Écrit en allemand en 1940, mais non publié
Publié sous le titre Interventionism An Economic Analysis
en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)
par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Le but de cet essai est d'analyser d'un point de vue économique les problèmes de l'interférence de l'État avec le monde des affaires. Les conséquences politiques et sociales de cette politique d'interventionnisme [1] ne peuvent être comprises et jugées que sur la base d'une étude de ses effets et de ses implications économiques.
Depuis que les gouvernements européens des dernières décennies du XIXe siècle ont commencé à poursuivre cette politique, fréquemment qualifiée de "progressiste" mais constituant en réalité un retour à la politique mercantiliste du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, les économistes ont constamment souligné l'incohérence et la futilité de telles mesures et ont prédit ses conséquences politiques et sociales. Les gouvernements, les partis politiques et l'opinion publique ont persisté à ignorer leurs avertissements. Ils se sont moqué du caractère prétendument doctrinaire de l'économie "orthodoxe" et ont célébré leurs "victoires" sur la théorie économique. Ce furent toutefois des victoires à la Pyrrhus.
La suite inévitable des événements qui succédèrent à l'application des mesures interventionnistes démontra parfaitement la justesse des prédictions des économistes. Ni les effets politiques annoncés, ni l'agitation sociale, ni la dictature et la guerre ne manquèrent à l'appel.
Le présent essai n'a pas pour objectif de discuter de manière particulière du New Deal américain. Il traite de l'interventionnisme en général et ses concluions valent pour tous les exemples d'interventionnisme, quel que soit le pays concerné. Il y eut une forte dose d'interventionnisme en Amérique bien avant 1933. Le New Deal n'est que la variante actuelle, spécifiquement américaine, d'une politique qui commença partout y compris en Amérique il y a plusieurs décennies. Aux yeux de l'économiste, il n'y a rien de neuf dans le New Deal. Ce dernier ne diffère de la politique de l'Empereur Guillaume II et de celle de la République de Weimar que dans la mesure où elle s'adapte aux conditions particulières de l'Amérique actuelle. Elle met les Américains devant le même dilemme que les Allemands il y a dix ans.
Cet essai est de nature économique et ne s'occupe donc pas des aspects légaux et constitutionnels du problème. Les lois et les constitutions n'ont qu'une importance secondaire. Elles sont faites pour être au service du peuple, pas pour le mener. On doit les formuler et les interpréter de façon à permettre un développement économique apportant le bien-être à tous les groupes de la nation. Si elles n'arrivent pas à atteindre cet objectif, les lois et leur interprétation doivent être modifiées.
La littérature sur le sujet est certes abondante : de nouvelles contributions sont publiées tous les jours. Mais presque toutes ces études se consacrent exclusivement à certains types de mesure et à leurs effets à court terme. Cette méthode d'analyse est malheureusement insuffisante. Elle se contente de montrer les conséquences immédiates d'interventions ponctuelles sans prendre en compte leurs effets indirects et à long terme. Elle ne considère que les bénéfices supposés et écarte les coûts et les inconvénients.
Bien évidemment, on ne pourra jamais obtenir de cette manière une évaluation complète des conséquences économiques et sociales de l'interventionnisme. Que certains individus ou certains petits groupes puissent être temporairement privilégiés et retirer des bénéfices à la suite de certaines mesures interventionnistes, personne ne le niera. La question qui se pose, toutefois, est de connaître les effets ultérieurs qui en résulteront, notamment si l'on essaie d'attribuer de la même manière des privilèges à des pans entiers de la population, voire à la nation toute entière. Il est donc essentiel d'étudier la politique interventionnisme dans sa totalité, dans ses effets à court comme à long terme.
Ce serait interpréter totalement de travers ce que je viens de dire que de le considérer comme une critique des hommes d'État et des politiciens au pouvoir. Ma critique est dirigée contre une doctrine et non contre des individus. Quelle que soit la constitution du pays, les gouvernements doivent toujours poursuivre la politique que l'opinion publique tient pour juste et bonne. S'ils essayaient de s'opposer aux doctrines dominantes, ils perdraient rapidement leur poste et seraient remplacés par des hommes cherchant à accéder aux demandes de l'homme de la rue. Les dictateurs eux aussi ne peuvent pas arriver au pouvoir et s'y maintenir sans le soutien de masses. Le totalitarisme de notre époque est le produit de l'acceptation générale d'une idéologie totalitaire : il ne pourra être renversé que par une philosophie différente.
Si nous voulons comprendre les problèmes économiques, nous devons nous garder de tout préjugé et de toute opinion préconçue. Si nous sommes convaincus par avance que les mesures préconisées pour venir en aide à certains groupes ou à certaines classes, par exemple aux agriculteurs ou aux éleveurs, constituent pour eux une aide véritable et non une nuisance, et si nous avons décidé de ne pas abandonner nos préjugés, nous n'apprendrons jamais rien. C'est le rôle même de l'analyse économique que d'établir si les politiques recommandées par les divers partis et groupes de pression conduisent effectivement aux résultats souhaités.
Le problème n'est pas de savoir si le système capitaliste (c'est-à-dire l'économie de marché) est bon ou mauvais. La véritable question est de savoir s'il est dans l'intérêt des masses de remplacer l'économie de marché par un autre système. Quand quelqu'un souligne certaines conditions défavorables que l'économie de marché n'a pas réussi à éliminer, il n'a en aucun cas prouvé que le socialisme ou l'interventionnisme pouvaient être praticables et souhaitables.
Il s'agit là certainement de l'argumentation la moins condamnable. En règle générale, on rend le capitalisme responsable des effets indésirables d'une politique destinée à l'éliminer. Celui qui boit son café matinal ne dit pas "C'est le capitalisme qui a apporté ce breuvage sur ma table." Et lorsqu'il lit dans les journaux que le gouvernement du Brésil a ordonné la destruction d'une partie de la récolte de café, il ne dit pas "Voilà à quoi conduit le gouvernement !" mais s'exclame "Voilà à quoi conduit le capitalisme !"
L'analyse des problèmes traités dans cet ouvrage doit se conformer de manière stricte aux règles de la logique et éviter tout ce qui pourrait perturber le jugement objectif par un appel aux émotions. J'ai par conséquent choisi de ne pas rendre cet essai plus divertissant en y incluant des anecdotes amusantes sur les mesures paradoxales et ridicules de la politique économique contemporaine. Je suis certain que ceci sera apprécié du lecteur sérieux.
Certaines personnes pourront objecter qu'il est insuffisant de discuter ces questions du seul point de vue économique. Elles vont plus loin, disent-ils, que les simples aspects économiques : elles concernent la politique, la philosophie de la vie et les valeurs morales. Je suis totalement en désaccord. Tous les arguments politiques de notre époque tournent autour du capitalisme, du socialisme et de l'interventionnisme. La vie est à coup sûr plus riche. Mais nos contemporains pas seulement les économistes ont placé la question de l'organisation économique au centre de leur réflexion politique. Les partis politiques, sans exception, s'occupent exclusivement des aspects économiques : ils recommandent leurs programmes en affirmant que leur mise en pratique enrichira leurs partisans. Tous les groupes de pression se battent pour l'amélioration de la situation économique. Tous les partis sont aujourd'hui des partis économiques. Hitler et Mussolini proclament : "Nous, gens qui n'avons rien, voulons une part de la richesse des ploutocrates." Posséder est le cri de guerre du jour. Nous pouvons approuver ou condamner ce fait, mais nous ne pouvons nier sa réalité.
Ce n'est donc pas l'arrogance ou l'étroitesse d'esprit qui conduisent l'économiste à ne parler de ces choses que du point de vue de l'économie. Les personnes incapables de se faire une opinion indépendante sur le problème certes délicat et très technique du calcul dans une économie socialiste ne devraient pas prendre position sur l'opposition entre socialisme et capitalisme. Ceux qui n'ont pas étudié les conséquences économiques de l'interventionnisme ne devraient pas parler de ce dernier. On devrait mettre fin à la tendance habituelle consistant à discuter de ces questions sur la base des préjugés, des sophismes et des erreurs en vogue. Il est peut être plus distrayant d'éviter les problèmes authentiques et de ne se servir que de slogans populaires et remplis d'émotions. Mais la politique est une affaire sérieuse : ceux qui ne souhaitent pas réfléchir jusqu'au bout sur ses implications devraient s'en tenir à l'écart.
Le temps est venu pour nos contemporains de reconsidérer leurs idées politiques. Toute personne qui réfléchit doit admettre ouvertement que les deux doctrines qui ont dominé la scène politique au cours des vingt dernières années ont totalement échoué. L'anti-fascisme et l'anti-communisme ont perdu leur signification depuis qu'Hitler et Staline ont cessé de cacher au monde leur alliance [2].
J'espère que ce livre rendra service à ceux qui souhaitent clarifier leurs idées et mieux comprendre les problèmes mondiaux du jour.
Je ne voudrais pas clore cette préface sans exprimer ma sincère gratitude envers mes deux collègues, les docteurs Heinrich Bund et Thomas McManus, qui ont aidé à préparer le manuscrit et à le traduire [en anglais].
Notes
[1] Au long de cet essai, le terme d'interventionnisme est utilisé dans le sens que lui ont donné plusieurs générations d'économistes. Il concerne la politique intérieure d'interférence du gouvernement avec le monde des affaires. Il ne faut pas le confondre avec le sens que "l'interventionnisme" peut avoir en politique internationale, lorsqu'on l'oppose à "l'isolationnisme", notamment à propos de la controverse américaine actuelle au sujet de la guerre. [2] J'avais prédit la coopération entre les nazis et les bolcheviques dès 1925, dans mon article "Anti-Marxismus" (Weltwirschaftliches Archiv, Vol. 21, p. 279), reproduit dans mon ouvrage de 1929, Kritik des Interventionismus, p. 106.