Écrit en allemand en 1940, mais non publié
Publié sous le titre Interventionism An Economic Analysis
en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)
par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Les mesures restrictives sont des mesures prises par les autorités et qui ont pour but direct et premier de détourner la production au sens le plus large du terme, comprenant le commerce et les transports, de la voie qu'elle aurait suivie dans une économie parfaitement libre. Chaque interférence détourne une partie de la production des chemins prescrits par le marché. La caractéristique des mesures de restriction réside dans le fait que la modification de la production est un résultat nécessaire et voulu de l'intervention, que cette modification est précisément ce que recherche l'autorité par son action. Toute intervention a aussi pour effet de modifier la consommation par rapport à ce qu'elle aurait été dans une économie de marché libre. La mesure restrictive ne fait pas exception à cette règle. Mais la modification de la consommation n'est pas le but recherché par les initiateurs de ces mesures : ce qu'il veulent influencer, c'est la production. Que leurs mesures exercent par ailleurs également une influence sur la consommation leur semble un effet de bord que soit ils ne recherchent pas du tout, soit ils acceptent comme étant inévitable.
Avec les mesures de restriction, l'autorité interdit la fabrication de certains biens, ou interdit l'utilisation de certaines méthodes de production, ou encore rend de telles méthodes plus difficiles et plus coûteuses. L'autorité élimine ainsi certains moyens disponibles et pouvant satisfaire les besoins humains. L'intervention a pour effet que des hommes se retrouvent dans une situation où ils ne peuvent utiliser leurs connaissances et leurs capacités, leurs efforts et leurs ressources matérielles, que d'une manière moins efficace. De telles mesures appauvrissent les gens.
Malgré toutes les tentatives faite pour réfuter cet argument, le fait demeure indiscutable. Dans un marché libre, des forces sont à l'oeuvre afin que tous les moyens de production tendent à être utilisés là où ils peuvent satisfaire au mieux les besoins des hommes. Lorsque l'autorité interfère avec ce processus pour instaurer un usage différent des facteurs de production, elle ne peut que diminuer la production, jamais l'augmenter.
Ceci a été démontré de manière remarquable et irréfutable en ce qui concerne les mesures restrictives les plus importantes, au cours de vastes débats traitant des effets économiques des barrières limitant le commerce international. Il semble à cet égard superflu d'ajouter quoi que ce soit aux enseignements de l'école classique d'économie politique.
On peut estimer que les inconvénients des mesures de restriction résultant de la diminution de productivité, et affectant donc les quantités produites, sont compensées par des avantages dans d'autres domaines. L'autorité pourrait ainsi affirmer, par exemple, que la sauvegarde d'un certain groupe de producteurs moins efficaces est si importante qu'il y aurait suffisamment de bonnes raisons pour accepter la baisse de consommation qui s'ensuit. Elle pourrait considérer comme justifié de rendre le pain plus cher pour les masses afin que les propriétaires d'exploitations moins fertiles puissent gagner plus. L'autorité peut aussi considérer comme postulat le fait qu'un homme d'État sage doive interdire l'introduction de machines afin d'assurer la protection des entreprises ne pouvant pas résister à une concurrence mieux équipée. En mettant hors la loi les grands magasins et toute autre forme similaire d'organisation commerciale, l'autorité peut permettre aux petits commerçants de continuer leurs affaires, même si les consommateurs doivent en souffrir.
Si ces mesures sont prises en pleine connaissance de leurs effets, si l'autorité est parfaitement consciente de ce qu'elle fait et des résultats qui seront obtenus, on ne peut désapprouver ce qu'elle fait que si l'on désapprouve ses buts. Mais dans ce cas, on ne peut pas considérer l'action de l'autorité comme contraire à ses objectifs ou comme absurde. Du point de vue de ses objectifs et de ses buts, son action apparaît comme la bonne. Pour améliorer le sort des agriculteurs, elle veut faire payer la charge au travers du pain que les consommateurs achètent ; afin d'atteindre ce but, elle choisit effectivement les moyens appropriés lorsque qu'elle impose des droits de douanes protecteurs ou une interdiction sur l'importation de blé et de farine.
Nous savons tous que l'on présente au public les choses sous un jour bien différent. On a essayé avec succès de convaincre l'opinion publique que les barrières douanières ne réduisent pas la quantité offerte, mais au contraire l'augmentent. La protection du petit artisan contre les "grandes entreprises" et celle du petit commerçant contre les grands magasins ont été présentées comme des mesures servant le bien-être général, comme permettant d'empêcher l'exploitation des consommateurs. C'était la seule façon d'obtenir du soutien pour une politique dont l'essence consiste à accorder des privilèges et des avantages à certains groupes aux détriment du reste de la communauté.
On a cru que la politique de restriction était une politique favorisant les producteurs alors qu'une politique laissant fonctionner librement le marché favoriserait les consommateurs. Les défenseurs de la première la justifie en soulignant que ce n'est pas le rôle de l'autorité que de poursuivre une politique bénéficiant à des individus qui se contentent de consommer les produits issus des efforts des autres ; que l'autorité devrait être au service de celui qui participe activement à la production. Cependant, dans un système basé sur la division du travail, tout le monde est à la fois producteur et consommateur. Il n'y a pas de consommateurs dont les revenus ne résulteraient pas de la production. Le consommateur est soit un entrepreneur, soit un propriétaire de moyens de production, soit encore un salarié. Ou alors il est aidé, en tant que membre de la famille, par un entrepreneur, un propriétaire de moyens de production ou un salarié. Tout producteur, par ailleurs, est nécessairement aussi un consommateur. Il est naïf d'affirmer qu'une seule mesure ou une seule politique pourraient protéger les intérêts des producteurs au détriment des intérêts des consommateurs. La seule chose que l'on puisse dire, c'est que presque [1] toutes les mesures restrictives apportent des avantages à un nombre limité de personnes, tout en ayant un effet néfaste pour toutes les autres, ou au moins pour la majorité des autres. Les interventions peuvent donc être considérées comme des privilèges octroyés à certains au dépens des autres.
Les privilèges constituent un bénéfice pour celui qui en jouit et une nuisance pour tous les autres. Si les privilèges ne profitent qu'à un petit nombre, ils servent leurs buts. Ils le font au dépens de ceux qui n'en jouissent pas. Mais si tout le monde en profite de manière égale, le système de privilèges n'a plus aucun sens. Tant que les tarifs douaniers ne bénéficient qu'à quelques producteurs ou à quelques groupes de producteurs, alors il y a certains producteurs privilégiés. Mais s'ils sont tous protégés, alors la politique a évidemment un effet contraire à celui recherché. Car personne ne gagne alors que tout le monde perd.
On pourrait considérer certaines mesures de restriction comme justifiées en les considérant comme faisant partie d'une politique de dépenses publiques plutôt que comme des mesures visant à la production et à l'offre de biens. Si, par amour de la nature ou pour des raisons scientifiques, nous désirons conserver un bout de terrain dans son état naturel pour en faire un parc national, nous pouvons nous attendre à un soutien général tant que ce projet reste dans les limites du budget public. Nous pouvons alors trouver plus juste de ne pas faire porter le fardeau de ces dépenses sur les épaules des propriétaires du terrain mais de le répartir sur tous les citoyens, ceci en achetant le terrain plutôt qu'en procédant à une expropriation. Cela n'est cependant pas important pour notre analyse. Le point décisif vient de ce que nous considérons la proposition du point de vue des dépenses et non de la production.
C'est le seul point de vue correct en ce qui concerne les mesures restrictives. Ces dernières, dont la seule conséquence possible est de diminuer l'offre de biens, ne devraient pas être considérées comme des mesures faisant partie d'une politique de production. Elles marchent pour la consommation, pas pour la production. Les mesures de restriction ne pourront jamais apporter l'efficacité économique, un système de production de biens et une augmentation de l'offre. On peut ne pas être d'accord sur l'opportunité de protéger les Junkers prussiens, via des droits de douanes sur les importations de blé, contre la concurrence des fermiers canadiens produisant sur un sol plus fertile. Mais si nous défendons l'idée de droits de douanes pour protéger les producteurs de blé prussiens, nous ne proposons pas une mesure destinée à favoriser la production de blé, mais une mesure destinée à venir en aide aux propriétaires terriens allemands aux dépens des consommateurs de blé allemands. Il ne sera jamais possible de fonder un système économique sur de tels privilèges, sur de telles aides : ces mesures ne peuvent que constituer des dépenses payées à partir de moyens obtenus par ailleurs. Quand Louis XIV accordait une sinécure à l'un de ses favoris, sinécure payée sur les deniers publics, il s'agissait d'un acte de dépense, pas d'une politique économique. Le fait que les mesures restrictives ne méritent pas d'être analysées différemment de ces privilèges royaux est obscurci par la manière dont on les met en oeuvre. Mais cela ne change pas leur nature essentielle. Qu'une telle mesure soit ou non justifiée ne concerne pas le jugement économique : même les rois de l'ancien régime n'accordaient pas leurs faveurs qu'à des incapables.
Il y a certainement des cas où les mesures de restriction apparaissent justifiées à la plupart de nos concitoyens. Mais, fondamentalement, elles constituent des dépenses. Elles diminuent la quantité des moyens de production disponibles et permettant l'offre d'autres biens. Il serait par conséquent contraire à toute logique de dépeindre une économie de marché soumise à de telles restrictions comme un système de coopération sociale distinct, et de l'opposer à l'économie de marché totalement libre. Nous devons considérer les mesures restrictives comme une politique de dépenses, non comme le moyen d'accroître la quantité des biens de production.
Une fois que nous avons identifié la véritable nature des mesures de restriction et refusé de nous laisser égarer par les efforts naïfs essayant de les justifier comme "favorisant le bien-être" ou même "favorisant la production", nous pouvons voir que les buts recherchés par ces mesures peuvent souvent être atteints à bien meilleur marché par des aides directes sur fonds publics. Si nous n'empêchons pas les producteurs de tirer le rendement maximal des ressources productives disponibles, nous ne diminuerons pas la productivité de l'économie et serons en meilleure position pour obtenir, à partir de la richesse accrue, les moyens nécessaires pour subventionner ceux que nous voulons privilégier.
Note
[1] La restriction apportée par le mot "presque" ne veut pas dire qu'il y ait des mesures de restriction qui ne nuisent à personne : elle veut au contraire indiquer qu'il peut y avoir des mesures qui non seulement ne bénéficient à personne mais nuisent à tout le monde.