L'Interventionnisme

Écrit en allemand en 1940, mais non publié

Publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Introduction

 

1. Énoncé du problème

Nous appellerons d'une part capitalisme, ou économie de marché, la forme de coopération sociale reposant sur la propriété privée des moyens de production.

Nous appellerons d'autre part socialisme, ou économie planifiée, la forme de coopération sociale reposant sur la propriété publique des moyens de production. Les termes "capitalisme d'État" ou "économie autoritaire" ont fondamentalement la même signification.

On affirme souvent qu'un troisième type de coopération sociale est possible comme forme permanente d'organisation économique, à savoir le système de propriété privé des moyens de production au sein duquel le gouvernement intervient, par décrets et interdictions, dans l'exercice de la propriété. On appelle interventionnisme ce troisième système. De nos jours, les gouvernements ne professant pas ouvertement le socialisme tendent tous à être interventionnistes et tous les partis politiques préconisent l'interventionnisme à un degré ou à un autre [1]. On affirme que ce système est se tient à égale distance du capitalisme et du socialisme, qu'il s'agit d'une troisième voie à mi-chemin entre ces deux systèmes et qu'il retient les avantages de chacun tout en évitant ses inconvénients.

L'étude du problème cherchera à savoir si nous avons le droit de considérer l'interventionnisme comme un système possible et viable de coopération sociale. Nous essaierons de répondre à la question suivante : l'interventionnisme est-il capable d'accomplir ce que ses défenseurs en attendent ou ne produit-il pas des conséquence diamétralement opposées à celles recherchées lorsqu'on le met en pratique ?

Une telle analyse n'a pas qu'un intérêt universitaire. A l'exception de deux pays socialistes (la Russie soviétique et l'Allemagne nazie), l'interventionnisme est aujourd'hui le système économique dominant de la planète. Par conséquent, comprendre l'interventionnisme et ses inévitables conséquences constitue un préalable essentiel à l'entendement des problèmes économiques de l'heure.

Dans cette analyse, nous essaierons de nous abstenir de tout jugement de valeur. Nous ne nous demanderons donc pas si l'interventionnisme est bon ou mauvais, moral ou immoral, à recommander ou à condamner. Nous nous poserons simplement la question, envisagée du point de vue de ceux qui veulent l'appliquer, de savoir s'il sert ou entrave leurs intentions. En d'autres termes, atteint-il les buts recherchés lorsqu'on le met en oeuvre ?

Pour répondre à ces questions, nous devons d'abord clarifier le sens des mots capitalisme, socialisme et interventionnisme.

2. L'économie capitaliste

Dans l'économie capitaliste, les moyens de production sont la propriété des individus ou d'associations d'individus, comme par exemple les entreprises. Soit les propriétaires utilisent ces moyens pour produire directement, soit ils les prêtent, contre rémunération, à d'autres personnes voulant les utiliser pour produire. On appelle entrepreneurs les individus ou les associations qui produisent avec leur propre argent ou avec de l'argent emprunté.

A première vue, il semble que ce soient les entrepreneurs qui décident ce qu'il faut produire et comment le produire. Toutefois, comme ils ne produisent pas pour leurs propres besoins mais pour répondre à ceux de toute la société, il leur faut vendre sur le marché leurs produits aux consommateurs, c'est-à-dire aux individus voulant les utiliser et les consommer. Seul l'entrepreneur qui sait comment produire avec la plus grande efficacité et au moindre coût, c'est-à-dire avec un minimum de dépenses en matériel et en travail, les articles les plus recherchés par les consommateurs, seul cet entrepreneur rencontre le succès et réalise des profits. Par conséquent, ce sont les consommateurs et non les entrepreneurs qui déterminent l'orientation et l'ampleur de la production. Dans une économie de marché ce sont les consommateurs qui sont souverains : ils sont les maîtres et les entrepreneurs doivent s'efforcer, dans leur propre intérêt, de se mettre à leur service pour satisfaire au mieux leurs désirs.

On a pu dire que l'économie de marché constitue une démocratie de consommateurs parce qu'elle organise chaque jour un vote entre les préférences des consommateurs. Le bulletin de vote lors d'une élection et la dépense de son argent sur le marché constituent deux méthodes d'expression de l'opinion publique. Les consommateurs décident, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, du succès ou de l'échec des entrepreneurs. Ils enrichissent des entrepreneurs pauvres et appauvrissent des entrepreneurs riches. Ils retirent les moyens de production aux entrepreneurs qui ne savent pas les utiliser pour servir au mieux le consommateur et les transfèrent à ceux qui savent en faire un meilleur usage. Il est vrai que seuls les entrepreneurs produisant des biens de consommation dépendent directement des consommateurs : eux seuls sont sous les ordres directs des consommateurs. Mais ils transmettent ces ordres, et la dépendance associée vis-à-vis des consommateurs, aux autres entrepreneurs qui produisent des biens de production. Les producteurs de biens de consommation doivent acheter où ils le peuvent, et à meilleur coût, les biens de production nécessaires à la satisfaction finale des désirs du consommateur. S'ils n'arrivent pas à utiliser les produits les moins chers, s'ils n'arrivent pas à utiliser au mieux les biens de production, ils seront incapables de répondre aux souhaits des consommateurs aux prix les plus bas : des entrepreneurs plus efficaces, sachant mieux comment acheter et comment produire les élimineront du marché. Le consommateur, en tant qu'acheteur, peut suivre ses propres goûts et ses propres lubies. L'entrepreneur qui doit réaliser des achats pour le compte de son entreprise doit le faire pour satisfaire de la manière la plus efficace les revendications des consommateurs. Ne pas suivre la voie indiquée par les consommateurs aura un impact sur le rendement de ses activités, lui faisant ainsi subir des pertes et mettant en danger sa situation d'entrepreneur.

Telle est la rude situation, si souvent décriée, à laquelle se trouve confronté l'entrepreneur qui se représente toute chose selon sa valeur monétaire. Il est forcé de le faire à cause des consommateurs, qui n'ont aucune envie de lui rembourser ses dépenses superflues. Ce qu'on appelle "économie" dans le langage courant n'est que la loi dictée par les consommateurs en ce qui concerne les actions des entrepreneurs et de leurs collaborateurs. Ce sont les consommateurs, par leur comportement sur le marché, qui déterminent indirectement les prix et les salaires et, par conséquent, la répartition des richesses entre les membres de la société. Leurs choix sur le marché déterminent qui doit être entrepreneur et qui doit être propriétaire des moyens de production. Chaque sou dépensé par le consommateur influence l'orientation, l'ampleur et la nature de la production et de la commercialisation.

Les entrepreneurs ne constituent pas une classe ou un ordre fermé. Tout individu peut devenir entrepreneur s'il a la capacité de mieux prévoir l'évolution future du marché que ces concitoyens, s'il peut inspirer confiance aux capitalistes et si ses tentatives d'agir à ses risques et périls et sous son unique responsabilité sont couronnées de succès. On devient littéralement entrepreneur en se mettant en avant et en s'exposant au test impartial que le marché fait subir à tous ceux qui veulent devenir ou demeurer entrepreneur. Chaque homme a le privilège de décider s'il veut se soumettre ou non à cet examen rigoureux. Il n'a pas à attendre qu'on le lui demande — il doit le faire de sa propre initiative et doit se soucier des moyens d'assurer son activité entrepreneuriale.

Pendant des décennies, on a prétendu que les pauvres ne pouvaient plus accéder à la fonction d'entrepreneur dans les stades du "capitalisme avancé". On n'a jamais donné la preuve de cette affirmation. Depuis le premier énoncé de cette thèse, la composition de la classe entrepreneuriale a fondamentalement changé : une part considérable des anciens entrepreneurs et de leurs héritiers a disparu et les entrepreneurs d'aujourd'hui sont à nouveau ce que l'on appelle communément des "self-made men". Cette recomposition incessante de l'élite entrepreneuriale est aussi vieille que l'économie capitaliste elle-même et en constitue une partie intégrante.

Ce qui est vrai pour les entrepreneurs l'est aussi pour les capitalistes. Seul le capitaliste qui sait comment utiliser correctement (du point de vue du consommateur) son capital, c'est-à-dire comment l'investir de sorte que les moyens de production soient employés de la manière la plus efficace pour servir le consommateur, est capable de conserver et d'augmenter sa propriété. S'il ne veut pas subir de pertes, le capitaliste doit mettre ses moyens à la disposition d'entreprises qui réussissent. Dans une économie de marché, le capitaliste, tout comme les entrepreneurs et les salariés, est au service des consommateurs. Il semble superflu de souligner précisément à ce sujet que les consommateurs ne sont pas uniquement des consommateurs mais que l'ensemble des consommateurs est identique à l'ensemble regroupant les salariés, les entrepreneurs et les capitalistes.

Dans un monde soumis à des conditions économiques constantes, le montant que les entrepreneurs dépenseraient pour les moyens de production — salaires, intérêt et rente — serait exactement égal à ce que rapporterait la vente de leurs produits. Les coûts de production seraient égaux aux prix des articles et les entrepreneurs ne connaîtraient ni perte ni profit. Mais le monde réel est en perpétuel changement et l'activité industrielle est donc par nature incertaine et spéculative. Les biens sont produits pour répondre à une demande future, sur laquelle nous avons qu'une faible connaissance véritable à l'heure actuelle. C'est en raison de cette incertitude qu'il existe des pertes et des profits : les pertes et les profits de l'entrepreneur dépendent de sa capacité à prévoir correctement l'état futur de la demande. Ne réalise un profit que l'entrepreneur qui anticipe mieux que ses concurrents les désirs futurs des consommateurs.

Il ne sert à rien à l'entrepreneur, en tant que serviteur des consommateurs,de savoir si les choix de ces derniers sont sages ou non, moraux ou immoraux. Il produit ce que veulent les consommateurs : en ce sens, il est amoral. Il fabrique du whisky et des armes comme il peut produire de la nourriture et des vêtements. Ce n'est pas à lui de faire entendre raison aux consommateurs souverains. Si un entrepreneur, pour des raisons éthiques propres, refuse de fabriquer du whisky, d'autres entrepreneurs le feront si les gens en veulent et sont prêts à l'acheter. Ce n'est pas parce qu'il existe des distilleries que les gens boivent : c'est parce que les gens boivent qu'il existe des distilleries. On peut le déplorer. Mais ce n'est pas le rôle des entrepreneurs d'améliorer l'humanité sur le plan moral. Il ne faut pas les blâmer si ceux dont c'est le devoir ont failli à leur tâche.

Dans une économie capitaliste, le marché est ainsi le processus régulant la production et la consommation. C'est le centre nerveux du système capitaliste. Par son intermédiaire, les ordres des consommateurs sont transmis aux producteurs et le fonctionnement harmonieux du système économique est dès lors assuré. Les prix du marché s'établissent tout seuls au niveau équilibrant l'offre et la demande. Quand, toutes choses égales par ailleurs, on apporte plus de biens sur le marché, les prix chutent ; quand, toutes choses égales par ailleurs, la demande s'accroît, les prix montent.

Il convient de noter un point. Si, dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production, certains de ces moyens sont possédés et utilisés de manière publique, il n'en résulte pas un système mixte combinant socialisme et propriété privée. Si seuls certaines entreprises sont propriété publique, le reste demeurant propriété privée, les caractéristiques de l'économie de marché déterminant l'activité économique restent fondamentalement intactes. Les entreprises publiques, elles aussi, en tant qu'acheteurs de matières premières, de biens semi-finis et de travail, ainsi qu'en tant que vendeurs de biens et de services, doivent s'intégrer au mécanisme de l'économie de marché : elles sont soumises à la même loi du marché. Afin de conserver leur situation, elles aussi doivent chercher les profits ou au moins éviter les pertes. Si l'on essaie d'atténuer ou d'éliminer cette dépendance en couvrant les pertes de telles entreprises par des subventions issues de fonds publics, la seule conséquence est de déplacer ailleurs cette dépendance. Il en est ainsi parce que les moyens permettant la subvention doivent être trouvés quelque part. On peut le faire en collectant des impôts : les effets du fardeau des taxes se ressentent sur le marché, pas sur le gouvernement qui les collecte. C'est le marché et non les services fiscaux qui décide qui va finalement payer l'impôt et quel sera son effet sur la production et la consommation. C'est par ces faits que s'expriment la domination du marché et le caractère inévitable de ses lois. [2]

3. L'économie socialiste

Dans un ordre socialiste, tous les moyens de production sont propriété de la nation. Le gouvernement décide ce qui doit être produit et comment le produire. Il alloue à chacun une part des biens de consommation.

Ce système peut être mis en oeuvre de deux manières différentes.

La première manière — que nous pouvons appeler la voie marxiste ou russe — est purement bureaucratique. Toutes les entreprises sont des administrations dépendant du gouvernement, à l'image de l'armée ou de la marine, ou encore des postes. Chaque usine, chaque magasin et chaque exploitation agricole a le même type de relations avec l'organisation centrale qu'un bureau de poste vis-à-vis du système postal. La nation dans son ensemble ne constitue qu'une armée du travail unique, avec service obligatoire. Le commandant de cette armée est le chef de l'État.

La seconde manière — que nous pouvons appeler la voie allemande — diffère de la première en ce qu'elle maintient apparemment et pour la forme la propriété privée des moyens de production, les entrepreneurs et les échanges du marché. Les entrepreneurs achètent et vendent, paient les employés, contractent des dettes, remboursent des intérêts et des amortissements. Mais ce ne sont des entrepreneurs que de nom. Le gouvernement dicte à ces prétendus entrepreneurs ce qu'ils doivent produire et comment le faire, à quel prix et à qui acheter, à quel prix et à qui vendre. Le gouvernement décide à qui et selon quels termes les capitalistes doivent prêter leurs fonds, où et pour quel salaire les employés doivent travailler. Les échanges du marché ne sont qu'une comédie. Comme tous les prix, tous les salaires et tous les taux d'intérêts sont fixés par les autorités, ils ne sont des prix, des salaires et des taux d'intérêts qu'en apparence. En réalité, ils ne constituent qu’une échelle de rémunérations arbitrairement fixée par le gouvernement. Ce sont les autorités et non les consommateurs qui orientent la production. En fait, il s'agit de socialisme prenant l'apparence du capitalisme. Les étiquettes de l'économie de marché capitaliste sont conservées, mais elles signifient tout autre chose que dans une véritable économie de marché.

Nous devons signaler cette éventualité afin d'éviter une confusion entre socialisme et interventionnisme. Un système d'économie de marché entravée, d'interventionnisme, se différencie du socialisme par le fait même qu'il continue à être une économie de marché. Les autorités cherchent à influencer le marché en y intervenant au moyen de leur force de coercition, mais elles ne cherchent pas à éliminer totalement le marché. Elles désirent que la production et la consommation se développent dans des directions différentes de ce qu'elles suivraient sur un marché libre. Les autorités veulent atteindre leur objectif en injectant dans les rouages du marché des ordres, des obligations et des interdictions que l'appareil de contrainte et de pouvoir est prêt à faire appliquer.

L'objectif de cet essai n'est pas de se poser la question de la possibilité d'une économie socialiste. Notre sujet est l'interventionnisme, pas le socialisme. C'est juste au passage que nous signalons que le socialisme est impraticable en tant que système économique universel, parce que la société socialiste ne serait pas capable d'effectuer un calcul économique rationnel. Le calcul économique utilisé dans une économie capitaliste se fonde sur des prix de marché, qui se forment sur le marché pour tous les biens et services, y compris donc pour les biens de production et pour le travail. Seuls des prix monétaires permettent de réduire à un dénominateur commun des coûts associés à des dépenses portant sur des biens différents ou sur des qualités de travail différentes, et permettent donc de pouvoir les comparer avec des prix obtenus ou pouvant être obtenus sur le marché. Il est dès lors possible d'établir, sous une forme chiffrée, l'effet probable d'une action planifiée et de connaître l'effet réel des actions entreprises par le passé. Une économie socialiste, qui ne dispose pas de prix pour les biens de production — puisqu'il n'y a pas de marché pour ces biens possédés exclusivement par l'État — , ne peut offrir la possibilité d'un tel calcul.

Supposons, par exemple, que le gouvernement d'un pays socialiste veuille construire une maison. Celle-ci peut être fabriquée en briques ou en bois, en pierres ou en acier. Chaque méthode offre, du point de vue du gouvernement, des avantages différents et requiert des dépenses différentes en travail et en matériaux ainsi qu'une durée de construction différente. Quelle méthode le gouvernement choisira-t-il ? Il ne peut réduire les différentes dépenses de travail et de matériaux de différentes sortes à un dénominateur commun, et ne peut donc pas les comparer. Il ne peut pas non plus faire entrer la durée de construction ou la durée d'utilisation dans ses considérations. Il lui est donc impossible de comparer les dépenses et les bénéfices, les coûts et les revenus. Il ne sait pas si ses décisions concernant l'utilisation des facteurs de production sont ou non rationnelles du point de vue de sa propre appréciation de l'importance des biens de consommation.

Aux alentours du milieu du XIXe siècle, par exemple, on aurait pu recommander au gouvernement de restreindre de manière notable l'élevage des moutons en Europe et de le continuer en Australie. Ou l'on aurait pu suggérer de remplacer la puissance des chevaux par celle de la vapeur. De quels moyens le gouvernement disposait-il pour décider si ces innovations, ou d'autres, étaient avantageuses du point de vue économique ?

Certes, répondent les socialistes, mais le calcul capitaliste n'est pas infaillible non plus : les capitalistes peuvent se tromper. C'est sûr, et cela s'est produit par le passé et se reproduira à nouveau, parce que toute activité économique est tournée vers l'avenir et que ce dernier est inconnu. Tous les plans tombent à l'eau quand les anticipations concernant les développements futurs ne se vérifient pas. Mais cette objection passe à côté du problème. Nous calculons aujourd'hui en fonction de nos connaissances actuelles et à partir de nos anticipations actuelles de l'avenir. Le problème ne vient pas de ce que le gouvernement puisse se tromper parce qu'il pourrait juger de travers l'évolution future, mais bien de son incapacité à calculer même à partir d'évaluations et d'anticipations actuelles. Si, par exemple, un gouvernement décide de construire des sanatoriums, il se peut qu'il découvre ultérieurement qu'un nouveau moyen de lutte contre la tuberculose a été découvert, à la fois plus simple et plus efficace, et qu'il a investi travail et capital de façon non avisée. Mais le coeur du problème est le suivant : comment le gouvernement peut-il connaître aujourd'hui la façon de construire ces sanatoriums de la manière la plus économique ?

Certaines lignes de chemin de fer n'auraient pas été construites autour de 1900 si l'on avait pu prévoir à l'époque le développement de l'automobile et de l'aviation. Mais l'entrepreneur qui construisait alors des lignes de chemins de fer savait quelle méthode de construction choisir parmi celles dont il disposait, et ce du point de vue de ses appréciations et de ses anticipations de l'époque, et sur la base des prix du marché reflétant les évaluations entrepreneuriales de la demande à venir. Voilà ce que le gouvernement d'une communauté socialiste ne pourrait pas savoir. Il serait comme le capitaine d'un bateau essayant de naviguer en haute mer sans les ressources de la science ou de l'art de la navigation.

Nous avons supposé que le gouvernement avait décidé d'entreprendre un projet donné. Mais même pour prendre cette décision il faut avoir recours au calcul économique. La décision de construire une centrale électrique ne peut être faite qu'en ayant établi que ce projet ne détournera pas des moyens de production d'usages plus urgents. Comment en décider sans calcul ?

4. L'État capitaliste et l'État socialiste

Dans une économie de marché, l'État ne s'occupe que de protéger la vie, la santé et la propriété privée de ses citoyens contre la force ou la fraude. L'État assure le fonctionnement harmonieux de l'économie de marché grâce au poids de son pouvoir de coercition. Il s'abstient toutefois totalement d'interférer avec la liberté d'action de ceux qui s'occupent de produire et de distribuer des biens, tant que ces actions n'impliquent pas l'usage de la force ou de la fraude vis-à-vis de la vie, de la santé ou de la propriété d'autrui. C'est ce point qui caractérise une économie de marché, une économie capitaliste.

Si les libéraux [3], les libéraux classiques, s'opposent à l'intervention du gouvernement dans la sphère économique, c'est parce qu'ils sont certains que l'économie de marché est le seul système efficace de coopération sociale. Ils sont convaincus qu'aucun autre système ne serait en mesure d'apporter plus de bien-être et de bonheur au peuple. Les Anglais, les Français et les Pères de la Constitution américaine ont insisté sur la protection de la propriété privée, non pour promouvoir leurs intérêts égoïstes de classe mais plutôt pour protéger tout le monde et parce qu'ils considéraient le bien-être de la nation et de chaque individu comme mieux assuré dans un système d'économie de marché.

Il est par conséquent naïf de dire que les véritables défenseurs libéraux de la propriété privée seraient des ennemis de l'État parce qu'ils veulent limiter le domaine de l'activité gouvernementale. Ils ne sont pas des ennemis de l'État mais des adversaires du socialisme et de l'interventionnisme parce qu'il croient à l'efficacité supérieure de l'économie de marché. Ils veulent un État fort et bien géré parce qu'ils lui assignent un tâche importante : protéger l'économie de marché.

Encore plus naïf furent les métaphysiciens prussiens lorsqu'ils affirmèrent que le programme des partisans de l'économie de marché était négatif. Pour ces adeptes du totalitarisme prussien, était négatif tout ce qui les empêchait de créer plus d'emplois publics. Le programme des défenseurs de l'économie de marché n'est négatif que dans un sens sous lequel tous les programmes sont négatifs : il écarte tous les autres programmes. C'est parce que les libéraux authentiques sont positivement en faveur de la propriété privée des moyens de production et de l'économie de marché qu'ils sont nécessairement contre le socialisme et l'interventionnisme.

Dans un régime socialiste, toutes les affaires économiques sont de la responsabilité de l'État. Le gouvernement donne des ordres à toutes les branches de la production, à l'image de ce qui se passe dans l'armée ou dans la marine. Il n'existe pas de sphère d'activité privée : tout est dirigé par le gouvernement. L'individu est comme dans un orphelinat ou un pensionnat. Il doit faire le travail qu'on lui assigne et ne peut consommer que ce que lui distribue le gouvernement. Il ne peut lire que les livres et les journaux imprimés par les services du gouvernement et ne peut voyager que si le gouvernement lui en donne les moyens. Il doit exercer le métier que le gouvernement a choisi pour lui et doit changer de métier ou de domicile si le gouvernement le lui ordonne. En ce sens, nous pouvons dire que les citoyens d'une communauté socialiste ne sont pas libres. [4]

5. L'État interventionniste

Dans un système d'économie de marché entravé, i.e. d'interventionnisme, gouvernement et entrepreneurs sont tous deux des facteurs bien séparés qui agissent dans la sphère économique. Le dualisme marché/autorité continue d'exister dans un système de marché entravé. Toutefois, contrairement à ce qui se passe dans le cas d'une économie de marché pure, l'autorité ne se contente pas d'empêcher les troubles de se produire. Elle interfère également elle-même avec le fonctionnement du marché par des interventions ponctuelles: elle ordonne et elle interdit.

L'intervention est un ordre isolé de l'autorité disposant de l'appareil de contrainte sociale : elle force l'entrepreneur et le propriétaire de moyens de production à utiliser ces moyens d'une façon différente de celle qu'ils auraient choisie sous l'unique pression du marché. L'ordre peut revêtir la forme d'une obligation ou d'une interdiction. Ils n'est pas obligé que les ordres ou les obligations émanent du gouvernement. Ils se peut qu'elles émanent d'une source différente et que celle-ci fournisse également l'appareil de contrainte permettant de faire appliquer ses ordres. Si l'autorité ferme les yeux ou même encourage ce comportement, la situation est la même que si elle résultait d'un ordre direct du gouvernement. Si le gouvernement refuse de l'accepter et s'oppose à cette action avec son appareil de contrainte, mais sans succès, c'est la preuve qu'une autre autorité a réussi à se constituer et à contester la suprématie gouvernementale.

Le gouvernement a sans aucun doute le pouvoir de décréter de telles obligations et de telles interdictions, et il a également le pouvoir de les faire respecter grâce à sa force de police. Mais la question qui nous intéresse dans cet essai est la suivante : Ces mesures permettent-elles au gouvernement d'atteindre les buts qu'il poursuit ? Ces interventions ne peuvent-elles pas conduire à des résultats qui, du point de vue du gouvernement lui-même, apparaîtraient encore moins souhaitables que la situation de l'économie de marché qu'il cherche à modifier ?

Par conséquent, nous ne chercherons pas à savoir si le gouvernement est entre les mains d'homme capables ou incompétents, nobles ou ignobles [5]. Même le meilleur et le plus capable des hommes ne peut atteindre son objectif que s'il utilise les moyens appropriés.

Nous n'avons pas non plus à traiter des interventions de l'autorité qui concernent uniquement la consommation. L'autorité peut par exemple interdire de manière provisoire ou permanente au consommateur d'acheter certains aliments — disons pour des raisons de santé ou de religion. Elle assume alors un rôle de gardien de l'individu. Elle considère ce dernier comme incapable de comprendre son véritable intérêt : un tuteur doit donc le protéger des dommages éventuels.

La question de savoir si l'autorité devrait poursuivre ou non une telle activité est une question politique, pas une question économique. Si l'on croit que l'autorité est octroyée par Dieu et doit jouer pour l'individu le rôle de la Providence, ou si l'on pense qu'elle doit représenter les intérêts de toute la société contre les intérêts incompatibles des individus égoïstes, on trouvera cette attitude justifiée. Si l'autorité est plus sage que ses sujets à l'intelligence limitée, si elle sait mieux que lui-même ce qui promeut le bonheur de l'individu, ou si elle se sent obligée de devoir sacrifier le bien-être d'un individu au bien-être de la totalité, alors elle ne devrait pas hésiter à fixer les buts des actions des individus.

Ce serait bien entendu une erreur que de croire que la surveillance de l'individu par l'autorité pourrait se cantonner aux domaines de la santé, qu'elle pourrait se satisfaire d'interdire ou de limiter l'usage de dangereux poisons comme l'opium, la morphine, peut-être aussi l'alcool et la nicotine, mais qu'elle ne toucherait pas sinon à la liberté de l'individu. Une fois reconnu le principe suivant lequel les choix de consommation individuels doivent être contrôlés et limités par l'autorité, la limite à ce contrôle ne dépendra que de l'autorité et de l'opinion publique qui la soutient. Il devient alors logiquement impossible de s'opposer aux tendances souhaitant soumettre toute activité individuelle à la garde de l'État. Pourquoi ne protéger que le corps des maux causés par les poisons et les drogues ? Pourquoi ne pas aussi protéger nos esprits et nos âmes contre les doctrines nocives et les opinions menaçant notre salut éternel ? Retirer à l'individu la liberté du choix de consommer conduit logiquement à supprimer toute liberté.

Nous pouvons maintenant nous occuper le l'aspect économique du problème. Quand l'économie traite de la question de l'interventionnisme, elle n'a en tête que les mesures concernant les moyens, pas les buts de l'action. Elle n'a pas d'autre critère pour juger du bien-fondé de ces mesures que celui de savoir si elles sont ou non capables d'atteindre les objectifs recherchés par l'autorité. Que cette dernière soit en position de restreindre les choix de consommation de l'individu et donc de modifier les données du marché sort du cadre de l'analyse économique.

Nous ne nous occuperons donc pas des mesures autoritaires visant à modifier directement la consommation et qui y réussissent sans affecter d'autres domaines en même temps. Nous accepterons les actions des consommateurs telles qu'elles se produisent sur le marché et ne prendrons pas en compte jusqu'à quel point elles ont été influencées par l'autorité. Nous accepterons les jugements et les valeurs des consommateurs comme des faits et ne nous demanderons pas s'ils achètent des masques à gaz de leur propre initiative ou parce que le gouvernement exige qu'ils le fassent, ni s'ils achètent moins d'alcool parce qu'ils préfèrent d'autres biens ou parce que le gouvernement condamne pénalement l'ivresse. Notre tâche est d'analyser les interventions de l'autorité concernant non pas les consommateurs mais les propriétaires des moyens de production et les entrepreneurs. Nous ne nous demanderons pas si les interventions sont justifiées, ni si elles sont conformes à nos souhaits ou aux souhaits du consommateur. Nous chercherons seulement à savoir si de telles mesures peuvent atteindre les objectifs du gouvernement.

6. L'appel à une réforme morale

Avant de commencer, il semble cependant souhaitable d'étudier une doctrine digne d'attention, ne serait-ce que parce qu'elle est prônée par certains de nos plus éminents contemporains.

Nous voulons parler de la croyance selon laquelle il ne serait pas nécessaire de faire intervenir le gouvernement pour amener le marché à emprunter d'autres voies que celle qu'il suit lorsqu'il est parfaitement libre. Les réformateurs sociaux chrétiens et certains partisans d'une réforme sociale conduite sur des bases éthiques estiment que la conscience morale et religieuse devrait également guider les "bonnes" personnes dans le domaine économique. Si les entrepreneurs ne s'occupaient pas uniquement de leurs profits et de leurs intérêts égoïstes, mais pensaient aussi à leurs obligations sociales et religieuses, les ordres du gouvernement seraient superflus pour ce qui est de remettre les choses dans le droit chemin. Ce qui faudrait, ce ne serait donc pas une réforme de l'État, mais plutôt une purification de l'humanité, un retour à Dieu et à l'ordre moral, un abandon de ce vice que constitue l'égoïsme. Il ne serait dès lors pas difficile de mettre la propriété privée en accord avec le bien-être social. On aurait ainsi libéré l'économie des conséquences pernicieuses du capitalisme sans avoir limité la liberté et la capacité d'initiative des individus par une intervention gouvernementale. On aurait détruit le Moloch capitaliste sans l'avoir remplacé par le Moloch étatique.

Nous n'avons pas à discuter ici des jugements de valeur qui sous-tendent cette doctrine. Ce que ces critiques reprochent au capitalisme est hors sujet, leurs erreurs et leurs malentendus ne nous intéressent pas. Nous ne nous occuperons que de leur suggestion de construire un ordre social reposant sur la double fondation de la propriété privée des moyens de production d'une part et d'un ordre moral limitant l'exercice de ce droit de propriété de l'autre. Cet ordre social idéal n'est pas du socialisme, disent-ils, les individus, en particulier les entrepreneurs, les capitalistes et les propriétaires ne sont plus motivés par le profit mais guidés par leur conscience. Ce ne serait pas non plus de l'interventionnisme, parce que cet ordre ne réclame pas d'interventions de la part du gouvernement pour assurer le fonctionnement de la machine économique.

Dans une économie de marché, l'individu est libre de ses actes dans la mesure de l'étendue de la propriété privée et du marché. Seuls ses jugements à lui comptent dans ce cas. Quel qu'il puisse être, c'est le choix qu'il a fait qui prévaut. Pour les autres participants du marché, son action est donc un fait avec lequel ils doivent composer. Les conséquences de son action sur le marché se reflètent par les profits et les pertes : elles constituent les engrenages qui mettent son activité en contact avec les rouages de la coopération sociale. La société ne dit pas à l'individu ce qu'il doit ou ne doit pas faire : personne ne lui donne d'ordres ou ne lui demande d'obéir, aucune force n'est utilisée, sauf pour garantir la protection de la propriété privée et du marché face à la violence. La coopération résulte du fonctionnement du marché. Ceux qui ne font pas de leur mieux pour participer à cette coopération sociale paient les conséquences de leur rébellion, de leur négligence et de leurs erreurs. La coopération ne demande rien de plus à l'individu que d'agir dans son propre intérêt. Il n'y a dès lors nul besoin d'ordres émanant d'une autorité pour dire à l'individu ce qu'il doit et ne doit pas faire, nul besoin d'utiliser l'instrument du pouvoir pour faire appliquer ces ordres.

En dehors du domaine de la propriété privée et de l'économie de marché, on trouve le domaine des actes illégaux : la société a mis en place des barrières pour protéger la propriété privée et le marché face à la force, à la fraude et à la malveillance. Dans ce cas, ce n'est plus la liberté qui règne, mais l'obligation. Tout n'est plus permis et une limite sépare le légal de l'illégal. Le pouvoir de police est prêt à intervenir. Car s'il n'en était pas ainsi, tout individu serait libre de briser les barrières de l'ordre légal.

Les réformateurs dont nous étudions les propositions veulent mettre en place des normes éthiques supplémentaires, en plus de l'ordre légal et du code moral destinés à maintenir et à protéger la propriété privée. En ce qui concerne la production et la consommation, ils souhaitent des résultats différents de ceux produits par un marché totalement libre dans lequel rien ne serait interdit en dehors de la violation du droit de propriété. Ils veulent éliminer les forces qui guident les actes des individus dans une économie de marché. Ils les appellent égoïsme, recherche du profit, etc., et veulent les remplacer par d'autres forces. Ils parlent de conscience, d'altruisme, de respect de Dieu, d'amour fraternel. Ils veulent remplacer la "production pour le profit" par la "production pour l'usage". Ils pensent que cela suffirait à garantir la coopération harmonieuse des hommes au sein d'une économie fondée sur la division du travail de sorte qu'il ne serait pas nécessaire d'avoir recours à des interventions — ordres ou interdictions — d'une autorité.

L'erreur fondamentale de cette doctrine est de ne pas reconnaître la part importante que jouent sur le marché les forces qu'ils dénoncent comme immorales. C'est précisément parce que l'économie de marché ne demande rien à l'individu en ce qui concerne l'utilisation des moyens de production ; précisément parce qu'il n'a pas besoin de faire quelque chose qui ne soit pas dans son intérêt ; précisément parce que l'économie de marché l'accepte tel qu'il est ; et précisément parce que son "égoïsme" suffit à assurer sa participation à la grande coopération sociale, que son activité n'a pas besoin d'avoir recours à des normes ou à une autorité l'obligeant à respecter ces normes. Si l'individu cherche son propre intérêt dans le cadre fourni par la propriété privée et l'économie de marché, il fait tout ce que la société peut attendre de lui. En recherchant le profit, son action devient nécessairement sociale.

En essayant de remplacer la motivation du profit, principe directeur de la propriété privée des moyens de production, par une prétendue motivation morale, nous détruisons l'objet et l'efficacité de l'économie de marché. En nous contentant de conseiller à l'individu de suivre la voix de sa conscience et de remplacer l'égoïsme par l'altruisme, nous ne pouvons pas créer un ordre social raisonnable qui puisse supplanter l'économie de marché. Il ne suffit pas de suggérer que l'individu ne devrait pas acheter au meilleur prix et vendre le plus cher possible. Il faudrait aller plus loin et établir des règles de conduite guidant ses activités.

Le réformateur pense, par exemple, que l'entrepreneur est égoïste et dur lorsqu'il utilise sa supériorité pour vendre moins cher que son concurrent moins efficace, élimine ainsi ce dernier de son poste d'entrepreneur. Mais que devrait donc faire un entrepreneur "altruiste" ? Ne devrait-il jamais vendre moins cher que ses concurrents ? Ou pourrait-il avoir, dans certaines conditions, le droit de vendre moins cher ?

Le réformateur pense aussi que l'entrepreneur est égoïste et dur quand il tire avantage des conditions du marché pour refuser de vendre les biens à des prix suffisamment faibles pour les rendre accessibles aux pauvres, qui ne peuvent se les procurer au prix courant élevé. Que devrait donc faire le "bon" entrepreneur ? Devrait-il distribuer gratuitement ces biens ? Tant qu'il vend à un prix quelconque, aussi bas soit-il, il y aura toujours une demande ne pouvant être satisfaite. A quels acheteurs potentiels l'entrepreneur a-t-il le droit de refuser l'accès à ces articles en décidant d'un certain prix ?

Nous n'avons pas besoin d'analyser en détail les conséquences d'un écart par rapport au prix du marché. Si le vendeur n'a pas le droit de vendre moins cher que son concurrent moins efficace, il restera au moins une partie du stock qui demeurera invendue. Si, dans l'intérêt des pauvres, il est supposé vendre en dessous du prix du marché, son stock ne suffira pas à satisfaire tous ceux qui sont prêts à payer son petit prix. Nous en dirons plus sur ce sujet lors de notre analyse des interférences sur la structure des prix [6]. Nous voulons juste pour l'instant souligner qu'il ne suffit pas de dire à l'entrepreneur qu'il ne devrait pas se laisser guider par le marché. Nous devons dans ce cas également lui dire ce qu'il doit faire, lui dire jusqu'où aller en ce qui concerne les prix. Si le profit ne doit plus déterminer les quantités à produire, nous devons lui donner des ordres précis auquel il doit obéir. Cela veut dire que son activité doit être dirigée par le même type d'ordres autoritaires que les réformateurs veulent éviter en en appelant à la conscience, à la morale et à l'amour fraternel.

Quand on parle de "juste" prix et de salaires "équitables", nous devons garder à l'esprit que le seul critère nous permettant de mesurer la justice et l'équité des prix et des salaires se trouve dans leur compatibilité avec un ordre social idéal. Si l'on cherche cet ordre social en dehors de l'économie de marché, alors on ne peut pas l'atteindre en demandant simplement aux individus de se comporter de manière "juste". Il faut leur préciser pour chaque situation ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Il faut de plus établir des règles précises permettant de décider dans tous les cas, et il faut donner à une agence le droit d'interpréter ces normes, de les faire appliquer, ainsi que de les corriger ou de les augmenter si nécessaire. Il est sans importance que cette autorité soit un État mondial ou un clergé théocratique.

C'est aux entrepreneurs et aux propriétaires, parfois aux ouvriers, que les réformateurs lancent leur appel demandant d'abandonner l'égoïsme en faveur de l'altruisme Or ce sont les consommateurs qui jouent le rôle décisif dans une économie de marché. Ce sont eux qui déterminent le comportement des entrepreneurs et des propriétaires. L'appel devrait donc être lancé en direction des consommateurs. Les réformateurs devraient demander aux consommateurs de renoncer aux biens moins chers et de meilleure qualité afin de protéger les producteurs moins efficaces. Les consommateurs devraient boycotter les articles dont la vente met en danger des conditions dont la poursuite peut sembler socialement souhaitable. Et les consommateurs devraient se retenir d'acheter pour permettre à leurs concitoyens moins fortunés d'acheter à leur tour. Si les réformateurs s'attendent à une telle réaction de la part des consommateurs, ils devraient leur dire exactement comment, où et quoi acheter, et à quels prix. Ils devraient en outre prendre des mesures pour forcer l'obéissance des consommateurs ne voulant pas suivre ces instructions. Mais les réformateurs auraient alors précisément fait ce qu'ils voulaient éviter, à savoir diriger l'économie par des ordres précis et punir la désobéissance à ces ordres.

 

Notes

[1] Les marxistes orthodoxes, cependant, préconisent l'interventionnisme en reconnaissant parfaitement qu'il paralyse et détruit l'économie de marché capitaliste et qu'il conduit ainsi au socialisme. Tel fut l'argument mis en avant il y a déjà un siècle par Friedrich Engels.

[2] Pour une discussion plus poussé sur ce sujet, je renvoie à ce que j'en ai dit dans mon ouvrage Nationalökonomie, Theorie des Handelns und Wirtschaftens (Genève, 1940), pp. 224-228 [Ouvrage qui deviendra, susbstantiellement remanié et traduit en anglais, "L'Action humaine", NdT].

[3] Le terme "libéral" est utilisé ici dans le sens qui lui fut généralement associé au XIXe siècle. Dans les payx anglo-saxons, le mot "libéral" en est venu à signifier le contraire de ce qu'il voulait dire autrefois : aujoururd'hui, il veut dire radical-interventionniste, voire même socialiste. Ceux que l'on appelait autrefois libéraux, les socialistes et interventionnistes américains les appelent de nos jours réactionnaires, conservateurs ou royalistes économiques. Avec ce changement de sens du terme "libéralisme", la victoire des idées interventionnistes et l'abandon de l'économie de marché est mis en évidence. L'ancien libéralisme a même perdu son nom.

[4] " La liberté, disent les métaphysiciens prussiens, n'est qu'un concept négatif." Et selon Lénine "la liberté est un préjugé bougeois."

[5] Hegel appelle l'État "l'Absolu." Ferdinand Lassalle dit que "l'État est Dieu." Le Professeur Werner Sombart, dans son livre Socialisme allemand, bestseller du Troisième Reich et traduit en anglais comme en français, déclare que le "Führer" reçoit ses ordres de Dieu. Nous ne cherchons pas à contredire les parole de si grand hommes : nous soulignons simplement qu'elles n'ont rien à voir avec le sujet de notre livre.

[6] Voir plus bas, chapitre II, partie 2.


Préface  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page d'accueil