L'Interventionnisme

Écrit en allemand en 1940, mais non publié

Publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

2. Interférences par contrôle des prix

 

1. L'alternative : loi législative contre loi économique

Les mesures de contrôle des prix cherchent à fixer les prix, les salaires et les taux d'intérêts à des niveaux différents de ceux qui auraient été atteints sur un marché libre. L'autorité ou le groupe auquel l'autorité donne expressément ou tacitement le pouvoir de contrôler les prix fixe des prix maximums ou des prix minimums. Le pouvoir de police permet de faire appliquer ces décrets.

Le but qui sous-tend cette interférence avec la structure des prix du marché est soit de privilégier le vendeur (en établissant des prix planchers) soit de privilégier l'acheteur (en établissant des prix plafonds). Le prix minimum est censé permettre au vendeur d'obtenir de meilleurs prix pour les biens qu'il propose ; le prix maximum est censé permettre à l'acheteur de se procurer à meilleur prix les biens qu'il souhaite. Lequel des deux groupes sera favorisé par les autorités dépend des conditions politiques. Parfois on met en place des prix maximums, parfois des prix minimums ; parfois des salaires maximums, parfois des salaires minimums. Pour les taux d'intérêts seuls des maximums ont été introduits en pratique, jamais de minimums. L'opportunisme politique a toujours réclamé un tel cours des événements.

La science de l'économie politique s'est développée à l'écart des controverses sur le contrôle des prix, des salaires et des taux d'intérêt par le gouvernement. Pendant des siècles et même des millénaires, les autorités ont essayé d'influencer les prix en utilisant l'appareil du pouvoir. Ils ont imposé les pires châtiments à ceux qui refusaient de leur obéir. D'innombrables vies ont été perdues dans cette bataille. Dans nul autre domaine la force de police n'a montré plus d'empressement à utiliser son pouvoir., dans nul autre cas le caractère vindicatif des autorités n'a rencontré un enthousiasme plus grand des masses. Et pourtant, toutes ces tentatives se sont soldées par un échec si on les juge d'après leur objectif. L'explication de cet échec, telle qu'on peut la lire dans les écrits philosophiques, théologiques, politiques et historiques, reflète l'opinion des autorités et des masses. On a prétendu que les êtres humains sont égoïstes et mauvais par nature, que l'autorité avait été trop faible et avait trop hésité à utiliser la force : et que ce qu'il fallait, c'étaient des dirigeants durs et impitoyables.

On commença à comprendre la vérité en étudiant les effets de ces mesures dans un domaine d'application étroit. Parmi toutes les mesures de contrôle des prix, il en est qui ont une importance particulière : les tentatives de l'autorité de donner à des pièces de monnaie dépréciées la même valeur que des pièces entièrement métalliques, de maintenir un taux de change fixe entre l'or et l'argent, puis plus tard entre la monnaie métallique et du papier-monnaie dévalorisé. Les raisons de l'échec de toutes ces tentatives furent rapidement identifiées et formulées par la loi qui porte le nom de Sir Thomas Gresham. Le chemin était encore long jusqu'aux grandes découvertes des philosophes anglais et écossais du XVIIIe siècle, qui ont montré que le marché est soumis à certaines lois qui relient fondamentalement entre eux tous les phénomènes du marché.

La découverte de ces lois inévitables du marché et des échanges constitua l'une des plus grandes réussites de l'esprit humain. Elle posa la première pierre du développement de la sociologie libérale, donna naissance au libéralisme et permit ainsi l'éclosion de notre culture et de notre économie modernes. Elle ouvrit la voie aux grandes découvertes techniques de notre époque. Ce fut au même moment le point de départ d'une science systématique de l'action humaine, c'est-à-dire de l'économie.

L'esprit pré-scientifique établissait pour l'action humaine une distinction entre le bien et le mal, entre le juste et l'injuste. Il croyait que le comportement humain pouvait être évalué et jugé selon les normes établies d'une loi morale hétéronome. Il pensait que l'action humaine était libre au sens qu'elle n'était pas être soumise aux lois inhérentes du comportement humain. D'après lui, l'homme doit agir de façon morale : s'il agit différemment, Dieu le punit dans l'au-delà s'il ne l'a fait durant sa vie. Telles sont d'après cet esprit pré-scientifique les seules conséquences des actions humaines. Par conséquent, il n'y a pas de limites à ce que peut faire l'autorité, tant qu'elle n'entre pas en conflit avec une puissance étrangère. L'autorité souveraine est libre d'exercer son pouvoir tant qu'elle ne dépasse pas les frontières du territoire sur lequel s'étend sa souveraineté ; elle peut faire tout ce qu'elle a envie de faire. Certes, il y a des lois physiques qu'elle ne peut pas changer ; mais dans le domaine social, il n'y a pas de bornes à ce qu'elle peut faire.

La science de l'économie politique commença par comprendre qu'il existait une autre limite à la souveraineté des hommes au pouvoir. L'économiste regarde au-delà de l'État et de son appareil de pouvoir et découvre que la société humaine est le résultat de la coopération humaine. Il découvre que, dans le domaine de la coopération sociale, prévalent des lois que l'État est incapable de modifier. Il reconnaît que le processus du marché, qui résulte de ces lois, détermine les prix et que le système des prix du marché explique la coopération sociale. Les prix ne sont plus considérés comme le résultat d'une attitude arbitraire d'individus dépendant de leur sens de la justice, mais sont reconnus comme le produit nécessaire et sans équivoque du jeu des forces du marché. Chaque configuration des données a pour corollaire nécessaire une structure des prix donnée. Il n'est pas possible de changer ces prix — les prix "naturels" — sans avoir au préalable changé les données. Tout écart par rapport au prix "naturel" libère des forces qui tendent à ramener le prix à ce niveau.

Cette idée s'oppose totalement à la croyance selon laquelle les autorités peuvent changer les prix comme bon leur semble, et ceci par des ordres, des interdictions et des punitions. Si les prix sont déterminés par la structure des données, s'ils constituent l'élément qui permet la coopération sociale et qui subordonne les activités de tous les individus à la satisfaction des besoins de tous les membres de la communauté, alors un changement arbitraire des prix, c'est à dire indépendant du changement des données, doit nécessairement conduire à perturber la coopération sociale. Il est vrai qu'un gouvernement fort et déterminé peut édicter des ordres concernant les prix et se venger cruellement sur ceux qui refusent d'obéir. Mais il n'arrivera pas à obtenir le but qu'il cherche par ces décrets. Son intervention est tout simplement une nouvelle donnée du marché, qui produit certains effets d'après les lois inévitables du marché. Il est peu probable que le gouvernement soit content de ces effets et ne les considérera pas, quand ils se produiront, comme encore moins souhaitables que les conditions qu'il cherche à changer. En tout état de cause, ces mesures ne parviennent pas à ce que les autorités veulent accomplir. Les interventions sur les prix, du point de vue de l'autorité qui les édicte, sont dès lors non seulement inefficaces et sans aucune utilité, mais même contraires à leur propre objectif, nuisibles et par conséquent illogiques.

Quiconque essaie de réfuter la logique de ces conclusions nie toute possibilité d'analyse dans le domaine de l'économie. Il n'existerait sinon aucune économie et tout ce qui a été écrit en matière économique n'aurait aucun sens. Si les prix peuvent être fixés par l'autorité sans produire de réaction du marché contraire aux intentions de cette même autorité, alors il serait vain d'essayer d'expliquer les prix sur la base des forces du marché. L'essence même d'une telle explication reposant sur les forces du marché réside dans l'hypothèse que chaque configuration du marché est associée à une structure des prix et que des forces opérant sur le marché tendent à rétablir cette structure — "naturelle" — des prix lorsqu'elle est perturbée.

Dans leur défense du contrôle des prix, les représentants de l'École Historique de l'économie politique et de nos jours les Institutionnalistes tiennent un raisonnement assez logique de leur point de vue, car ils ne reconnaissent aucune validité à la théorie économique. Pour eux, l'économie est un simple ensemble d'ordres et de mesures autoritaires. En revanche, le raisonnement de ceux qui d'une part étudient les problèmes du marché avec les méthodes de l'analyse théorique, mais d'autre part refusent d'admettre que le contrôle des prix produit nécessairement des résultats contraires à ses objectifs, ce raisonnement là est illogique.

La seule alternative est entre la loi législative et la loi économique. Soit les prix sont déterminés de manière arbitraire par les participants du marché et peuvent donc être forcés, grâce aux ordres des autorités; à évoluer dans n'importe quelle direction recherchée ; soit les prix sont déterminés par ces forces du marché habituellement appelées offre et demande et l'intervention de l'autorité n'affecte le marché qu'en tant que constituant l'un de ses nombreux facteurs. Aucun compromis ne permet de réconcilier ces deux points de vus.

2. La réaction du marché

Les mesures de contrôle des prix paralysent le fonctionnement du marché. Elles détruisent le marché. Elles privent l'économie de marché de sa force motrice et la rendent impraticable.

La structure des prix du marché se caractérise par sa tendance à équilibrer l'offre et la demande. Si l'autorité essaie de fixer un prix différent du prix du marché, cette situation ne plus se produire. En cas de prix maximums, il se trouve des acheteurs potentiels qui ne peuvent pas acheter, bien qu'ils soient prêts à payer le prix fixé par le pouvoir, voire un prix plus élevé. Ou alors, dans le cas de prix minimums, des vendeurs potentiels ne peuvent trouver de clients bien qu'ils soient disposés à vendre au prix imposé par les autorités, voire à des prix plus bas. Le prix n'est désormais plus le moyen de séparer parmi les acheteurs et vendeurs potentiels ceux qui vont effectivement pouvoir acheter et vendre de ceux qui ne le pourront pas. Un principe de sélection différent doit être mis en oeuvre. Ceux qui pourront acheter ou vendre pourront être les premiers arrivés ou ceux qui occupent un poste privilégié en raison de circonstances particulières (relations personnelles, par exemple). Mais il se peut aussi que ce soit l'autorité elle-même qui décide de la distribution. En tout cas, le marché n'est plus capable de s'occuper de la distribution des biens disponibles aux consommateurs. Si l'on veut éviter le chaos, et si l'on ne veut pas compter sur la chance ou sur la force pour régler la distribution, l'autorité doit s'en charger par un quelconque système de rationnement.

Mais le marché ne s'occupe pas que de la distribution d'un stock de biens existant déjà et prêts à être consommés. Son rôle principal consiste à orienter la production. Il oriente les moyens de production vers les usages qui servent les besoins les plus urgents. Si les prix plafonds ne sont inférieurs aux prix idéaux du marché que pour certains biens de consommation, sans qu'au même moment le prix de tous les moyens de production complémentaires soient eux aussi contrôlés, alors les moyens de production non spécifiques seront utilisés en plus grande quantité pour produire les biens de consommation non soumis au contrôle des prix. La production sera par conséquent détournée des biens recherchés avec le plus d'empressement par le consommateur mais sensibles au contrôle des prix, vers d'autres biens considérés comme moins importants par le consommateur mais libre de toute réglementation. Si l'intention des autorités était de rendre plus aisément disponibles les biens réglementés en les soumettant à un prix maximum, alors la mesure est un échec. La production de ces biens sera soit diminuée soit complètement arrêtée. Le contrôle simultané des prix des biens de production complémentaires n'aurait pas non plus l'effet souhaité, à moins que tous les biens de production complémentaires soient tellement spécifiques qu'ils ne peuvent pas être utilisés pour produire un seul bien. Comme le travail ne possède pas ce caractère hautement spécifique, nous pouvons écarter cette hypothèse de notre analyse. Si les autorités ne veulent pas accepter que ses mesures destinées à faire baisser le prix d'un bien donnée conduisent à arrêter totalement sa production, alors elles ne pourront pas se borner à des interventions ne concernant que le prix de tous les biens et de tous les services nécessaires à la production de ce bien. Elles devront aller plus loin et empêcher le capital, le travail et l'activité entrepreneuriale de quitter ce secteur de la production. Elles devront fixer le prix de tous les biens et de tous les services, ainsi que tous les taux d'intérêt. Et elles devront édicter des ordres spécifiques expliquant quels biens et services produire, comment, à quel prix et à qui il convient de les vendre.

Dans une économie de marché, la mesure isolée de contrôle d'un prix ne réussit pas à atteindre l'objectif visé par ses concepteurs : elle est non seulement inutile — du point de vue de ses initiateurs — mais aussi contraire au but poursuivi parce qu'elle aggrave le "mal" qu'elle est censée soulager. Avant le contrôle des prix, le bien était, d'après l'autorité, trop élevé ; désormais, il disparaît du marché. Mais cette réaction n'était pas prévue par l'autorité, qui voulait uniquement rendre le bien moins cher pour les consommateurs. Au contraire, de son point de vue, nous devons considérer la pénurie de ce bien, son absence, comme un mal plus grand : l'autorité recherchait une augmentation, pas une diminution de l'offre. Nous pouvons donc dire que la mesure isolée de contrôle des prix va à l'encontre de ses propres buts et qu'une politique économique basée sur de telles mesures est vaine et contraire aux objectifs recherchés

Si l'autorité ne veut pas remédier au mal créé par de telles mesures isolées en supprimant le contrôle des prix, elle devra faire suivre son premier pas d'autres. D'autres ordres seront ajoutés à l'ordre initial réclamant de ne pas vendre plus cher que le prix plafond — ordre de vendre la totalité de la production, instructions précisant à qui vendre et en quelles quantités, contrôle des prix des biens complémentaires [1], contrôle des salaires et travail obligatoire pour les travailleurs, contrôle des taux d'intérêt puis finalement ordres de produire et instructions concernant les choix d'investissement des propriétaires des moyens de production. Ces réglementations ne peuvent se limiter à une ou quelques branches de la production mais doivent être étendues pour couvrir toute la production. Elles devront nécessairement préciser les prix de tous les biens, de tous les salaires, ainsi que les actions de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et salariés. Mais cela veut dire que toute la production et toute la distribution sont mises dans les mains de l'autorité. L'économie de marché, que ce soit intentionnel ou non, s'est dès lors transformée en économie socialiste.

Il n'existe que deux situations dans lesquelles un contrôle des prix peut être efficace dans un domaine strictement limité :

1. Le contrôle des prix conduit à diminuer la production parce qu'il rend toute production sans perte impossible au producteur marginal. Les facteurs de production non spécifiques sont transférés vers les autres branches de la production. Les facteurs hautement spécifiques, qui avec les prix du marché seraient utilisés dans la mesure permise par les possibilités d'utilisation alternative des facteurs non spécifiques, sont utilisés en quantité moins grande : une partie d'entre eux restera non employée. Mais si la quantité des biens hautement spécifiques est tellement limitée qu'ils sont totalement utilisés dans la cadre d'une économie de prix libres, alors il existe une certaine latitude permettant aux autorités de fixer autoritairement des prix plus bas. La fixation des prix ne conduit pas à une diminution de la production tant qu'elle n'absorbe pas totalement la rente absolue des producteurs marginaux. Une intervention qui ne va pas au-delà de cette limite de diminue pas l'offre. Mais comme elle augmente la demande, elle crée de mauvais ajustements entre l'offre et la demande qui conduisent à des conditions chaotiques, et ce à moins que l'autorité elle-même ne s'occupe de la distribution des produits aux acheteurs potentiels.

Illustrons le cas par un exemple  l'autorité doit établir un plafonnement des loyers des appartements ou des espaces commerciaux dans les zones de centre-ville. Si elle ne va pas jusqu'à rendre plus rentable pour le propriétaire l'utilisation agricole des terrains, cet acte ne diminuera pas l'offre d'appartements et de magasins [2]. Mais, aux prix fixés par l'autorité, la demande dépassera les capacités disponibles. La façon dont l'autorité distribue les logements à ceux qui sont prêts à payer le loyer n'a pas d'importance. Quelle qu'elle soit, le résultat sera de prendre un revenu du propriétaire pour le donner aux locataires. L'autorité a pris la richesse à certains pour la donner à d'autres.

2. La deuxième situation où le contrôle des prix peut être utilisé avec un certain degré d'efficacité est celle d'un prix de monopole. Le contrôle des prix peut réussir dans ce cas s'il n'a pas pour but de fixer le prix sous le niveau correspondant au prix concurrentiel qui surviendrait sur un marché libre et sans monopole. Dans l'exemple d'un prix de monopole imposé par un cartel international de producteurs de mercure, une autorité mondiale (ou internationale) peut réussir à faire respecter avec succès un contrôle des prix qui abaissera le prix du mercure jusqu'au niveau auquel il se vendrait dans une situation de concurrence entre plusieurs producteurs. Bien entendu, il en est de même pour les monopoles institutionnels. Si une intervention des autorités a créé les conditions nécessaires pour pouvoir établir un prix de monopole, un second décret peut aussi les détruire. Si, en octroyant une brevet à un inventeur, on lui a permis de demander un prix de monopole, alors l'autorité peut aussi lui retirer son privilège en fixant un prix pour l'article breveté, prix qui ne pourrait sinon être atteint que sous l'effet de la concurrence. C'est pourquoi la fixation des prix était une mesure efficace à l'époque des guildes recherchant des prix de monopole, tout comme elle peut l'être contre des cartels dont l'existence a été rendue possible par les droits de douanes.

Les autorités aiment juger les effets de leurs actions de manière optimiste. Si la fixation des prix a pour effet que des articles de moins bonne qualité remplacent des articles de meilleure qualité, l'autorité écarte promptement cette différence de qualité et persiste dans l'illusion que son intervention a eu l'effet désiré. A certains moments et de manière temporaire, il est possible d'obtenir un petit succès, très chèrement payé. Les producteurs de biens soumis au contrôle des prix peuvent en effet préférer subir des pertes pendant un certain temps plutôt que de courir de nouveaux risques : ils peuvent avoir peur, par exemple, que leurs usines soient pillées par les masses excitées, et ce sans pouvoir compter sur la protection du gouvernement. Dans de tels cas, le contrôle des prix conduit à une consommation du capital et donc indirectement et en fin de compteà diminuer la quantité de produits offerts.

Hormis les deux exceptions mentionnées plus haut, le contrôle des prix ne constituent pas un moyen adéquat dont l'autorité peut se servir pour conduire l'économie de marché dans la voie souhaitée. Les forces du marché se révèlent plus fortes que la pouvoir de l'autorité. Cette dernière doit faire face à une alternative : soit accepter les lois du marché telles qu'elles sont, soit essayer de remplacer le marché et l'économie de marché par un système sans marché, c'est-à-dire par le socialisme.

3. Salaires minimums et chômage

Parmi les mesures de fixation des prix, la mise en place d'une échelle des salaires déterminée par l'action syndicale a une importance pratique très grande. Dans certains pays, des salaires minimums ont été instaurés directement par le gouvernement. Dans d'autres pays, le gouvernement intervient uniquement de manière indirecte sur les salaires, en acceptant que les syndicats et leurs adhérents exercent une pression active sur les entreprises et sur ceux qui désirent travailler sans respecter leurs mots d'ordre sur les salaires. Les salaires horaires fixés de façon autoritaire tendent à créer un chômage permanent pour une grande partie des forces ouvrières Et ici encore, le gouvernement intervient d'habitude en distribuant des aides aux chômeurs.

Lorsque nous parlerons de salaires, nous sous-entendrons toujours des salaires réels et pas des salaires nominaux. Il est évident qu'un changement du pouvoir d'achat de l'unité monétaire doit être suivie, tôt ou tard, d'un changement des salaires horaires nominaux.

Les économistes ont toujours été pleinement conscients que les salaires, eux aussi, constituaient un phénomène du marché, qu'il existait des forces s'exerçant sur le marché, et que ces forces, dans le cas où les salaires s'écarteraient des salaires du marché, les ramèneraient au niveau conforme aux conditions économiques. Si les salaires tombent en-deça du niveau du marché, la concurrence entre les entrepreneurs à la recherche d'employés les fera monter à nouveau. Si les salaires montent au-dessus du niveau du marché, une partie de la demande de travail sera éliminée et la pression de la part des chômeurs les fera redescendre. Même Karl Marx et les marxistes ont toujours affirmé qu'il était impossible que les syndicats puissent conduire par leur action à une augmentation permanente des salaires de tous les travailleurs au-dessus du niveau correspondant aux conditions du marché. Les défenseurs du syndicalisme n'ont jamais répondu à cet argument. Ils se sont contentés de dénoncer l'économie comme "science lugubre".

Nier que l'augmentation des salaires au-dessus du niveau prescrit par les conditions du marché doive nécessairement conduire à réduire le nombre des travailleurs employés est équivalent à affirmer que la quantité de travail offert n'exerce aucune influence sur les salaires. Quelques remarques suffiront à montrer les sophismes contenus dans de telles affirmations. Pourquoi les ténors de l'opéra sont-ils payés aussi cher ? Parce que l'offre est très faible. Si l'offre de ténors était aussi importante que l'offre de chauffeurs, leurs revenus, pour une demande donnée, chuteraient immédiatement pour se retrouver au niveau des salaires des chauffeurs. Que fait donc l'entrepreneur quand il a besoin de travailleurs particulièrement qualifiés dont seul un petit nombre est disponible ? Il augmente les salaires offerts pour inciter les travailleurs à quitter les entrepreneurs concurrents et pour attirer ceux qu'il recherche.

Tant que seule une partie des forces ouvrières, pour la plupart des ouvriers qualifiés, était syndiquée, la hausse des salaires obtenue par les syndicats ne conduisait pas au chômage mais à une diminution des salaires des ouvriers non qualifiés. Les travailleurs qualifiés perdant leur emploi en raison de la politique salariale des syndicats entraient sur le marché du travail non qualifié et en augmentaient l'offre. Le corollaire des salaires plus élevés pour les travailleurs organisés était des salaires plus bas pour les travailleurs non organisés. Mais, dès que les travailleurs s'organisèrent dans toutes les branches de la production, la situation changea. Dès lors, les travailleurs perdant leur emploi dans une industrie ne peuvent plus trouver de travail dans d'autres secteurs: ils restent au chômage.

Les syndicats démontrent la justesse de cette analyse quand ils essaient d'empêcher l'arrivée de travailleurs dans leur industrie ou dans leur pays. Quand les syndicats refusent d'admettre de nouveaux membres ou rendent l'adhésion plus difficile par des cotisations initiales élevées, ou encore quand ils luttent contre l'immigration, ils se montrent convaincus qu'un grand nombre de travailleurs ne pourrait pas être employé sans une baisse des salaires.

En recommandant l'accroissement du crédit comme moyen de réduire le chômage, les syndicats admettent la validité de la théorie des salaires des économistes, théorie qu'ils dénoncent par ailleurs comme "orthodoxe". L'accroissement du crédit réduit la valeur de l'unité monétaire et fait donc monter les prix. Si les salaires nominaux restent stables, ou au moins ne montent pas dans la même proportion que le prix des biens, cela signifie une diminution des salaires réels. La baisse de salaires réels permet d'employer plus de travailleurs.

Pour finir, nous devons considérer comme un hommage à la théorie "orthodoxe" des salaires le fait que les syndicats s'imposent à eux-mêmes des restrictions pour les salaires horaires qu'ils fixent. Les méthodes qu'ils utilisent pour forcer l'entrepreneur à payer des salaires supérieurs de 10 % au niveau qui prévaudrait sur un marché libre, ces mêmes méthodes pourraient conduire à des salaires encore plus élevés. Pourquoi, dès lors, ne pas réclamer une augmentation de 50 % ou de 100 % ? Les syndicats s'abstiennent de mener une telle politique parce qu'ils savent qu'un nombre encore plus grand de leurs adhérents perdraient leur emploi.

L'économiste considère les salaires comme un phénomène du marché : il pense qu'à tout moment les salaires sont déterminés par les données du marché en ce qui concerne l'offre des moyens matériels de production et du travail d'une part, la demande de biens de consommation d'autre part. Si les salaires sont fixés par un acte du gouvernement à un niveau supérieur à celui correspondant au conditions du marché, une partie de l'offre de travail ne pourra pas être employée et le chômage augmentera. C'est exactement la même chose que pour les biens. Si les propriétaires de biens demandent un prix plus élevé que celui du marché, ils n'arrivent pas à écouler tout leur stock.

Si toutefois, comme le maintiennent les avocats de la fixation des prix par les syndicats ou par le gouvernement, les salaires ne sont pas en définitive déterminés par le marché, on peut poser la question : pourquoi les salaires ne pourraient-ils pas être augmentés encore plus ? Il est bien sûr souhaitable que les travailleurs perçoivent des revenus aussi élevés que possible. Qu'est ce qui retient alors les syndicats, si ce n'est la crainte d'un chômage plus important ?

A cette question, les syndicats répondent qu'ils ne recherchent pas des salaires toujours plus élevés, que tout ce qu'ils veulent ce sont des "salaires justes". Mais qu'est-ce qui est "juste" dans ce cas ? Si la hausse des salaires du fait de l'intervention n'a pas d'effets néfastes pour les intérêts des travailleurs, il est certainement injuste de ne pas les augmenter encore davantage. Qu'est-ce qui empêche les syndicats et les fonctionnaires du gouvernement qui sont chargés de juger des questions salariales, d'augmenter encore plus les salaires ?

Dans certains pays, on a demandé que les salaires soient fixés de manière à confisquer la totalité du revenu des capitalistes et des entrepreneurs ne correspondant pas à des salaires pour activité de direction, et de distribuer ce montant au salariés. Pour ce faire, des ordres ont été édictés, interdisant le licenciement des travailleurs sans permission spéciale du gouvernement. Cette mesure empêcha une augmentation du chômage à court terme. Mais elle eut des conséquences qui, à long terme, se révélèrent contraires aux intérêts des travailleurs. Si les entrepreneurs et les capitalistes ne reçoivent aucun paiement sous forme de profits ou d'intérêts, ils ne voudront pas mourir de faim ou demander la charité : ils vivront en dépensant leur capital. La consommation du capital, toutefois, change le rapport capital sur travail, diminue la productivité marginale du travail et conduit finalement à la baisse des salaires. Il est dans l'intérêt des salariés que le capital ne soit pas consommé.

Il faudrait souligner que les conclusions précédentes ne se réfèrent qu'à une seule facette des activités syndicales, à savoir leur politique visant à faire monter les salaires au-delà de celui qui prévaudrait sur un marché totalement libre. Les autres activités que mènent ou pourraient mener les syndicats n'ont aucun rapport avec notre sujet.

4. Les conséquences politiques du chômage

Le chômage en tant que phénomène permanent d'une amplitude considérable est devenu le principal problème politique des pays démocratiques. Que des millions de personnes soient exclues de manière permanente du processus productif, voilà une situation que l'on ne peut pas tolérer un instant. Le chômeur veut travailler. Il veut gagner sa vie parce qu'il préfère les possibilités offertes par un salaire à la valeur douteuse du loisir permanent dans la pauvreté. Il est désespéré parce qu'il est incapable de trouver du travail. C'est avec des chômeurs que les aventuriers et les dictateurs ambitieux forment leurs sections d'assaut.

L'opinion publique considère la pression du chômage comme une preuve de l'échec de l'économie de marché. Le public croit que le capitalisme a montré son incapacité à résoudre les problèmes de la coopération sociale. Le chômage semble être le résultat inévitable des antinomies, des contradictions de l'économie capitaliste. L'opinion publique n'arrive pas à comprendre que la véritable cause de l'important chômage permanent doit être cherchée dans la politique des salaires menée par les syndicats, avec l'aide que leur accorde le gouvernement. La voix de l'économiste n'atteint pas le public.

Le profane a toujours cru que le progrès technique privait le peuple de son gagne-pain. C'est pour cette raison que les guildes ont persécuté les innovateurs, pour cette raison que les artisans ont détruit des machines. Aujourd'hui, les adversaires du progrès technique ont le soutien de ceux que l'on considère habituellement comme des scientifiques. On affirme dans des livres et dans des articles que le chômage lié au progrès technique est inévitable — au moins dans le système capitaliste. On recommande pour lutter contre le chômage de travailler moins  ; comme les salaires hebdomadaires doivent rester stables ou baisser dans une proportion moindre que la baisse du nombre d'heures, voire même être augmentés, ce moyen conduit la plupart du temps à une hausse des salaires et donc à un accroissement du chômage. On préconise également des projets de travaux publics pour fournir des emplois. Mais si les fonds nécessaires sont obtenus par les impôts ou par l'émission d'obligations du gouvernement, la situation demeure inchangée. Les fonds utilisés pour ces projets sont retirés d'autres branches de la production et l'augmentation du nombre d'emplois est contrebalancée par une perte d'emplois dans d'autres secteurs du système économique.

On a finalement recours au crédit et à l'inflation. Mais face à une hausse des prix et une baisse des salaires réels, les revendications syndicales visant à obtenir des salaires plus élevés deviennent plus fortes. Cependant, il convient de noter que les dévaluations et les mesures inflationnistes ont, dans certains cas, connu un succès temporaire, permis de soulager les effets de la politique salariale des syndicats et d'arrêter pour un moment la montée du chômage

En comparaison du traitement inefficace du problème du chômage dans les pays habituellement qualifiés de démocratiques, la politique des dictatures apparaît comme une grande réussite. Le chômage disparaît si on introduit le travail obligatoire en enrôlant les chômeurs dans l'armée, dans des camps de travail ou dans d'autres services de travail obligatoire. Les employés de ces services doivent se contenter de salaires bien inférieurs à ceux des autres travailleurs. Au fur et à mesure, on essaie d'égaliser les salaires en augmentant ceux des employés des services obligatoires et en diminuant ceux des autres travailleurs. Les succès politiques des pays totalitaires sont en premier lieu basés sur les résultats qu'ils ont obtenus dans leur lutte contre les travailleurs des services obligatoires et par la diminution du salaire des autres travailleurs. Les succès politiques des pays totalitaires sont en premier lieu basés sur les résultats qu'ils ont obtenus dans la lutte contre le chômage.

 

Notes

[1] La fixation directe des prix des moyens matériels de production qui ne peuvent pas être utilisés pour la consommation directe peut être mis de côté ; si les prix sont fixés pour tous les biens de consommation, si les taux d'intérêt et les salaires sont fixés, si tous les travailleurs sont forcés de travailler et que tous les propriétaires de moyens de production sont forcés de produire, alors les prix des moyens matériels de production sont également fixés de manière indirecte.

[2] Pour simplifier, nous ne prenons pas en compte les coûts de construction.


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