Le Fondement ultime de la science économique

par Ludwig von Mises

traduit par Pierre-Édouard Visse

 

I. L'esprit humain

 

1. La structure logique de l'esprit humain

Sur la terre, l'Homme occupe une position particulière qui le distingue et l'élève au-dessus de toutes les autres entités constituant notre planète. Tandis que toutes les autres choses, animées ou inanimées, se comportent selon des modes déterminés, seul l'Homme semble disposer — dans certaines limites — d'un minimum de liberté. L'Homme pense aux conditions de son bien-être et de son environnement, conçoit une situation qui, ainsi qu'il le croit, lui conviendrait mieux que la situation présente et tente, par une conduite intentionnelle, de substituer un état plus désiré à un autre qui l'est moins et qui prévaudrait s'il n'intervenait pas.

Il y a dans l'étendue infinie de ce qui est appelé l'univers ou la nature un petit domaine dans lequel la conduite consciente de l'homme peut influencer le cours des événements.

C'est ce fait qui pousse l'Homme à distinguer le monde extérieur soumis à l'inexorable et inextricable nécessité, de sa faculté de penser, de connaître et d'agir. L'esprit ou la raison se distingue de la matière, la volonté des impulsions involontaires, des instincts et des processus physiologiques. Pleinement conscient du fait que son propre corps est soumis aux mêmes forces qui déterminent toutes les autres choses et êtres, l'Homme attribue sa capacité de penser, de vouloir et d'agir à un facteur invisible et intangible qu'il appelle son esprit.

Il y a eu, dans les premiers temps de l'humanité, des tentatives pour attribuer cette faculté de penser et de poursuivre des fins volontairement choisies à beaucoup, voire à toutes les choses non humaines. Plus tard, les gens ont découvert qu'il était vain de traiter des choses non humaines comme si elles étaient dotées de quelque chose d'analogue à l'esprit humain. Ensuite, la tendance opposée s'est développée. On a essayé de réduire les phénomènes mentaux à l'opération de facteurs qui n'étaient pas spécifiquement humains. L'expression la plus radicale de cette doctrine était déjà impliquée dans la célèbre maxime de John Locke selon laquelle l'esprit est une feuille de papier vierge sur lequel le monde extérieur écrit sa propre histoire.

Une nouvelle épistémologie du rationalisme chercha à réfuter cet empirisme intégral. Leibniz ajouta à la doctrine selon laquelle il n'y a rien dans l'intellect qui n'ait été préalablement dans les sens la clause conditionnelle : excepté l'intellect lui-même. Kant, réveillé par Hume de son « sommeil dogmatique », mit la doctrine du rationalisme sur une nouvelle base. L'expérience, enseigna-t-il, ne fournit que la matière première dont l'esprit forme ce qu'on appelle la connaissance. Toute la connaissance est conditionnée par les catégories qui précèdent, chronologiquement et logiquement, toute donnée issue de l'expérience. Les catégories sont a priori ; elles sont l'équipement mental de l'individu qui lui permet de penser et — pouvons-nous ajouter — d'agir. Puisque tout raisonnement présuppose les catégories a priori, il est vain de s'engager dans des tentatives pour les prouver ou les réfuter.

La réaction empiriste contre l'apriorisme se concentre sur une interprétation trompeuse des géométries non-euclidiennes, la contribution la plus importante du dix-neuvième siècle aux mathématiques. Elle souligne le caractère arbitraire des axiomes et des prémisses et le caractère tautologique du raisonnement déductif. La déduction, enseigne-t-elle, ne peut pas ajouter quoi que ce soit à notre connaissance de la réalité. Elle rend simplement explicite ce qui était déjà implicite dans les prémisses. Comme ces prémisses sont simplement des produits de l'esprit et qu'ils ne proviennent pas de l'expérience, ce qui en est déduit ne peut pas établir quoi que ce soit sur l'état de l'univers. Ce que la logique, les mathématiques et les autres théories déductives a priori apportent sont au mieux des outils commodes ou pratiques pour les opérations scientifiques. C'est l'une des tâches incombant au scientifique que de choisir pour son travail, parmi la multiplicité des différents systèmes existants de logique, de géométrie et d'algèbre, le système qui est le plus commode pour son but spécifique 1. Les axiomes, à partir desquels un système déductif est édifié, sont arbitrairement sélectionnés. Ils ne nous disent rien sur la réalité. Il n'y a pas de principes premiers a priori donnés à l'esprit humain 2. Telle est la doctrine du fameux « Cercle de Vienne » et d'autres écoles contemporaines de l'empirisme radical et du positivisme logique.

Pour examiner cette philosophie, il faut se référer au conflit entre la géométrie euclidienne et les géométries non-euclidiennes qui ont donné lieu à ces polémiques. C'est un fait indéniable que la planification technologique guidée par le système euclidien a abouti aux effets qui devaient être attendus conformément aux inférences découlant de ce système. Les bâtiments ne s'effondrent pas et les appareils fonctionnent de la manière prévue. L'ingénieur de terrain ne peut pas nier que cette géométrie l'a aidé dans ses efforts pour détourner les événements du monde extérieur réel du cours qu'ils auraient pris en l'absence de son intervention et pour les diriger vers les objectifs qu'il voulait atteindre. Il doit en conclure que cette géométrie, bien que basée sur certaines idées a priori, affirme quelque chose sur la réalité et la nature. Le pragmatiste est obligé d'admettre que la géométrie euclidienne travaille de la même façon que les sciences de la nature expérimentales qui fournissent toute la connaissance a posteriori. Indépendamment du fait que la disposition des expériences en laboratoire présuppose déjà et implique la validité du système euclidien, on ne doit pas oublier que le fait que le pont George Washington sur la rivière Hudson et que des milliers d'autres ponts rendent les services que les constructeurs en attendaient confirme la vérité pratique, non seulement des enseignements appliqués de la physique, de la chimie et de la métallurgie, mais aussi de ceux de la géométrie d'Euclide. Cela signifie que les axiomes dont se sert Euclide nous disent quelque chose sur le monde extérieur qui n'est pas moins « vrai » que les enseignements des sciences de la nature expérimentales.

Les critiques de l'apriorisme font référence au fait que, pour le traitement de certains problèmes, le recours à l'une des géométries non-euclidiennes semble plus commode que le recours au système euclidien. Les corps solides et les rayons de la lumière de notre environnement, dit Reichenbach, se comportent selon les lois d'Euclide. Mais cela, ajoute-t-il, est simplement « un fait empirique heureux. » Au-delà de l'espace de notre environnement, le monde physique se comporte selon d'autres géométries 3. Il est inutile de discuter ce point. Car ces autres géométries se servent également d'axiomes a priori, et non de faits expérimentaux. Ce que les panempiricistes n'arrivent pas à expliquer est comment une théorie déductive, partant de postulats prétendument arbitraires, rend des services précieux et même indispensables dans les efforts faits pour décrire correctement les conditions du monde extérieur et pour les utiliser avec succès.

Le fait empirique heureux auquel Reichenbach fait référence est le fait que l'esprit humain a la capacité de développer des théories qui, bien qu'a priori, sont déterminantes dans nos efforts de construire tout système a posteriori de connaissance. Bien que la logique, les mathématiques et la praxéologie ne découlent pas de l'expérience, elles ne sont pas arbitraires mais nous sont imposées par le monde dans lequel nous vivons et agissons et que nous voulons étudier 4. Elles ne sont pas vides, dépourvues de sens et purement verbales. Elles sont — pour l'Homme — les lois les plus générales de l'univers, et sans elles aucune connaissance ne serait accessible à l'Homme.

Les catégories a priori sont la dotation qui permet à l'homme d'atteindre tout ce qui est spécifiquement humain et qui le distingue de tous les autres êtres. Leur analyse est l'analyse de la condition humaine, du rôle que l'Homme joue dans l'univers. Elles sont la force qui permet à l'Homme de créer et de produire tout ce que l'on appelle la civilisation humaine.

2. Une hypothèse sur l'origine des catégories a priori

Les concepts de la sélection et de l'évolution naturelles permettent de développer une hypothèse sur l'émergence de la structure logique de l'esprit humain et de l'a priori.

Les animaux sont entraînés par les impulsions et les instincts. La sélection naturelle a éliminé les spécimens et les espèces ayant développé des instincts qui étaient un handicap dans la lutte pour la survie. Seuls ceux dotés d'impulsions utiles à leur conservation survécurent et purent propager leur espèce.

On ne peut pas éviter de supposer que sur le long chemin qui a mené des ancêtres non humains de l'Homme à l'émergence de l'espèce Homo sapiens, certains groupes d'anthropoïdes avancés ont expérimenté, pour ainsi dire, des concepts de catégorie différents de ceux des Homo sapiens et ont essayé de les utiliser pour orienter leur conduite. Mais comme ces pseudo-catégories n'étaient pas adaptées aux conditions de la réalité, le comportement dirigé par un quasi raisonnement basé sur elles était certain d'échouer et d'être un désastre pour ceux qui en relevaient. Seuls pouvaient survivre les groupes dont les membres agissaient en conformité avec les bonnes catégories, c'est-à-dire avec celles qui étaient conformes à la réalité, autrement dit — pour utiliser le concept des pragmatiques — qui marchaient 5.

Néanmoins, la référence à cette interprétation de l'origine des catégories a priori ne nous autorise pas à les qualifier de précipité d'expérience, comme si c'était une expérience pré-humaine et pré-logique 6. On ne doit pas masquer la différence fondamentale entre présence et absence de finalité.

Le concept Darwinien de sélection naturelle essaie d'expliquer le changement phylogénétique sans avoir recours à la finalité en tant que phénomène naturel. La sélection naturelle est en état de fonctionnement non seulement sans aucune interférence intentionnelle de la part des éléments externes, mais elle fonctionne également sans aucun comportement intentionnel de la part des différents spécimens concernés.

L'expérience est un acte mental d'hommes pensant et agissant. Il est impossible de lui assigner le moindre rôle dans une chaîne purement naturelle de causalité dont la marque caractéristique est l'absence de comportement intentionnel. Il est logiquement impossible d'avoir autre chose qu'objectif ou absence d'objectif. Les primates qui ont disposé des catégories utiles n'ont pas survécu parce que, après avoir eu l'expérience que leurs catégories étaient utiles, ils ont décidé de s'accrocher à elles. Ils ont survécu parce qu'ils n'ont pas recouru à d'autres catégories qui auraient abouti à leur propre éradication. De la même façon que le processus évolutionnaire a éliminé tous les autres groupes dont les individus, en raison des propriétés spécifiques de leurs organismes, n'étaient pas adaptés à la vie dans les conditions spéciales de leur environnement, il a éliminé également les groupes dont les esprits se sont développés d'une manière telle que leur utilisation était nuisible à leur comportement.

Les catégories a priori ne sont pas des idées innées. Ce que l'enfant normal — en bonne santé — hérite de ses parents ne sont pas des catégories, des idées, ou des concepts, mais l'esprit humain qui a la capacité d'apprendre et de concevoir des idées, la capacité de permettre à celui qui en est doté de se comporter comme un être humain, c'est-à-dire d'agir.

Quoi que l'on pense de cette distinction, une chose est certaine. Puisque les catégories a priori émanant de la structure logique de l'esprit humain ont permis à l'homme de développer les théories dont l'application pratique l'a aidé dans ses efforts pour s'en sortir dans la lutte pour la survie et pour atteindre les différentes fins poursuivies, ces catégories fournissent certaines informations sur la réalité de l'univers. Elles ne sont pas simplement des hypothèses arbitraires sans aucune valeur informative, de simples conventions qui pourraient indifféremment être remplacées par d'autres. Elles sont l'outil mental nécessaire pour assembler les données issues de nos sens d'une manière systématique, les transformer en faits d'expérience, puis transformer ces faits en briques pour la construction de théories, et finalement ces théories en techniques pour atteindre les fins poursuivies.

Les animaux aussi sont équipés de sens ; certains d'entre eux sont même capables de détecter des stimulus qui échappent aux sens de l'homme. Ce qui les empêche de tirer profit de ce que leurs sens leur apportent comme le fait l'Homme n'est pas une infériorité de leur équipement en matière de sens mais le fait qu'ils ne disposent pas de ce que l'on appelle l'esprit humain, avec sa structure logique, ses catégories a priori.

La théorie, à la différence de l'histoire, est la recherche de relations constantes entre les entités ou, ce qui revient au même, d'une régularité dans la succession des événements. En établissant l'épistémologie comme théorie de la connaissance, le philosophe suppose implicitement ou affirme qu'il y a dans l'effort intellectuel de l'Homme quelque chose qui reste inchangé, à savoir la structure logique de l'esprit humain.

S'il n'y avait rien de permanent dans les manifestations de l'esprit humain, il ne pourrait pas y avoir de théorie de la connaissance, mais uniquement un enregistrement des différentes tentatives faites par les Hommes pour acquérir la connaissance. L'état de l'épistémologie ressemblerait à celui des différentes branches de l'histoire, par exemple à ce que l'on appelle la science politique. De la même façon que la science politique enregistre simplement ce qui a été fait ou suggéré dans son domaine par le passé mais est incapable de dire quoi que ce soit sur les relations invariables entre les éléments qu'elle examine, l'épistémologie devrait restreindre son travail à l'assemblage de données historiques sur les activités mentales passées.

En soulignant le fait que la structure logique de l'esprit humain est commune à tous les spécimens de l'espèce Homo sapiens, nous ne voulons pas affirmer que cet esprit humain tel que nous le connaissons est le seul ou le meilleur outil mental possible qui puisse être conçu, ou le seul qui puisse exister. En épistémologie, ainsi que dans toutes les autres sciences, on ne traite ni de l'éternité, ni des conditions des parties de l'univers desquelles aucun signe n'atteint notre orbite, ni de ce qui peut arriver dans des temps infinis futurs. Peut-être y-a-t-il quelque part dans l'univers infini des êtres dont l'esprit dépasse le nôtre de la même façon que nos esprits dépassent ceux des insectes. Peut-être y aura-t-il un jour quelque part des êtres vivants qui nous regarderont avec la même condescendance que celle avec laquelle nous regardons les amibes. Mais la pensée scientifique ne peut pas se livrer à une telle imagerie. Elle se borne à se limiter à ce qui est accessible à l'esprit humain tel qu'il est.

3. L'a priori

On n'annule pas l'importance cognitive de l'a priori en le qualifiant de tautologique. Une tautologie doit ex definitione être tautologie — réaffirmation — de quelque chose déjà dit précédemment. Si on qualifie la géométrie euclidienne de système hiérarchique de tautologies, on peut dire : Le théorème de Pythagore est tautologique puisqu'il exprime simplement quelque chose qui est déjà implicite dans la définition d'un triangle rectangle.

Mais la question est : Comment avons nous obtenu dans un premier temps la proposition — originelle — de laquelle la deuxième proposition — dérivée — est simplement une tautologie ? Dans le cas des différentes géométries, les réponses données aujourd'hui sont soit (a) par un choix arbitraire, soit (b) à cause de sa commodité ou de son aptitude. Cette réponse ne peut pas être donnée en ce qui concerne la catégorie de l'action.

On ne peut pas non plus interpréter notre concept d'action comme un précipité d'expérience. Cela a un sens de parler d'expérience dans les cas où quelque chose de différent de ce qui a été expérimenté in concreto aurait pu être attendu avant l'expérience. L'expérience nous dit quelque chose que l'on ignorait précédemment et que l'on ne pouvait pas apprendre sans elle. Mais la caractéristique de la connaissance a priori est que l'on ne peut pas penser sa négation ou quelque chose qui serait en désaccord avec elle. Ce que l'a priori exprime est nécessairement implicite dans chaque proposition concernant la question en jeu. Elle est implicite dans toute pensée et action.

Si on qualifie un concept ou une proposition d'a priori, on veut dire : tout d'abord, que la négation de ce qu'il affirme est impensable pour l'esprit humain et lui apparaît comme absurde ; deuxièmement, que ce concept ou cette proposition a priori est nécessairement implicite dans notre approche mentale de tous les problèmes concernés, c'est-à-dire dans notre façon de penser et d'agir en ce qui concerne ces problèmes.

Les catégories a priori sont l'équipement mental à l'aide desquelles l'Homme peut penser et éprouver et ainsi acquérir la connaissance. Leur vérité ou leur validité ne peuvent pas être prouvées ou réfutées comme peuvent l'être celles des propositions a posteriori, parce qu'elles sont précisément les instruments qui nous permettent de distinguer ce qui est vrai ou valide de ce qui ne l'est pas.

Ce que nous savons est ce que la nature ou la structure de nos sens et de notre esprit nous rend compréhensible. Nous voyons la réalité, non telle qu'elle « est » et peut apparaître à un être parfait, mais seulement telle que la qualité de notre esprit et de nos sens nous permet de la voir. L'empirisme radical et le positivisme ne veulent pas l'admettre. Tel qu'ils le décrivent, la réalité écrit, comme l'expérience, sa propre histoire sur les feuilles vierges de l'esprit humain. Ils admettent que nos sens sont imparfaits et ne reflètent pas entièrement et fidèlement la réalité. Mais ils n'examinent pas le pouvoir de l'esprit de produire, à partir de la matière fournie par les perceptions, une représentation sans distorsion de la réalité. En traitant de l'a priori, on traite des outils mentaux qui nous permettent d'éprouver, d'apprendre, de connaître et d'agir. Nous traitons du pouvoir de l'esprit, et cela implique que nous traitons des limites de son pouvoir.

On ne doit jamais oublier que notre représentation de la réalité de l'univers est conditionnée par la structure de notre esprit et de nos sens. Nous ne pouvons pas exclure l'hypothèse qu'il y ait des caractéristiques de la réalité qui échappent à nos facultés intellectuelles mais qui pourraient être remarquées par des êtres équipés d'un esprit plus efficace et certainement par un être parfait. On doit essayer de prendre conscience des caractéristiques et des limites de notre esprit pour ne pas tomber dans l'illusion de l'omniscience.

La suffisance positiviste de quelques-uns des précurseurs du positivisme moderne s'est manifestée de la façon la plus flagrante dans la maxime : Dieu est un mathématicien. Comment les mortels, équipés de sens manifestement imparfaits, peuvent-ils prétendre que leur esprit ait la faculté de concevoir l'univers de la même façon que l'être parfait peut le concevoir ? L'homme ne peut pas analyser les caractéristiques essentielles de la réalité sans l'aide fournie par les outils des mathématiques. Mais l'être parfait ?

Après tout, il est tout à fait surérogatoire de perdre son temps dans des polémiques concernant l'a priori. Personne ne nie ou ne pourrait nier qu'il n'existe ni raisonnement humain ni recherche humaine de la connaissance qui puissent se passer de ce que ces concepts, catégories et propositions a priori nous disent. Aucune chicanerie ne peut affecter en quoi que ce soit le rôle fondamental joué par la catégorie de l'action pour tous les problèmes de la science de l'homme, de la praxéologie, de l'économie et de l'histoire.

4. La représentation a priori de la réalité

Aucune pensée et aucune action ne seraient possibles pour l'homme si l'univers était chaotique, c'est-à-dire s'il n'y avait pas la moindre régularité dans la succession et la concaténation des événements. Dans un tel monde de contingences illimitées, rien d'autre ne pourrait être perçu que des changements kaléidoscopiques incessants. Il n'y aurait aucune possibilité pour l'homme d'anticiper quoi que ce soit. Toute l'expérience serait simplement historique, l'enregistrement de ce qui est arrivé dans le passé. Aucune inférence des événements passés aux événements futurs possibles ne serait permise. Il s'ensuit que l'homme ne pourrait pas agir. Il pourrait au mieux être un spectateur passif et ne pourrait pas prendre la moindre disposition pour l'avenir, même pour l'avenir immédiat. La réalisation première et basique de la pensée est la sensibilisation aux relations constantes qui existent entre les phénomènes externes qui affectent nos sens. Un ensemble d'événements qui sont régulièrement reliés d'une manière définie à d'autres événements est appelé une chose spécifique et à ce titre distingué d'autres choses spécifiques. Le point de départ de la connaissance expérimentale est la connaissance du fait que A est uniformément suivi par B. L'utilisation de cette connaissance pour la production de B ou pour la prévention de l'émergence de B est appelée action. L'objectif principal de l'action est de provoquer l'apparition de B ou d'empêcher son apparition.

Quoi que les philosophes puissent dire sur la causalité, le fait reste qu'aucune action ne pourrait être exécutée sans être guidée par elle. On ne peut pas non plus imaginer un esprit qui ne serait pas conscient de l'interconnexion entre cause et effet. En ce sens, on peut parler de la causalité comme d'une catégorie ou d'un a priori de la pensée et de l'action.

À l'homme soucieux d'écarter par une conduite intentionnelle une gêne ressentie, la question se pose : où, quand et comment serait-il nécessaire d'intervenir pour obtenir un certain résultat ? La connaissance de la relation entre une cause et son effet est la première étape vers l'orientation de l'homme dans le monde et est la condition intellectuelle de toute activité réussie. Toutes les tentatives de trouver un fondement logique, épistémologique ou métaphysique satisfaisant à la catégorie de causalité étaient condamnées à échouer. Tout ce que l'on peut dire sur la causalité est que c'est un a priori, non seulement de la pensée humaine, mais aussi de l'action humaine.

Des philosophes éminents ont essayé d'élaborer une liste complète des catégories a priori, des conditions nécessaires de l'expérience et de la pensée. On ne déprécie pas ces tentatives d'analyse et de systématisation si on réalise que toute solution proposée laisse une grande marge à la discrétion du penseur individuel. Il n'y a qu'un point sur lequel il ne peut pas y avoir de désaccord, à savoir qu'elles peuvent toutes être réduites à la vision a priori de la régularité dans la succession de tous les phénomènes observables du monde extérieur. Dans un univers dans lequel cette régularité serait absente, il ne pourrait pas y avoir de pensée et rien ne pourrait être expérimenté. Car l'expérience est la prise de conscience de l'identité ou de l'absence d'identité dans ce qui est perçu ; c'est la première étape vers une classification des événements. Et le concept de classe serait vide et inutile s'il n'y avait aucune régularité.

S'il n'y avait aucune régularité, il serait impossible de recourir à la classification et de construire une langue. Tous les mots signifient des ensembles d'actes de perception régulièrement reliés ou des relations régulières entre ces ensembles. Cela est vrai également du langage de la physique, que les positivistes veulent élever au rang de langue universelle de la science. Dans un monde sans régularité, il n'y aurait aucune possibilité de formuler des « énoncés protocolaires » 7. Mais même si cela pouvait être fait, ce « langage de protocole » ne pourrait pas être le point de départ d'une science physique. Il exprimerait simplement des faits historiques.

S'il n'y avait aucune régularité, rien ne pourrait être appris de l'expérience. En présentant l'expérience comme étant l'instrument principal d'acquisition de la connaissance, l'empirisme reconnaît implicitement les principes de régularité et de causalité. Quand l'empiriciste fait référence à l'expérience, la signification est : puisque A était suivi de B dans le passé, et comme on suppose qu'il prévaut une régularité dans la concaténation et la succession des événements naturels, on s'attend à ce que A soit à l'avenir également suivi de B. Par conséquent, il y a une différence fondamentale entre la signification d'une expérience dans le domaine des événements naturels et dans le domaine de l'action humaine.

5. L'induction

Le raisonnement est toujours nécessairement déductif. Cela a été implicitement admis par toutes les tentatives de justifier l'induction ampliative par la démonstration ou la preuve de sa légitimité logique, c'est-à-dire par la production d'une interprétation déductive de l'induction. Le problème de l'empirisme consiste précisément dans son incapacité à expliquer de façon satisfaisante comment il est possible d'inférer de faits observés quelque chose concernant des faits encore inobservés.

Toute connaissance humaine relative à l'univers présuppose et repose sur la connaissance de la régularité dans la succession et la concaténation des événements observables. Il serait vain de chercher après une règle s'il n'y avait aucune régularité. L'inférence inductive est une conclusion à partir de prémisses qui comprennent invariablement la proposition fondamentale de la régularité.

Le problème pratique de l'induction ampliative doit être clairement distingué de son problème logique. Car les hommes qui s'engagent dans l'inférence inductive sont confrontés au problème du bon échantillonnage. Avons-nous, parmi les caractéristiques innombrables du cas singulier ou des cas observés, choisi celles qui sont appropriées pour la production de l'effet en question ? De graves défauts dans les efforts entrepris en vue d'apprendre quelque chose sur la réalité, que ce soit dans la recherche courante de la vérité dans la vie quotidienne ou dans la recherche scientifique systématique, sont dus à des erreurs dans ce choix. Aucun scientifique n'a de doute quant au fait que ce qui est correctement observé dans un cas doit également être observé dans tous les autres cas offrant les mêmes conditions. Le but des expériences en laboratoire est d'observer les effets du changement d'un seul facteur, tous les autres facteurs restant inchangés. Le succès ou l'échec de telles expériences présuppose, évidemment, le contrôle de toutes les conditions qui entrent dans l'agencement de l'expérience. Les conclusions dérivées de l'expérimentation ne sont pas basées sur la répétition de la même disposition, mais sur l'hypothèse que ce qui est arrivé dans un cas doit nécessairement arriver également dans tous les autres cas du même type. Il serait impossible d'inférer quoi que ce soit d'un cas ou d'une série innombrable de cas sans cette hypothèse, qui implique la catégorie a priori de régularité. L'expérience est toujours expérience d'événements passés et ne pourrait pas nous enseigner quoi que ce soit sur les événements futurs si la catégorie de régularité était simplement une hypothèse vaine.

L'approche probabiliste des panphysicalistes du problème de l'induction est une tentative avortée visant à traiter de l'induction sans référence à la catégorie de régularité. Si on ne tient pas compte de la régularité, il n'y a pas la moindre raison d'inférer de tout ce qui est arrivé dans le passé ce qui arrivera dans le futur. Dès que l'on essaie de se passer de la catégorie de régularité, tout effort scientifique semble inutile, et la recherche de la connaissance de ce qui est populairement appelé les lois de la nature devient vide de sens et futile. Quel est l'objet des sciences de la nature si ce n'est la régularité dans le flux des événements ?

Pourtant, la catégorie de régularité est rejetée par les champions du positivisme logique. Ils prétendent que la physique moderne a conduit à des résultats incompatibles avec la doctrine d'une régularité universellement présente et a montré que ce qui a été considéré par « l'école de la philosophie » comme étant la manifestation d'une régularité nécessaire et inexorable est simplement le produit d'un grand nombre d'événements minuscules. Dans la sphère microscopique, ils affirment qu'il n'y a pas la moindre régularité. Ce que la physique macroscopique est habituée à considérer comme le résultat de l'opération d'une stricte régularité est simplement le résultat d'un grand nombre de processus élémentaires purement accidentels. En réalité, les lois de la physique macroscopique ne sont pas des lois strictes mais des lois statistiques. Il pourrait arriver que les événements dans la sphère microscopique produisent dans la sphère macroscopique des événements qui soient différents de ceux décrits par les lois simplement statistiques de la physique macroscopique, bien qu'ils admettent que la probabilité d'un tel événement soit très petite. Mais, prétendent-ils, la connaissance de cette possibilité démolit l'idée qu'il prévaut dans l'univers une régularité stricte dans la succession et la concaténation de tous les événements. Les catégories de régularité et de causalité doivent être abandonnées et être remplacées par les lois de la probabilité 8.

Il est vrai que les physiciens contemporains sont confrontés à un comportement, de la part de certaines entités, qu'ils ne peuvent pas décrire comme le produit d'une régularité discernable. Néanmoins, ce n'est pas la première fois que la science est confrontée à ce problème. La recherche humaine de la connaissance doit toujours rencontrer une chose qu'elle ne peut pas faire remonter à quelque chose d'autre, de laquelle elle apparaîtrait comme étant l'effet nécessaire. Il y a toujours en science des données ultimes. Pour la physique contemporaine, le comportement des atomes semble être une donnée ultime. Les physiciens sont aujourd'hui incapables de réduire certains processus atomiques à leurs causes. On ne déprécie pas les réalisations merveilleuses de la physique en établissant le fait que cette situation correspond à ce que l'on appelle habituellement l'ignorance.

Ce qui permet à l'esprit humain de s'orienter dans la multiplicité déconcertante des stimulus externes qui affectent nos sens, d'acquérir ce que l'on appelle la connaissance, et de développer les sciences de la nature est la connaissance d'une régularité et d'une uniformité inévitables prévalant dans la succession et la concaténation de ces événements. Le critère qui nous incite à distinguer différentes classes de choses est le comportement de ces choses. Si une chose, à seulement un égard, se comporte (réagit à un stimulus défini) différemment d'autres choses auxquelles elle est identique à tous autres égards, on doit l'assigner à une classe différente.

On peut considérer les molécules et les atomes dont le comportement est à la base des doctrines probabilistes comme les éléments originaux ou comme dérivés des éléments originaux de la réalité. Le choix de l'une ou de l'autre de ces solutions n'a pas d'importance. Car, de toute façon, leur comportement est le résultat de leur nature même (pour le dire plus correctement : c'est leur comportement qui constitue ce que nous appelons leur nature). Comme nous le voyons, il y a différentes classes chez ces molécules et atomes. Ils ne sont pas uniformes ; ce que l'on appelle molécules et atomes sont des groupes composés de différents sous-groupes, les membres de chaque sous-groupe ayant des comportements qui, à certains égards, diffèrent de ceux des autres sous-groupes. Si le comportement des membres des différents sous-groupes était différent de ce qu'il est ou si la répartition numérique entre sous-groupes était différente, l'effet conjoint produit par le comportement de tous les membres des groupes serait lui aussi différent. Cet effet est déterminé par deux facteurs : le comportement spécifique des membres de chaque sous-groupe et la taille de chaque sous-groupe.

Si les défenseurs de la doctrine probabiliste de l'induction avaient reconnu le fait qu'il existe différents sous-groupes d'entités microscopiques, ils auraient réalisé que l'effet conjoint de l'opération de ces entités aboutit à ce que la doctrine macroscopique appelle une loi sans exception aucune. Ils auraient dû admettre que l'on ne sait pas aujourd'hui pourquoi les sous-groupes diffèrent les uns des autres à certains égards ni comment, de l'interaction des membres des différents sous-groupes, émerge l'effet conjoint dans la sphère macroscopique. Au lieu de cette procédure, ils attribuent arbitrairement aux différentes molécules et atomes la faculté de choisir parmi différentes possibilités de comportement. Leur doctrine ne diffère pas essentiellement de l'animisme primitif. Tout comme les primitifs attribuaient à « l'âme » de la rivière le pouvoir de choisir entre couler tranquillement dans son lit usuel ou d'inonder les domaines adjacents, ils croient que ces entités microscopiques sont libres de déterminer certaines caractéristiques de leur comportement, par exemple la vitesse et la trajectoire de leurs mouvements. Dans leur philosophie, il est implicite que ces entités microscopiques sont des êtres agissant tout comme les hommes.

Mais même si nous devions accepter cette interprétation, on ne doit pas oublier que l'action humaine est entièrement déterminée par l'équipement physiologique des individus et par toutes les idées qui sont à l'œuvre dans leur esprit. Comme on n'a aucune raison de supposer que ces entités microscopiques sont dotées d'un esprit produisant des idées, on doit supposer que ce qui est appelé leurs choix correspond nécessairement à leur structure physique et chimique. L'atome, ou la molécule individuelle, se comporte dans un certain environnement et dans certaines conditions précisément comme sa structure l'ordonne. La vitesse et la trajectoire de ses mouvements et sa réaction à la rencontre des facteurs extérieurs à sa propre nature ou structure sont strictement déterminées par cette nature ou structure. Si on n'accepte pas cette interprétation, on se livre à l'hypothèse métaphysique absurde que ces molécules et atomes sont équipés du libre-arbitre que les doctrines les plus radicales et naïves de l'indéterminisme attribuaient à l'homme.

Bertrand Russell essaie d'illustrer le problème en comparant la position de la mécanique quantique à propos du comportement des atomes à celle d'un chemin de fer relativement au comportement des personnes utilisant ses équipements. L'employé du bureau de réservations de Paddington peut découvrir, s'il le souhaite, quelle proportion de voyageurs va de cette gare à Birmingham, quelle proportion va à Exeter, et ainsi de suite, mais il ne connaît rien des différentes raisons qui mènent à un choix dans un cas et à un autre choix dans un autre cas. Mais Russell doit admettre que les situations ne sont pas « pleinement analogues » car l'employé, pendant son temps libre, peut découvrir des choses sur les êtres humains qu'ils ne mentionnent pas quand ils prennent des billets, tandis que le physicien, dans l'observation des atomes, n'a pas la même possibilité 9.

Il est caractéristique du raisonnement de Russell qu'il illustre son propos en se référant à l'esprit d'un employé subalterne à qui on assigne la tâche immuable d'un nombre strictement limité d'opérations simples. Ce qu'un tel homme (dont le travail pourrait indifféremment être effectué par un distributeur automatique) pense de choses qui dépassent la sphère étroite de ses fonctions n'est d'aucune aide. Aux yeux des promoteurs qui ont pris l'initiative du projet de chemin de fer, des capitalistes qui ont investi dans la société, et des directeurs qui administrent les opérations, les problèmes impliqués apparaissent sous un jour très différent. Ils ont construit et gèrent la voie parce qu'ils prévoient le fait qu'il y a certaines raisons qui inciteront un certain nombre de personnes à voyager d'un point de leur itinéraire à un autre. Ils connaissent les conditions qui déterminent le comportement de ces personnes, ils savent également que ces conditions sont changeantes, et ils cherchent à influencer l'importance et le sens de ces changements dans le but de préserver et d'augmenter leur clientèle et les recettes de l'entreprise. La conduite de leurs affaires n'a rien à voir avec la croyance en l'existence d'une mythique « loi statistique ». Elle est guidée par l'idée qu'il y a une demande latente d'équipements de transport de la part d'un nombre de personnes de sorte qu'il est rentable de la satisfaire au moyen d'un chemin de fer. Et ils sont pleinement conscients du fait que la quantité de service qu'ils peuvent vendre pourrait, un jour, être brutalement réduite à un point tel qu'ils seraient forcés de fermer leur entreprise.

Bertrand Russell et tous les autres positivistes qui font référence à ce qu'ils appellent des « lois statistiques » commettent une sacrée bourde dans leur commentaire des statistiques humaines, c'est-à-dire des statistiques traitant des faits de l'action humaine en tant que distincts des faits de la physiologie humaine. Ils ne prennent pas en considération le fait que tous ces chiffres statistiques changent continuellement, plus ou moins rapidement selon les cas. Il n'y a pas dans les évaluations que font les êtres humains et donc dans les actions humaines la même régularité que celle existant dans le domaine étudié par les sciences de la nature. Le comportement humain est guidé par des motifs, et l'historien traitant du passé tout comme l'homme d'affaires cherchant à prévoir l'avenir doivent essayer de « comprendre » ce comportement 10.

Si les historiens et les individus agissants n'étaient pas capables de réaliser cette compréhension spécifique du comportement de leurs congénères, et si les sciences de la nature et les individus agissants n'étaient pas en mesure de saisir quelque chose sur la régularité dans la concaténation et la succession des événements naturels, l'univers leur apparaîtrait comme étant un chaos inintelligible et ils ne pourraient combiner de moyens pour l'accomplissement d'une quelconque fin. Il n'y aurait pas de raisonnement, pas de connaissance ni de science, et il n'y aurait pas d'intervention intentionnelle de l'homme sur les conditions de son environnement.

Les sciences de la nature ne sont possibles que parce que prévaut la régularité dans la succession des événements externes. Bien sûr, il y a des limites à ce que l'homme peut apprendre de la structure de l'univers. Il y a ce qui n'est pas observable et il y a des relations sur lesquelles la science n'a pas, jusqu'à présent, fourni d'interprétation. Mais la conscience de ces faits ne réfute pas les catégories de régularité et de causalité.

6. Le paradoxe de l'empirisme probabiliste

L'empirisme proclame que l'expérience est la seule source de connaissance pour l'homme et rejette comme préjugé métaphysique l'idée que toute expérience présuppose des catégories a priori. Mais à partir de son approche empirique, il postule la possibilité d'événements qui n'ont jamais été expérimentés par personne. Ainsi, nous dit-on, la physique ne peut pas exclure la possibilité que « quand vous mettez un glaçon dans un verre d'eau, l'eau commence à bouillir et le glaçon devient aussi froid que l'intérieur d'un congélateur. » 11

Néanmoins, ce néo-empiricisme est loin d'être cohérent dans l'application de sa doctrine. S'il n'y a aucune régularité dans la nature, rien ne justifie la distinction entre différentes classes de choses et d'événements. Si on appelle certaines molécules oxygène et d'autres azote, on signifie que chaque membre de ces classes se comporte d'une certaine façon, qui est différente du comportement des membres d'autres classes. Si on fait l'hypothèse que le comportement d'une molécule individuelle peut dévier de la façon dont les autres molécules se comportent, on doit, soit l'affecter à une classe spéciale, soit supposer que sa déviation a été induite par l'intervention de quelque chose auquel les autres membres de sa classe n'ont pas été exposés. Si on dit qu'on ne peut pas exclure la possibilité « qu'un jour, les molécules composant l'air de la pièce, par un complet hasard, parviennent à un ordonnancement tel que les molécules d'oxygène soient assemblées d'un côté de la pièce et celles d'azote de l'autre, » 12 on implique qu'il n'y a rien, ni dans la nature de l'oxygène et de l'azote ni dans l'environnement dans lequel ils demeurent, qui induit la façon dont ils sont répartis dans l'air. On suppose que le comportement des différentes molécules, à tous autres égards, est déterminé par leur constitution, mais qu'elles sont « libres » de choisir l'espace qu'elles occupent. On suppose assez arbitrairement que l'une des caractéristiques des molécules, à savoir leur mouvement, n'est pas déterminé, tandis que toutes leurs autres caractéristiques le sont. On sous-entend qu'il y a quelque chose dans la nature des molécules — on est tenté de dire : dans leur « âme » — qui leur donne la faculté de « choisir » la façon d'errer. On ne réalise pas qu'une description complète du comportement des molécules doit également comprendre leurs mouvements. Elle aurait à traiter du processus qui associe les unes avec les autres les molécules d'oxygène et d'azote de la façon dont elles le font dans l'air.

Si Reichenbach avait vécu comme contemporain des magiciens et des guérisseurs primitifs, il aurait fait valoir : certaines personnes sont affligées d'une maladie dont les symptômes sont mortels ; d'autres restent saines et vivantes. On ne connaît pas le facteur dont la présence causerait la souffrance de ceux accablés et dont l'absence serait à l'origine de l'immunité des autres. Il est évident que ces phénomènes ne peuvent pas être traités scientifiquement si vous vous accrochez au concept superstitieux de causalité. Tout ce que nous pouvons connaître à leur sujet est la « loi statistique » selon laquelle X% de la population a été atteint et que le reste ne l'a pas été.

7. Matérialisme

Le déterminisme doit être clairement distingué du matérialisme. Le matérialisme déclare que les seuls facteurs produisant le changement sont ceux qui sont accessibles à la recherche par les méthodes de sciences de la nature. Il ne nie pas nécessairement le fait que les idées humaines, les jugements de valeur, et la volonté sont également réels et peuvent produire certains changements. Mais dans la mesure où il ne le nie pas, il affirme que ces facteurs « idées » sont le résultat inévitable d'événements externes qui engendrent nécessairement dans la structure corporelle des hommes certaines réactions. C'est seulement l'insuffisance actuelle des sciences de la nature qui nous empêche d'imputer toutes les manifestations de l'esprit humain aux événements matériels — physiques, chimiques, biologiques et physiologiques — qui les ont amenées. Une connaissance plus parfaite, affirme-t-il, montrera comment les facteurs matériels ont nécessairement produit chez l'individu Mahomet la religion musulmane, chez l'individu Descartes la géométrie des coordonnées, et chez l'individu Racine Phèdre.

Il est inutile d'argumenter contre les défenseurs d'une doctrine qui se contente d'établir un programme sans indiquer comment il pourrait être mis en application. Ce qui peut et doit être fait est de révéler comment ses défenseurs se contredisent et quelles conséquences doivent résulter de son application effective.

Si l'émergence de chaque idée doit être traitée comme on traite l'émergence de tous les autres événements naturels, il n'est plus admissible de distinguer entre vraies et fausses propositions. Alors les théorèmes de Descartes ne sont ni meilleurs ni pires que les ratés de Pierre, candidat peu doué à un diplôme, dans sa copie d'examen. Les facteurs matériels ne peuvent pas se tromper. Ils ont produit chez l'individu Descartes la géométrie des coordonnées et chez l'individu Pierre quelque chose que son enseignant, non éclairé par l'évangile du matérialisme, considère comme absurde. Mais qu'est-ce qui autorise cet enseignant à émettre un jugement sur la nature ? Qui sont les philosophes matérialistes pour condamner ce que les facteurs matériels ont produit dans les organismes des philosophes « idéalistes » ?

Il ne serait d'aucune utilité pour les matérialistes de faire référence à la distinction pragmatique entre ce qui marche et ce qui ne marche pas. Car cette distinction introduit dans la chaîne de raisonnement un facteur qui est étranger aux sciences de la nature, à savoir, la finalité. Une doctrine ou une proposition marche si une conduite dirigée par elle conduit à l'objectif visé. Mais le choix de la fin est déterminé par les idées, il est en soi un fait mental. L'est aussi le jugement selon lequel la fin choisie a ou non été atteinte. Pour le matérialisme cohérent, il n'est pas possible de distinguer entre l'action intentionnelle et une vie simplement végétative, du type de celle des plantes.

Les matérialistes pensent que leur doctrine élimine simplement la distinction entre ce qui est moralement bon et moralement mauvais. Ils ne voient pas qu'elle élimine également toute différence entre ce qui est vrai et ce qui est inexact et prive ainsi tous les actes mentaux de toute signification. Si, entre les « choses vraies » du monde extérieur et les actes mentaux, il ne reste rien qui puisse être considéré comme essentiellement différent de l'opération des forces décrites par les sciences de la nature traditionnelles, alors on doit aborder ces phénomènes mentaux de la même manière que l'on répond aux événements naturels. Car, pour une doctrine qui affirme que les pensées sont au cerveau ce que la bile est au foie 13, il n'est plus permis de faire davantage de distinction entre vraies et fausses idées qu'entre vraie et fausse bile.

8. L'absurdité de toute philosophie matérialiste

Les difficultés insurmontables que toute interprétation matérialiste de la réalité rencontre peuvent être exposées à travers l'analyse de la philosophie matérialiste la plus populaire, le matérialisme dialectique marxiste.

Bien sûr, ce qu'on appelle le matérialisme dialectique n'est pas une véritable doctrine matérialiste. Dans son contexte, les facteurs qui produisent tous les changements dans les conditions idéologiques et sociales de l'histoire de l'Homme sont les « forces productives matérielles. » Ni Marx ni aucun de ses partisans n'ont défini ce terme. Mais de tous les exemples qu'ils ont fournis, on doit déduire que ce qu'ils avaient à l'esprit étaient les outils, les machines et autres objets fabriqués que les hommes emploient dans leurs activités productives. Cependant, ces instruments ne sont pas en eux-mêmes des choses matérielles ultimes, mais les produits d'un processus mental intentionnel 14. Mais le marxisme est la seule tentative faite pour édifier une doctrine matérialiste ou quasi-matérialiste au-delà de la simple énonciation d'un principe métaphysique et pour en déduire toutes les autres manifestations de l'esprit humain. Ainsi, on doit y faire référence si on veut montrer le point faible fondamental du matérialisme.

Pour Marx, les forces productives matérielles sont à l'origine — indépendamment de la volonté des hommes — des « relations de production, » c'est-à-dire du système social des lois de propriété, et de leur « superstructure idéologique, » c'est-à-dire des idées juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques 15. Dans ce système, l'action et la volonté sont attribuées aux forces productives matérielles. Elles veulent atteindre un objectif précis, à savoir être libérées des entraves qui gênent leur développement. Les hommes se trompent quand ils croient qu'eux-mêmes pensent, recourent aux jugements de valeur et agissent. En fait, les relations de production, effet nécessaire de l'étape actuelle des forces productives matérielles, déterminent leurs idées, volontés et actions. Tous les changements historiques sont en fin de compte produits par des changements dans les forces productives matérielles, qui — ainsi que Marx le suppose implicitement — sont indépendantes de l'influence des hommes. Toutes les idées humaines sont la superstructure appropriée des forces productives matérielles. Ces forces visent en définitive à l'établissement du socialisme, transformation qui doit venir « avec l'inexorabilité d'une loi de nature. »

Maintenant, admettons que les forces productives matérielles ont une constitution telle qu'elles essaient continuellement de se libérer de ce qui entrave leur développement. Mais pourquoi de ces tentatives doivent émerger, d'abord le capitalisme et, à un stade ultérieur de leur développement, le socialisme ? Est-ce que ces forces réfléchissent sur leurs propres problèmes et tirent finalement la conclusion que les relations de propriété existantes, après avoir été des formes de leur propre développement (celui des forces), se sont transformées leurs entraves 16 et ainsi ne correspondent plus (« entsprechen ») à l'étape actuelle de leur développement (celui des forces) ? 17 Et, à l'appui de cette idée, réalisent-elles que ces entraves, ces fers, doivent « éclater en morceaux » et procèdent-elles ensuite à l'action qui les amène à éclater en morceaux ? Et déterminent-elles quelles sont les nouvelles relations de production qui doivent remplacer celles qui ont explosé ?

L'absurdité qu'il y a à attribuer une telle pensée et une telle action aux forces productives matérielles est si flagrante que Marx lui-même a accordé peu d'attention à sa célèbre doctrine quand, plus tard, dans son traité principal, Le Capital, il a rendu plus spécifique son pronostic sur l'arrivée du socialisme. Ici, il ne fait pas simplement référence à l'action de la part des forces productives matérielles. Il parle des masses prolétariennes qui, mécontentes du prétendu appauvrissement progressif que le capitalisme leur cause, aspirent au socialisme, de toute évidence parce qu'elles le considèrent comme étant un système plus satisfaisant 18.

Toute variété de métaphysique matérialiste ou quasi-matérialiste doit impliquer de convertir un facteur inanimé en quasi homme et de lui attribuer le pouvoir de penser, de passer des jugements de valeur, de choisir des fins et de recourir à des moyens pour l'accomplissement des fins choisies. Elle doit déplacer la faculté spécifiquement humaine d'agir à une entité non humaine qu'elle dote implicitement de l'intelligence et du discernement humains. Il n'y a aucun moyen d'éliminer d'une analyse de l'univers toute référence à l'esprit. Ceux qui s'y essayent substituent simplement un fantôme de leur propre invention à la réalité.

Du point de vue du matérialisme qu'il professait — et, à ce sujet, du point de vue de toute doctrine matérialiste — Marx n'avait pas le droit de rejeter comme fausses les doctrines développées par ceux avec qui il était en désaccord. Son matérialisme aurait dû le pousser à une sorte de reconnaissance automatique de toute opinion et à une promptitude à attacher à chaque idée avancée par un être humain la même valeur qu'à celle de toute autre idée avancée par quelqu'un d'autre. Pour échapper à cette conclusion, affirmation de sa défaite, Marx eut recours à son système de philosophie de l'Histoire. Il prétendit que, grâce à un charisme spécial, refusé aux autres mortels, il eut une révélation qui lui dit quel était le cours que l'Histoire devait nécessairement et inévitablement prendre. L'Histoire mène au socialisme. La signification de l'histoire, le but pour lequel l'Homme a été créé (il n'est pas dit par qui), est de réaliser le socialisme. Il n'y a aucun intérêt de prêter attention aux idées des personnes que ce message n'atteint pas ou qui refusent obstinément d'y croire.

Ce que l'épistémologie doit retenir de cette situation est ceci : toute doctrine qui enseigne que certaines forces « réelles » ou « externes » écrivent leur propre histoire dans l'esprit de l'Homme et essaye ainsi de réduire l'esprit humain à un appareil qui transforme la « réalité » en idées à la façon dont les organes digestifs assimilent la nourriture, est incapable de distinguer le vrai du faux. La seule manière qu'elle a d'éviter un scepticisme radical, qui n'a aucun moyen de passer au crible la vérité du mensonge dans le domaine des idées, est de distinguer les hommes « bons », c'est-à-dire ceux qui sont équipés d'une faculté de juger conforme au pouvoir surhumain mystérieux dirigeant toutes les affaires de l'univers, des hommes « mauvais » qui n'ont pas cette faculté. Elle doit considérer comme sans espoir toute tentative visant à changer les opinions des hommes « mauvais » par le raisonnement discursif et la persuasion. Le seul moyen de mettre un terme au conflit d'idées antagonistes est d'exterminer les hommes « mauvais », c'est-à-dire ceux qui diffusent des idées différentes de celles diffusées par les hommes « bons ». Ainsi, le matérialisme engendre au bout du compte les mêmes méthodes pour traiter la dissidence que celles que les tyrans ont, toujours et partout, utilisées.

En établissement ce fait, l'épistémologie fournit un indice pour la compréhension de l'Histoire de notre époque.



Notes

1. Cf. Louis Rougier, Traité de la connaissance (Paris, 1955), pp. 13 et suivantes.

2. Ibid., pp. 47 et suivantes.

3. Cf. Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy (University of California Press, 1951), p. 137.

4. Cf. Morris Cohen, A Preface to Logic (New York : Henry Holt & Co., 1944), p. 44 et 92 ; Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 72-91.

5. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 86 et suivantes.

6. Comme le suggère J. Benda, La Crise du rationalisme (Paris, 1949), pp. 27 et suivantes.

7. A propos du « protocole du langage, » voir Carnap, « Die physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft, » Erkenntnis, II (1931), pp. 432-465 et Carnap, « Über Protokollsätze, » Erkenntnis, III (1932/33), pp. 215-228.

8. Cf. Reichenbach, op. cit., pp. 157 et suivantes.

9. B. Russel, Religion and Science (Londres : Home University Library, 1936), pp. 152 et suivantes.

10. Sur la « compréhension », voir plus loin, au chapitre II, pp. 49 et suivantes.

11. Cf. Reichenbach, op. cit., p. 162.

12. Ibid., p. 61.

13. Karl Vogt, Köhlerglaube und Wissenschaft (deuxième édition, Giessen, 1855), p. 32.

14. Cf. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 108 et suivantes.

15. Cf. Karl Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, édité par Kautsky (Stuttgart, 1897), pp. x-xii. [Contribution à la critique de l'économie politique, Éditions sociales (Paris : 1977), Préface]

16. Marx, op. cit., p. xi.

17. Marx et Engels, The Communist Manifesto [Le Manifeste communiste], I.

18. Marx, Das Kapital (7ème édition, Hambourg, 1914), volume I, chapitre xxiv, p. 728. Pour une analyse critique de ce raisonnement, voir Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et Histoire), p. 102 et suivantes.


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