Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

20. L'inflation : une politique fiscale impraticable

 

Retranscription de remarques faites lors de la Conférence sur l'économie de la mobilisation, qui s'était tenue à White Sulphur Springs, Virginie-Occidentale, 6-8 Avril 1951, sous le patronage de la faculté de Droit de l'Université de Chicago.
Publié pour la première fois dans
The Commercial and Financial Chronicle, 26 Avril 1951.

Lorsque l'on traite des problèmes liés à l'économie de la mobilisation, il est tout d'abord nécessaire de se rendre compte que les politiques fiscales sont arrivées à un tournant.

Ces dernières décennies toutes les nations ont considéré les revenus et la richesse des citoyens les plus prospères comme une réserve inépuisable pouvant être utilisés librement. A chaque fois qu'il y avait besoin de fonds supplémentaires, on a essayé de les collecter en augmentant les impôts des tranches à hauts revenus. Il semblait y avoir assez d'argent pour toute dépense suggérée parce qu'il semblait ne pas y avoir de mal à « faire casquer les riches » un peu plus. Comme les bulletins de vote de ces riches ne représentent pas grand-chose lors des élections, les membres des assemblées législatives étaient toujours prêts à accroître les dépenses à leurs dépens. Il existe une maxime française : Les affaires, c'est l'argent des autres a. Ces 60 dernières années, les affaires politiques et fiscales étaient en pratique « l'argent des autres ». Le slogan était : faisons payer les riches.

La fin d'une époque

Désormais cette période de l'histoire fiscale est arrivée à sa fin. A l'exception des États-Unis et de certaines colonies britanniques, ce que l'on a appelé la « capacité à payer » des riches citoyens a été totalement absorbée par les impôts. On ne peut plus collecter aucune somme importante supplémentaire auprès d'eux. Par conséquent toutes les dépenses du gouvernement devront être financées en taxant les masses.

Les nations européennes concernées ne sont pas encore pleinement conscientes de ce fait parce qu'elles ont des fonds de remplacement. Elles perçoivent l'aide du Plan Marshall : le contribuable américain comble le trou.

Aux États-Unis les choses ne sont pas encore allées aussi loin que dans d'autres pays. Il est encore possible de lever 2 à 3, voire 4, milliards supplémentaires en augmentant les impôts sur les sociétés et sur les « bénéfices exceptionnels » et en rendant l'impôt sur le revenu encore plus progressif. Mais dans les conditions actuelles, même 4 milliards de dollars ne représentent qu'une petite partie des besoins du trésor. Nous nous trouvons ainsi également aux États-Unis à la fin d'une époque en matière de politique fiscale. Toute la philosophie des finances publiques doit être révisée. En étudiant le pour et le contre d'une dépense proposée, les membres du Congrès ne pourront plus penser : Les riches possèdent suffisamment d'argent, faisons les payer eux. A l'avenir les électeurs dont dépendent les représentants au Congrès devront payer.

L'inflation, accroissement de la quantité de monnaie et de crédits, ne constitue certainement pas un moyen d'éviter, ou de repousser pour un délai autre que bref, la nécessité d'avoir recours à des impôts payés par des gens n'appartenant pas à la minorité riche. Si, pour les besoins du raisonnement, nous laissons de côté toutes les objections que l'on peut faire à toute politique inflationniste, nous devons tenir compte du fait que l'inflation ne peut jamais être autre chose qu'un expédient temporaire. Elle ne peut pas perdurer sur une longue période sans aller à l'encontre de son objectif fiscal et sans se terminer par la débâcle, comme en ont fait l'expérience les États-Unis avec la « monnaie continentale » (Continental currency b), la France avec les « mandats territoriaux » et l'Allemagne avec le mark en 1923.

Ce qui permet à un gouvernement d'augmenter ces fonds par l'inflation, c'est l'ignorance du public. Les gens doivent ignorer que le gouvernement a choisi l'inflation pour système fiscal et qu'il prévoit de la poursuivre indéfiniment. Il doit attribuer la hausse générale des prix à d'autres causes qu'à la politique du gouvernement et doit supposer que les prix baisseront à nouveau dans un futur pas trop éloigné. Si cette opinion s'évanouit, l'inflation aboutit à un effondrement catastrophique.

Le comportement de la ménagère

Si la ménagère qui a besoin d'une nouvelle poêle à frire se dit : « Les prix sont trop élevés, je vais attendre pour acheter qu'ils baissent à nouveau, » l'inflation peut encore remplir son objectif fiscal. Tant que les gens partagent cet avis, ils augmentent leurs encaisses monétaires et le solde de leurs comptes en banque, et une part de la monnaie nouvellement créée est absorbée par ces encaisses et ces soldes bancaires en augmentation ; les prix du marché n'augmentent pas aussi vite que l'inflation.

Mais arrive alors — tôt ou tard — un tournant. La ménagère s'aperçoit que le gouvernement prévoit de poursuivre l'inflation et que les prix continueront par conséquent à croître de plus en plus. Elle se dit alors : « Je n'ai pas besoin d'une nouvelle poêle à frire aujourd'hui ; je n'en aurait besoin que dans un an. Mais il vaudrait mieux que je l'achète maintenant parce que l'année prochaine le prix sera plus élevé. » Si cette façon de penser se répand, c'en est fichu de l'inflation. Tous le monde se rue alors pour acheter. Chacun désire réduire ses encaisses monétaires parce qu'il ne veut pas être frappé par la baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Il apparaît dès lors un phénomène que l'on a appelé en Europe « la fuite vers les valeurs réelles ». Les gens courent échanger leur papier-monnaie qui se déprécie contre quelque chose de tangible, quelque chose de réel. Le glas sonne pour le système monétaire du pays.

Aux États-Unis nous n'avons pas encore atteint ce second et dernier stade de toute inflation prolongée. Mais si les autorités n'abandonnent pas très rapidement toute nouvelle tentative d'accroître la quantité de monnaie en circulation et d'étendre le crédit, nous connaîtrons un jour le même résultat désagréable. La question n'est pas de choisir entre financer les dépenses accrues du gouvernement par les impôts et emprunter auprès du public d'une part et les financer par l'inflation d'autre part. L'inflation ne peut jamais constituer un instrument de politique fiscale sur une longue durée. La poursuite de l'inflation conduit inévitablement à une catastrophe.

Par conséquent, nous ne devons pas gaspiller notre temps à discuter des méthodes de contrôle des prix. Le contrôle des prix ne peut pas empêcher la hausse des prix s'il y a inflation. Même la peine de mort n'a pas pu rendre le contrôle des prix efficace au temps de l'empereur Dioclétien ou pendant la Révolution française. Concentrons nos efforts sur le problème de savoir comment éviter l'inflation, et non sur le projet inutile de savoir comment dissimuler ses inexorables conséquences.

La taxation est la clé

Ce qu'il faut en temps de guerre, c'est détourner la production et la consommation telles qu'elles existent en temps de paix vers des buts militaires. Pour y parvenir, le gouvernement doit taxer les citoyens, leur retirer l'argent qu'ils auraient sinon dépensé pour des choses qu'ils ne doivent plus acheter et consommer, de sorte que le gouvernement puisse l'utiliser pour mener la guerre.

Autour de la table de la salle à manger de chaque citoyen se trouve un invité invisible, pour ainsi dire, en temps de guerre : un G.I. qui partage son repas. Dans le garage du citoyen il n'y a pas que la voiture familiale : il y a aussi un tank ou un avion — qu'on ne voit pas. Le point important est qu'un soldat a besoin de davantage de nourriture, de vêtements et d'autres choses que ce qu'il avait l'habitude de consommer en tant que civil. Et l'équipement militaire s'use bien plus vite que l'équipement civil. Les coûts d'une guerre moderne sont gigantesques.

La méthode appropriée pour obtenir les fonds dont le gouvernement a besoin pour la guerre est bien entendu la taxation. Une partie des fonds peut aussi être fournie en empruntant auprès du public, auprès des citoyens. Mais si le Trésor augmente la quantité de monnaie en circulation ou emprunte auprès des banques commerciales, il fait de l'inflation. L'inflation peut rapporter des fonds pendant un temps limité. Mais c'est la méthode la plus coûteuse pour financer une guerre : elle est perturbatrice au plan social et devrait être évitée.

L'inflation : un expédient bien pratique

Il n'est nul besoin d'insister sur les conséquences désastreuses de l'inflation. Tout le monde est d'accord là-dessus. Mais l'inflation est un expédient très pratique pour les gens au pouvoir. C'est un moyen commode pour détourner le ressentiment que le peuple éprouve envers le gouvernement. Aux yeux des masses, ce sont le grand capital, les « profiteurs », les marchands — et non le gouvernement — qui semblent responsables de la hausse des prix et de la nécessité qui s'ensuit de réduire la consommation.

Peut-être que certains trouveront que ce que je suis en train de dire est anti-démocratique, réactionnaire et fait preuve de royalisme économique. Or la vérité est que c'est l'inflation qui est une mesure anti-démocratique. C'est la politique des gouvernements qui n'ont pas le courage de dire franchement aux gens à combien se montent réellement les coûts de leur gestion des affaires.

Un gouvernement véritablement démocratique devrait dire franchement aux électeurs qu'ils doivent payer des impôts plus élevés parce que les dépenses ont considérablement augmenté. Mais il est bien plus agréable à un gouvernement de ne présenter qu'une partie de la note au peuple et de recourir à l'inflation pour le reste de ses dépenses. Quel triomphe quand il peut dire : Le revenu de chacun augmente, tout le monde a désormais plus d'argent dans sa poche, les affaires prospèrent.

Le déficit budgétaire n'est pas une invention nouvelle. Durant la majeure partie du XIXe siècle, il constituait en particulier la méthode fiscale favorite des gouvernements que l'on considérait comme non démocratiques et non progressistes — l'Autriche, l'Italie et la Russie. Le budget de l'Autriche avait connu le déficit de 1781 jusqu'à la fin des années 1870, quand un professeur d'économie orthodoxe, Dunajewski, alors ministre des Finances, restaura l'équilibre budgétaire. Il n'y a aucune raison d'être fier d'un déficit budgétaire ni de le qualifier de progrès.

S'en retourner vers les tranches inférieures

Si l'on veut collecter davantage d'impôts, il sera nécessaire de faire porter une charge plus lourde que maintenant sur les tranches inférieures des revenus, sur les couches de la société dont les membres consomment la plus grande partie du montant total consommé aux États-Unis. Jusqu'à présent l'habitude était de taxer principalement les sociétés et les personnes à hauts revenus. Mais même la confiscation totale de ces revenus ne couvrirait qu'une fraction des fonds supplémentaires dont le pays a besoin aujourd'hui.

Certains experts ont déclaré qu'il était nécessaire de taxer les gens jusqu'à ce que cela fasse mal. Je ne suis pas d'accord avec ces sadiques. Le but de la taxation n'est pas de faire mal mais de lever l'argent dont le pays a besoin pour se réarmer et pour se battre en Corée. C'est une triste réalité que les affaires du monde obligent le gouvernement à forcer ceux qui avaient l'habitude d'acheter des bas nylon et des chemises de se tourner vers d'autres produits de Dupont de Nemours, à savoir les munitions.

Dans son livre sur la Paix éternelle, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) suggérait d'interdire au gouvernement le financement par l'emprunt. Il espérait que l'esprit guerrier diminuerait si tous les pays étaient obligés de payer comptant pour leurs guerres. On ne peut toutefois faire aucune objection sérieuse à l'emprunt auprès du public, auprès de ceux qui ont épargné et qui sont disposés à investir dans des obligations d'État. Mais emprunter auprès des banques commerciales équivaut à imprimer des billets de banques supplémentaires et à augmenter le montant des dépôts permettant de tirer des chèques. C'est de l'inflation.

Une confusion sémantique

Il existe aujourd'hui une confusion sémantique regrettable, et même dangereuse, qui rend extrêmement difficile pour un non expert de comprendre la véritable situation. L'inflation, tel que ce terme a toujours été utilisé partout et particulièrement aux États-Unis, signifie une augmentation de la quantité de monnaie, des billets en circulation et des dépôts bancaires permettant de tirer des chèques. Cependant les gens utilisent aujourd'hui le terme d' « inflation » pour se référer à un phénomène qui en est une conséquence inévitable : la tendance de tous les prix et taux de salaire à augmenter. Le résultat de cette déplorable confusion est qu'il ne reste plus de terme pour désigner la cause de cette hausse des prix et des salaires. Il n'y a plus de mot disponible pour désigner le phénomène qui avait été jusqu'alors qualifié d'inflation. Il s'ensuit que personne ne se soucie de l'inflation au sens traditionnel du terme. Quand vous ne pouvez pas parler de quelque chose qui n'a pas de nom, vous ne pouvez pas le combattre. Ceux qui prétendent lutter contre l'inflation ne se battent en réalité que contre la conséquence inévitable de l'inflation : la hausse des prix. Leurs tentatives pour maintenir des prix bas tout en étant clairement engagé dans une politique d'accroissement de la quantité de monnaie doit inévitablement les faire s'envoler. Tant que cette confusion du langage technique n'aura pas été éliminée il ne pourra pas être question d'arrêter l'inflation.

Regardez cette expression stupide : « les pressions inflationnistes ». Une « pression inflationniste », cela n'existe pas. Soit il y a de l'inflation soit il n'y en a pas. S'il y a pas d'accroissement de la quantité de monnaie et s'il n'y a pas d'expansion du crédit, le niveau moyen des prix et des salaires restera en gros inchangé. Mais si la quantité de monnaie et du crédit augmente, les prix et les salaires doivent monter, quoi que puisse décréter le gouvernement. S'il n'y a pas d'inflation le contrôle des prix est superflu. S'il y a inflation c'est une comédie, une tentative sans espoir.

C'est le gouvernement qui engendre notre inflation. C'est la politique du Trésor, et rien d'autre.

On nous a raconté beaucoup de choses sur la nécessité et les vertus des contrôles directs.

On nous a enseigné qu'ils préservent la liberté de l'individu de choisir l'épicier qu'il préfère. Je ne veux pas étudier la valeur qui peut être associée aux contrôles directs du point de vue métaphysique. Je veux uniquement souligner un seul point. En tant que moyen pour éviter et combattre l'inflation ou ses conséquences, les contrôles directs sont totalement inutiles.



Notes

a. Maxime due à Alexandre Dumas fils. NdT.

b. Qui a donné l'expression « It's not worth a Continental ». (Ça ne vaut pas un clou). NdT.


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