Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

21. Le socialisme, l'inflation et le chef de famille économe

 

Publié pour la première fois dans Christian Economics, 18 octobre 1960.

Les plus sérieux dangers pour la liberté américaine et le mode de vie à l'américaine ne viennent pas de l'extérieur. Ils ne sont pas de nature militaire. La socialisme ne conquerra pas ce pays — ni d'ailleurs les nations civilisées d'Europe — sous la forme d'une reddition ouverte au programme de l'Internationale communiste. Les chances que peut avoir le socialisme aux États-Unis sont dues aux politiques économiques de nos propres partis politiques, qui sapent petit à petit les fondements économiques et sociaux de la liberté et de la prospérité américaines.

Les deux partis traditionnels, les Républicains comme les Démocrates, sont sincères quand ils protestent de leur détestation du totalitarisme. Les électeurs, en offrant leur suffrage à l'un de ces deux partis, sont parfaitement convaincus de voter pour des dirigeants fermement résolus à préserver intactes la Constitution et toutes les libertés qu'elle accorde aux citoyens individuels. Ces politiciens et leurs partisans prendraient vraiment peur s'ils se rendaient compte qu'ils ouvrent en réalité la voie à un système qui ne diffère pas sur le fond du système totalitaire qu'ils rejettent catégoriquement.

Le socialisme et la planification ne diffèrent pas du communisme

L'erreur fondamentale qui fait s'égarer la réflexion politique contemporaine doit être vue dans la distinction fictive entre le communisme d'un côté, le socialisme et la planification de l'autre.

Les deux termes socialisme et communisme sont synonymes. Communisme est un vieux terme alors que socialisme fut employé pour la première fois en France à la fin des années 1830. Jusqu'en 1917 les deux mots étaient utilisés indistinctement. Marx et Engels intitulèrent ainsi Manifeste communiste le programme qu'ils publièrent en 1848 alors que les partis qu'ils mettaient en place pour réaliser ce programme s'appelaient eux-mêmes partis socialistes.

Avant 1917 on ne faisait aucun distinction entre les deux mots. Quand Lénine appela son parti « communiste », il voulait dire qu'il s'agissait d'un parti visant sincèrement à l'avènement du socialisme, par opposition aux partis qui, selon lui, se contentaient de se dire socialistes tout en n'étant que des « sociaux-traîtres » et des « valets » de la bourgeoisie. Lénine l'a jamais prétendu que son parti communiste avait un autre objectif que l'avènement du socialisme. Le nom officiel qu'il donna à son gouvernement était — et est toujours — l'Union des républiques socialistes soviétiques. Si quelqu'un dit qu'il s'oppose au communisme mais aime le socialisme, il n'est pas plus cohérent ou logique qu'un homme qui se déclarerait opposé au meurtre mais favorable à l'assassinat.

La caractéristique essentielle de la gestion socialiste ou communiste des affaires est la substitution du plan gouvernemental unique à l'ensemble des plans des citoyens individuels. La « planification » n'est donc rien d'autre qu'un terme de plus pour désigner ce que les mots de socialisme et de communisme veulent dire.

Et pourtant de nombreux dirigeants de nos partis politiques sont induits en erreur par l'idée que le socialisme et la planification sont quelque chose de différent du communisme, alors qu'en réalité ils adoptent pleinement la programme communiste. Bien entendu, ces politiciens aux idées confuses prétendent aspirer à un système socialiste qui préserverait la démocratie et le gouvernement représentatif. Ils disent ne vouloir abolir « que » la liberté économique et conserver la liberté politique. Ils sont incapables de comprendre que le contrôle économique n'est pas simplement le contrôle d'un secteur de la vie humaine qui pourrait être séparé des autres. Si le gouvernement contrôle tous les facteurs de production matériels, il contrôle tous les aspects des activités des particuliers. S'il contrôle toutes les moyens de publication, toute la presse, toute la radio, toute la télévision et toutes les salles de réunion, alors toute activité politique dépend du bon vouloir des autorités. Si tout un chacun est obligé de travailler selon les ordres du gouvernement, seuls ceux qui ont la confiance des dirigeants sont libres de consacrer leur temps et leurs efforts aux affaires publiques. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement représentatif et les libertés civiques se sont développés petit à petit avec la substitution du capitalisme au féodalisme et ont toujours disparu dès que le socialisme — qu'il soit de « droite » (nazisme allemand ou fascisme italien) ou de « gauche » (bolchevisme russe) — a supplanté l'économie de marché. Le despotisme est le corollaire politique nécessaire du socialisme tout comme le gouvernement représentatif est le corollaire constitutionnel nécessaire du capitalisme.

Le soutien involontaire au socialisme par les politiques inflationnistes

Il y a certainement parmi les dirigeants de « gauche » des deux partis politiques beaucoup de gens qui souhaitent consciemment éliminer toute trace de liberté et convertir l'Amérique en une réplique parfaire du système soviétique. Mais la plupart de nos politiciens et la masse des électeurs ne sont pas coupables d'une telle trahison. Ils désirent au contraire préserver le système de gouvernement traditionnel, ses institutions libres, mises en place par les Pères fondateurs et constituant les fondements de la grandeur, de la splendeur et de la prospérité des États-Unis, de même qu'elles représentaient les caractéristiques fondamentales de la civilisation de l'Europe occidentale. Mais même ces défenseurs sincères de la liberté sont en train, inconsciemment, de saper le « modèle américain ». Ils tendent la main pour aider des politiques économiques prétendument bénéfiques qui, d'une part, sabotent le fonctionnement de l'économie de marché et, d'autre part, restreignent l'autonomie des particuliers en étendant le domaine soumis au contrôle gouvernemental, appelé par euphémisme « contrôle social ».

La plus nuisible de toutes les variétés de politique économique est l'inflation, c'est-à-dire la politique d'accroissement de la quantité de monnaie et de substituts monétaires. Si l'on émet des billets supplémentaires ayant cours légal ou si l'on crée de nouveaux comptes en banques permettant de tirer des chèques (monnaie sous forme de carnet de chèques), rien n'est ajouté à la richesse matérielle d'un pays. Mais les personnes vers les poches desquelles se dirigent ces moyens de paiement nouvellement créés sont de ce fait en position d'accroître leurs achats. Une demande supplémentaire pour des biens et des services voit ainsi le jour tandis que la quantité de ces biens et services n'a pas augmenté. Le résultat inévitable est une tendance des prix à monter.

Il n'est pas nécessaire de dépeindre en détail les effets fâcheux, voire catastrophiques, d'un tel état de fait. Tout le monde les connaît bien, tout le monde sait à quel point il en a souffert. Parmi les gens raisonnables presque personne n'oserait défendre ouvertement une politique d'inflation. Néanmoins les États-Unis et presque tous les autres pays du monde ont pendant de nombreuses décennies pris des mesures inflationnistes.

La faute en incombe au manque de responsabilité et au caractère inconstant des hommes d'État et des politiciens tout comme à la cupidité de puissants groupes de pression qui veulent percevoir l'aumône du gouvernement, le célèbre « quelque chose pour rien » [something for nothing]. Un gouvernement ne peut pas dépenser autrement qu'aux frais du peuple. Comme les impôts ont depuis longtemps dépassé le niveau correspondant à l'optimum des rentrées et qu'aucun accroissement notable n'est à attendre d'une nouvelle augmentation des taxes déjà existantes ou de la création de nouvelles taxes, le principal moyen de financer les dépenses supplémentaires du gouvernement est de pratiquer l'inflation.

C'est une grave erreur de supposer qu'une nation peut gagner et devenir plus riche en augmentant la quantité de monnaie et de substituts monétaires. Ce qu'un groupe peut y gagner est perdu par les autres.

L'inflation et les créanciers

Examinons un aspect important du problème, le lien entre créancier et débiteur. L'un des principaux effets de l'inflation est la dilution progressive des dettes. Plus l'inflation progresse, plus le débiteur est favorisé aux dépens du créancier. Alors que la valeur nominale d'un prêt demeure inchangée, son pouvoir d'achat se réduit de plus en plus. Bien entendu, certaines personnes croient que cela n'est pas trop mauvais, voire désirable. Les créanciers, pensent-ils, sont riches et peuvent surmonter de telles pertes. Et les débiteurs sont pauvres et profiteront d'une réduction de la charge de leur dette.

Or cette façon de raisonner est totalement erronée. Elle se fonde sur un contresens fatal quant aux traits essentiels du système capitaliste, dans lequel une foule de gens aux moyens modestes et sans cesse plus nombreux deviennent des créanciers.

L'une des principales réussites du système capitaliste réside dans l'occasion qu'il offre aux masses de citoyens d'épargner et donc d'améliorer leur bien-être matériel.

Au « bon vieux temps » la véritable épargne n'était possible qu'aux gens aisés. Le fermier, l'artisan et le propriétaire d'immobilier urbain pouvaient faire fructifier leurs biens en améliorant leur propre ferme, boutique ou immeuble. Mais le travailleur sans terres n'avait qu'un moyen d'épargner : thésauriser en enterrant quelques pièces ou en les cachant d'une autre façon. Il s'agissait d'une méthode d'épargne bien peu satisfaisante. Son défaut principal était qu'elle ne rapportait aucun intérêt et n'offrait à l'épargnant aucune occasion d'acquérir une partie des facteurs de production matériels. Alors qu'une nouvelle quantité de capital était ajoutée à l'équipement déjà disponible, alors que de nouvelles maisons et de nouveaux ateliers étaient construits et mieux équipés, le travailleur manuel ne disposait d'aucun moyen pour contribuer à cet effort, ni pour participer directement à ses fruits. Il pouvait en ce sens se sentir un « prolétaire », quelqu'un ne possédant aucun bien et voué pour l'éternité à vivre au jour le jour.

Les techniques financières du capitalisme ont radicalement changé cette situation. Le capitalisme a non seulement accru la productivité marginale du travail de manière spectaculaire, augmentant ainsi les taux de salaire et le niveau de vie des employés, mais il a aussi permis aux travailleurs économes de se joindre aux efforts faits pour accumuler le capital. Il a inauguré des institutions pour faire fructifier la parcimonie de chacun, en premier lieu les caisses d'épargne et les compagnies d'assurance. Même les sommes déposées les plus faibles rapportent des intérêts. Le succès de ces procédés fut énorme. Des milliards s'ajoutèrent au capital travaillant dans les usines, les fermes, les mines et les moyens de transport. La contrepartie de ces avoirs de l'homme ordinaire est une part sans cesse croissante de la richesse de la nation.

L'homme ordinaire est un créancier

Cette situation se manifeste dans le fait que l'homme moyen est aujourd'hui un créancier plus qu'un débiteur. La hausse dont on parle tant des crédits à la consommation, provenant de la vente et des achats par acomptes ne doit pas nous tromper. Au total l'homme ordinaire est de loin un créancier, et non un débiteur. Les milliards de dollars que la grande industrie et l'immobilier doivent aux banques hypothécaires, aux caisses d'épargne et aux compagnies d'assurance appartiennent — en réalité, bien que de manière non officielle — à l'homme ordinaire. Il possède des obligations émises par les sociétés ainsi que les obligations émises par le Trésor américain et les diverses subdivisions du gouvernement. Et enfin la familiarité avec ces types d'investissement lui fournit une meilleure compréhension des méthodes et des pratiques des affaires, lui permettant ainsi de s'aventurer à acquérir des actions. L'un des développements les plus caractéristiques de la finance actuelle, les fonds mutuels et les projets apparentés, montre l'étendue de ce qui est aujourd'hui appelé le capital-risque et qui se transforme en méthode populaire d'épargne et d'investissement.

Pourtant, aussi importantes puissent être ces tentatives pour faire de l'homme ordinaire un propriétaire d'actions, la principale méthode faisant participer les employés, comme capitalistes, au bien-être engendré par l'économie libre reste au travers de l'acquisition de titres payables en montants fixes exprimés dans l'unité monétaire nationale. De ce point de vue également les masses ont grand intérêt à la stabilité de la devise légale du pays, car la valeur de tous les types de dépôts, d'obligations et de polices d'assurance est inséparablement liée au pouvoir d'achat du dollar. Une politique « d'inflation rampante » telle que l'ont poursuivie les États-Unis pendant de nombreuses années — en dehors de tous les autres effets nocifs qu'elle produit — est au sens strict du mot antisociale et antidémocratique. C'est une politique contraire aux intérêts matériels vitaux de l'homme ordinaire. Elle nuit gravement aux salariés judicieux et consciencieux qui désirent améliorer leur propre sort et celui de leur famille en économisant.

Avec une politique monétaire saine ces personnes se déprolétariseraient de plus en plus. Elles réussiraient à acquérir une part sans cette croissante de la richesse de la nation et auraient un intérêt à l'effort économique de la nation non plus seulement comme employés mais aussi en tant que propriétaires d'investissements portant intérêt. Mais avec des politiques inflationnistes elles constatent que le pouvoir d'achat de leur épargne, de leurs polices d'assurance et de leurs pensions diminue constamment. Les espoirs d'une amélioration matérielle continuelle se dissipent. Leurs tentatives de rejoindre les couches de la population qui, par l'épargne et l'accumulation de capital, coopèrent à l'amélioration de la situation économique, sont contrariées. Elles se désespèrent et perdent confiance dans l'équité et l'efficacité de l'économie de marché.

Les communistes favorisent l'inflation

Les chefs communistes savent très bien combien leur cause est servie par la baisse du pouvoir d'achat du dollar. Ils savent qu'ils ne peuvent pas réussir dans un pays où les masses salariées dépendent de leur épargne et d'autres revenus comme des pensions et des allocations de la sécurité sociale d'un montant fixe exprimé dans la devise nationale. Le principal obstacle que leur propagande rencontre aux États-Unis est le fait que « l'homme ordinaire » est de plus en plus déprolétarisé et voit sa situation économique s'améliorer, non seulement en raison de la hausse des salaires mais aussi par ses droits aux pensions et aux intérêts de l'épargne. Les 65 % de la population américaine qui détiennent des polices d'assurance sont une preuve opposable au venin des slogans communistes comme le sont les 47 % de la population totale qui possèdent des dépôts à terme dans des sociétés d'investissement et des banques commerciales. Mais quand ces gens voient la valeur de leurs économies continuellement réduite par l'inflation, ils perdent la foi dans le système et deviennent une proie facile aux provocations mensongères des partis subversifs.

C'est vraiment une politique diabolique que de pousser les divers groupes de pression à réclamer toujours davantage de dépenses gouvernementales devant être financées par l'expansion du crédit. La facture d'une telle folie gouvernementale est toujours payée par les gens les plus travailleurs et les plus prudents. Ce sont leurs titres qui baissent avec le pouvoir d'achat du dollar.

Une politique monétaire saine est l'un de principaux moyens de contrecarrer les projets insidieux du communisme.


Texte 20  |  Texte 22  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil