par Ludwig von Mises
traduit par Pierre-Édouard Visse
Παντα ρει, tout est dans un flux incessant, dit Héraclite; il n'y a aucun être permanent : tout est changement et en devenir. Il est du ressort de la spéculation métaphysique que de savoir si cette proposition peut être confirmée du point de vue d'une intelligence surhumaine et s'il est en outre possible pour un esprit humain de penser le changement sans impliquer le concept d'un substrat qui, tandis qu'il change, serait à certains égards constant dans la succession de ses différents états. Pour l'épistémologie — la théorie de la connaissance humaine — il y a certainement quelque chose que l'on ne peut pas s'empêcher de considérer comme permanent, à savoir la structure logique et praxéologique de l'esprit humain d'une part, et le pouvoir des sens humains, d'autre part. Pleinement conscient du fait que la nature humaine telle qu'elle est dans cette époque de changements cosmiques dans lesquels nous vivons n'est ni quelque chose qui existe depuis le commencement de toutes choses ni quelque chose qui existera pour toujours, l'épistémologie doit l'aborder comme si c'était quelque chose d'invariable. Les sciences naturelles peuvent essayer d'aller plus loin et d'étudier les problèmes de l'évolution. Mais l'épistémologie est une branche — ou plutôt, la base — des sciences de l'homme. Elle traite d'un aspect de la nature de l'homme tel qu'il a émergé des temps infinis du devenir cosmique et qu'il est en cette période de l'histoire de l'univers. Elle ne traite pas de la pensée, de la perception et du savoir en général, mais des pensées, perceptions et savoirs humains. Pour l'épistémologie, la structure logique et praxéologique de l'esprit humain doit être posée comme invariable.
On ne doit pas confondre la connaissance avec le mysticisme. Le mystique peut dire que « l'ombre et la lumière sont la même chose. » 1 La connaissance part d'une distinction claire entre A et non-A.
On sait qu'il y a eu des époques de l'histoire de l'univers dans lesquelles la sorte d'être que l'on appelle Homo sapiens n'existait pas, et nous sommes libres de supposer qu'il y aura encore des âges dans lesquels cette espèce n'existera pas. Mais il est vain pour nous de spéculer sur la condition d'êtres qui sont, du point de vue de la structure logique et praxéologique de leur esprit et du pouvoir de leurs sens, essentiellement différents de l'homme tel que nous le connaissons et tel que nous sommes nous-mêmes. Le concept nietzschéen d'un surhomme est dépourvu de toute signification épistémologique.
L'épistémologie traite des phénomènes mentaux de la vie humaine, de l'homme tel qu'il pense et agit. L'insuffisance principale des tentatives épistémologiques traditionnelles doit être vue dans leur négligence des aspects praxéologiques. Les épistémologues ont traité la pensée comme si elle était un domaine distinct coupé des autres manifestations du comportement humain. Ils ont traité des problèmes de la logique et des mathématiques, mais ils n'ont pas vu les aspects pratiques de la pensée. Ils ont ignoré l'a priori praxéologique.
Les points faibles de cette approche sont devenus manifestes dans les enseignements de la théologie naturelle en tant que distincte de la théologie révélée. La théologie naturelle a vu la marque caractéristique de la divinité dans l'absence de limitations présentes dans l'esprit humain et dans la volonté humaine. La divinité est omnisciente et toute-puissante. Mais dans l'élaboration de ces idées, les philosophes n'ont pas vu qu'un concept de divinité qui implique un dieu agissant, c'est-à-dire un dieu se comportant de la manière dont l'homme se comporte dans l'action, est une contradiction en soi. L'homme agit parce qu'il est mécontent de la situation telle qu'elle prévaut en l'absence de son intervention. L'homme agit parce qu'il manque du pouvoir de rendre les conditions entièrement satisfaisantes et doit recourir aux moyens appropriés afin de les rendre plus satisfaisantes. Mais pour un être suprême tout-puissant, il ne peut pas y avoir de mécontentement quant au cours des choses. Le tout-puissant n'agit pas, parce qu'il n'y a aucune situation qu'il ne puisse rendre entièrement satisfaisante sans agir, c'est-à-dire sans avoir recours à des moyens. Pour lui, la distinction entre fins et moyens n'existe pas. C'est de l'anthropomorphisme que d'attribuer une action à Dieu. À partir des limitations de sa nature humaine, le raisonnement discursif de l'homme ne peut jamais circonscrire et définir l'essence de l'omnipotence.
Néanmoins, il doit être souligné que ce qui a empêché les personnes de porter leur attention sur la praxéologie n'était pas des considérations théologiques. Ce fut le désir passionné de réaliser la chimère utopique du pays de Cocagne. Puisque la science économique, la partie jusqu'à présent la mieux élaborée de la praxéologie, a détruit les erreurs de toutes les sortes d'utopie, elle a été proscrite et stigmatisée comme non scientifique.
Le trait le plus caractéristique de l'épistémologie moderne est sa négligence complète de la science économique, cette branche du savoir dont le développement et l'application pratique furent l'événement le plus spectaculaire de l'histoire moderne.
L'étude de l'économie a été, encore et toujours, dévoyée par l'idée vaine qu'elle devrait procéder selon le modèle d'autres sciences. Le préjudice qui découle de ces mauvaises constructions ne peut pas être évité en exhortant l'économiste à cesser de jeter des regards envieux sur d'autres domaines de la connaissance ou même à les ignorer complètement. L'ignorance, quel qu'en soit l'objet, n'est en aucun cas une qualité qui pourrait être utile dans la recherche de la vérité. Ce qu'il faut pour empêcher un savant de dénaturer les études économiques par le recours aux méthodes des mathématiques, de la physique, de la biologie, de l'histoire ou du droit, ce n'est pas ignorer et négliger ces sciences, mais au contraire essayer de les comprendre et de les maîtriser. Celui qui veut réaliser quelque chose en praxéologie doit être au courant des mathématiques, de la physique, de la biologie, de l'histoire et du droit, pour éviter de confondre les tâches et les méthodes de la théorie de l'action humaine avec les tâches et les méthodes d'une de ces autres branches du savoir. Ce qui était erroné avec les différentes Écoles historiques de l'économie était avant tout que leurs adeptes étaient de simples dilettantes dans le domaine de l'histoire. Aucun mathématicien compétent ne peut manquer d'identifier les erreurs fondamentales de toutes les variétés de ce que l'on appelle l'économie mathématique et particulièrement de l'économétrie. Aucun biologiste n'a jamais été trompé par l'organicisme plutôt amateur d'un auteur tel que Paul de Lilienfeld.
Quand il m'est arrivé une fois d'exprimer cet avis dans une conférence, un jeune homme dans l'auditoire a élevé une objection. « Vous demandez trop d'un économiste, » a-t-il observé, « personne ne peut me forcer à employer mon temps dans l'étude de toutes ces sciences. » Ma réponse fut : « Personne ne vous demande ni ne vous force à devenir un économiste. »
La connaissance a priori de la praxéologie est entièrement différente — catégoriellement différente — de la connaissance a priori des mathématiques ou, plus précisément, de la connaissance a priori des mathématiques telle qu'elle est interprétée par le positivisme logique. Le point de départ de toute la pensée praxéologique n'est pas des axiomes arbitrairement choisis, mais une proposition évidente, pleinement, clairement et nécessairement présente dans chaque esprit humain. Un gouffre infranchissable sépare les animaux dans l'esprit desquels cette connaissance est présente de ceux dans l'esprit desquels elle n'est pas pleinement et clairement présente. L'appellation d'Homme n'est accordée qu'aux premiers. La caractéristique de l'Homme est précisément qu'il agit consciemment. L'Homme est Homo agens, l'animal qui agit.
A l'exception de la zoologie, tout ce qui a été scientifiquement énoncé pour distinguer l'Homme des mammifères non humains est implicite dans la proposition : l'Homme agit. Agir signifie : poursuivre des fins, c'est-à-dire choisir un objectif et recourir à des moyens afin d'atteindre l'objectif recherché.
L'essence du positivisme logique est de nier la valeur cognitive de la connaissance a priori en précisant que toutes les propositions a priori sont simplement analytiques. Elles ne fournissent pas d'informations nouvelles, mais sont simplement verbales ou tautologiques, affirmant ce qui est déjà impliqué dans les définitions et les prémisses. Seule l'expérience peut mener aux propositions synthétiques. Il y a une objection évidente contre cette doctrine, à savoir que cette proposition selon laquelle il n'existe pas de proposition synthétique a priori (affirmation fausse pour le présent auteur) est en soi une proposition synthétique a priori, puisqu'elle ne peut manifestement pas être établie par l'expérience.
Toute cette polémique est, néanmoins, dépourvue de sens lorsqu'il s'agit de la praxéologie. Elle porte essentiellement sur la géométrie. Son état actuel, particulièrement son traitement par le positivisme logique, a été profondément influencé par le choc que la philosophie occidentale a reçu de la découverte des géométries non-euclidiennes. Avant Bolyai et Lobachevsky, la géométrie était, aux yeux des philosophes, le parangon de la science parfaite : on présumait qu'elle fournissait des certitudes inébranlables pour toujours et pour tout le monde. Procéder de la même façon dans d'autres branches de la connaissance more geometrico était le grand idéal des chercheurs de vérité. Tous les concepts épistémologiques traditionnels ont commencé à chanceler quand les tentatives pour construire les géométries non-euclidiennes ont réussi.
Cependant, la praxéologie n'est pas la géométrie. C'est la plus mauvaise de toutes les superstitions que de supposer que les caractéristiques épistémologiques d'une branche de la connaissance doivent nécessairement s'appliquer à toutes les autres branches. En traitant de l'épistémologie des sciences de l'action humaine, on ne doit pas emboîter le pas à la géométrie, à la mécanique, ou à une autre science.
Les hypothèses d'Euclide ont été autrefois considérées comme allant de soi. L'épistémologie actuelle les considère comme des postulats librement choisis, le point de départ d'une chaîne hypothétique de raisonnements. Quoi que cela puisse signifier, cela n'a aucun rapport avec les problèmes de la praxéologie.
Le point de départ de la praxéologie est une vérité évidente, la connaissance de l'action, c'est-à-dire la connaissance du fait qu'il existe une chose telle que chercher consciemment à atteindre des fins. Cela n'a aucun intérêt d'ergoter sur ces mots en se référant à des problèmes philosophiques qui n'ont aucune incidence sur notre problème. La vérité de cette connaissance est aussi évidente et aussi indispensable pour l'esprit humain qu'est la distinction entre A et non-A.
Du point de vue de la praxéologie, il n'est pas possible de remettre en cause l'existence vraie de la matière, des objets physiques et du monde extérieur. Leur réalité est indiquée par le fait que l'Homme n'est pas omnipotent. Il y a dans le monde quelque chose qui oppose une résistance à la réalisation de ses souhaits et désirs. Toute tentative d'éliminer par simple décret ce qui l'ennuie, et de substituer ainsi une situation qui lui convient mieux à une situation qui lui convient moins, est vaine. S'il veut réussir, il doit procéder selon des méthodes qui sont adaptées à la structure d'une chose à propos de laquelle la perception lui fournit des informations. Nous pouvons définir le monde extérieur comme la totalité de toutes ces choses et de tous ces événements qui déterminent la faisabilité ou l'infaisabilité, le succès ou l'échec, de l'action humaine.
La question très débattue de savoir si les objets physiques peuvent ou non être conçus comme existant indépendamment de l'esprit est vaine. Pendant des milliers d'années, les esprits des médecins n'ont pas perçu les germes et n'ont pas deviné leur existence. Mais le succès ou l'échec de leurs efforts pour préserver la santé et la vie de leurs patients dépendait de l'effet provoqué par ces germes sur le fonctionnement des organes corporels des patients. Les germes étaient réels parce qu'ils conditionnaient le résultat des événements par leur intervention ou leur non intervention, par leur présence ou leur absence.
L'action est une catégorie que les sciences naturelles ne prennent pas en considération. Le scientifique agit quand il se lance dans son travail de recherche, mais dans l'orbite des événements naturels du monde extérieur qu'il explore, l'action est absente. Il y a de l'agitation, il y a du stimulus et de la réaction, et, quelles que soient les objections de philosophes, il y a la causalité. Il y a ce qui semble être une régularité inexorable dans la concaténation et la séquence des phénomènes. Il y a des relations constantes entre les entités qui permettent au scientifique d'établir le processus que l'on appelle la mesure. Mais il n'y a rien qui suggérerait qu'il y a des fins qui sont poursuivies : il n'y a aucun but décelable.
Les sciences naturelles sont la recherche de la causalité ; les sciences de l'action humaine sont téléologiques. En établissant cette distinction entre les deux domaines de la connaissance humaine, nous n'exprimons aucun avis sur la question de savoir si le cours de tous les événements cosmiques est en fin de compte déterminé par la volonté d'un être surhumain. L'examen de ce grand problème dépasse les limites de la raison humaine et est en dehors du domaine de toute science humaine. Cela relève du domaine que la métaphysique et la théologie s'auto-attribuent.
L'objet auquel les sciences de l'action humaine font référence n'est pas les plans et les moyens de Dieu, mais les fins recherchées par les hommes agissant dans la poursuite de leurs propres projets. Les efforts entrepris par la discipline métaphysique habituellement dénommée philosophie de l'histoire pour découvrir dans le cours de l'Histoire les plans cachés de Dieu ou d'une entité mythique (comme, par exemple, dans le système de Marx, les forces matérielles de production) ne sont pas de la science.
En traitant d'un fait historique bien défini, par exemple de la Première Guerre mondiale, l'historien doit découvrir les fins poursuivies par les différentes personnes et groupes de personnes qui contribuaient à l'organisation de ces campagnes ou à combattre les agresseurs. Il doit examiner le produit des actions de toutes les personnes impliquées et le comparer à la situation antérieure ainsi qu'aux intentions des parties en lice. Mais ce n'est pas le rôle de l'historien que de chercher après un sens « plus élevé »ou « plus profond » manifesté dans les événements ou réalisé à travers eux. Peut-être y a-t-il un tel but ou sens caché « plus élevé » ou « plus profond » dans le cours de l'Histoire. Mais pour l'homme mortel, il n'existe aucune possibilité d'apprendre quelque chose sur ces vérités « plus élevées » ou « plus profondes ».
Tous les éléments des sciences théoriques de l'action humaine sont déjà contenus dans le concept d'action et doivent être rendus explicites en exposant son contenu. Comme parmi ces éléments téléologiques se trouve également le concept de causalité, le concept d'action est le concept fondamental de l'épistémologie, le point de départ de toute analyse épistémologique.
La catégorie ou le concept même d'action comprend les concepts de moyens et de fins, celui de préférer et mettre de côté, autrement dit d'évaluer, ceux du succès et de l'échec, du profit et de la perte, de coût. Puisqu'aucune action ne pourrait être entreprise sans idées précises sur la relation de cause à effet, la téléologie présuppose la causalité.
Les animaux sont forcés de s'adapter aux conditions naturelles de leur environnement : s'ils ne réussissent pas ce processus d'adaptation, ils sont éliminés. L'homme est le seul animal qui peut — dans certaines limites — volontairement adapter son environnement pour qu'il lui convienne mieux.
Nous pouvons penser l'Évolution qui a transformé les ancêtres non humains des Hommes en êtres humains comme une succession de changements, petits et progressifs, apparus sur des millions d'années. Mais on ne peut pas concevoir un esprit dans lequel la catégorie de l'action aurait été présente seulement sous une forme incomplète. Il n'existe rien entre un être conduit exclusivement par les instincts et les impulsions physiologiques et un être qui choisit des fins et les moyens pour l'accomplissement de ces fins. On ne peut pas concevoir un être agissant qui ne distinguerait pas in concreto ce qu'est une fin et ce qu'est un moyen, ce qu'est le succès et ce qu'est l'échec, ce qu'il aime plus et ce qu'il aime moins, ce qui est son profit ou sa perte suite à l'action, et ce que sont ses coûts. En pensant à toutes ces choses, il peut, bien sûr, se tromper dans ses jugements quant au rôle joué par les divers matériaux et événements externes sur la structure de son action.
Un mode donné de comportement est une action seulement si ces distinctions sont présentes dans l'esprit de l'Homme concerné.
La langue allemande a élaboré un terme qui aurait été expédient pour signifier la totalité des sciences traitant de l'action humaine en tant que distinctes des sciences naturelles, à savoir le terme Geisteswissenschaften. Malheureusement, certains auteurs ont fortement chargé ce terme de significations métaphysiques et mystiques qui diminuent son utilité. En anglais, le terme pneumatologie (proposé par Bentham 2 comme l'opposé de la somatologie) aurait convenu, mais il n'a jamais été accepté. Le terme de sciences morales tel qu'employé par John Stuart Mill n'est pas satisfaisant à cause de son affinité étymologique avec la discipline normative de l'éthique. Le terme d'humanités est traditionnellement réservé aux branches des sciences de l'action humaine qui ont trait à l'histoire. Ainsi, nous sommes forcés d'employer le terme plutôt lourd de « sciences de l'action humaine. »
1. R.W. Emerson, Brahma.
2. Bentham, « Essay on Nomenclature and Classification, » Annexe numéro IV à Chrestomathia (Works, éd. par Browning, VIII, p. 84 et 88).