apathie de ceux dont le devoir devrait être d'opposer une résistance à toute épreuve aux fausses doctrines et de dévoiler leurs mensonges. Certains philosophes et économistes éminents ont donné des arguments irréfutables montrant la perversion, la déformation des faits et les contradictions internes du credo marxiste. Mais leurs livres ne sont pas lus par ceux qui ont la responsabilité d'éclairer le public. Les masses d'aujourd'hui acceptent ainsi tous les slogans socialistes et considèrent tout pas dans la direction du totalitarisme comme un progrès vers l'établissement du paradis terrestre. C'est l'inertie et la paresse de la part d'un grand nombre de nos éminents concitoyens qui rend possible le fougueux progrès du pouvoir communiste.

La tâche de combattre le matérialisme dialectique marxiste et toutes les diverses doctrines épistémologiques, philosophiques, économiques et politiques qui en émanent ne peut être accomplie que par des gens bien informés. Ceux qui veulent contribuer sérieusement à la défense de la civilisation occidentale face à l'assaut des dictateurs doivent se familiariser avec les doctrines qu'ils se proposent de combattre et doivent étudier avec la plus grande énergie les écrits des auteurs qui ont totalement démoli depuis longtemps les fables et distorsions marxistes. Il faut admettre que ce n'est pas chose facile. Mais il n'existe pas dans ce monde de grandes choses qui puissent être accomplies sans résolution morale et effort acharné.


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