Éditions Génin — Librairie de Médicis — Paris (1956)
par Ludwig von Mises
traduit par J.-P. Hamilius, Jr.
La doctrine dictatoriale telle qu'elle est adoptée par les bolchéviques russes, les fascistes italiens et les nazis allemands implique tacitement qu'il ne peut y avoir de désaccord quant à la question qui devra être le dictateur. Les forces mystiques qui dirigent le cours des événements historiques désignent le chef providentiel. Tous les hommes justes sont tenus de se soumettre aux décrets insondables de l'histoire et de plier les genoux devant le trône de l'homme de la destinée. Ceux qui refusent de le faire sont des hérétiques, des gredins abjects qui doivent être « liquidés ».
En réalité, c'est le candidat qui réussit à exterminer à temps tous ses rivaux et leurs aides, qui s'empare du pouvoir dictatorial. En massacrant tous ses compétiteurs, le dictateur se fraye son chemin vers le pouvoir suprême. Il maintient sa position éminente en liquidant tous ceux qui pourraient éventuellement la lui disputer. L'histoire de tous les despotismes orientaux ainsi que les expériences des dictatures contemporaines en sont un témoignage.
Lorsqu'en 1924 Lénine mourut, Staline supplantait Trotsky, son adversaire le plus dangereux. Trotzky put s'enfuir, passer des années à l'étranger en différents pays d'Europe, d'Asie et d'Amérique pour être finalement assassiné à Mexico City. Staline resta le souverain absolu.
Trotzky avait été un intellectuel du type marxiste orthodoxe. Comme tel il essayait de représenter sa querelle personnelle avec Staline comme un conflit de principes. Il essayait d'établir une doctrine trotzkiste différente de celle de Staline. Il stigmatisait la politique de Staline en disant que c'était une apostasie à l'égard du legs sacré de Marx et de Lénine. Staline rétorqua de la même manière. En réalité cependant, le conflit était une rivalité entre les deux hommes et non pas un conflit d'idées et de principes opposés. Il existait bien entre eux un désaccord d'importance mineure quant aux méthodes tactiques. Mais Staline et Trotzky étaient d'accord sur tous les points essentiels.
Avant 1917, Trotzky avait vécu pendant plusieurs années dans des pays étrangers et s'était familiarisé quelque peu avec les langues principales des peuples de l'occident. Il se fit passer pour un expert en matières internationales. En réalité, il ne savait pas grand-chose de la civilisation, des idées politiques et des conditions économiques de l'occident. En tant qu'exilé errant, il ne s'était mû que dans les cercles de ses camarades, exilés comme lui. Les seuls étrangers qu'il avait pu rencontrer de temps en temps dans les cafés et les clubs, étaient des doctrinaires radicaux qui, du fait de leur parti pris marxiste, étaient incapables de voir la réalité. Les livres et les périodiques marxistes avaient été sa principale lecture. Il méprisait tous les autres écrits en tant que littérature « bourgeoise ». Il était tout à fait inapte à voir les choses sous un autre angle que de celui du marxisme. Tout comme Marx, il était prêt à interpréter toute une grande grève et toute émeute de moindre importance comme le présage de l'avènement de la grande révolution finale.
Staline était un Géorgien très peu cultivé. Il ne possédait la moindre notion d'une langue occidentale. Il ne connaissait ni l'Europe, ni l'Amérique. Même ses succès en tant qu'auteur marxiste doivent être mis en doute. Mais c'était précisément le fait qu'il n'avait par été instruit dans les dogmes marxistes, bien qu'il fût un partisan inébranlable du communisme, qui le rendit supérieur à Trotzky. Staline pouvait voir les choses telles qu'elles étaient réellement sans être trompé par les faux principes du matérialisme dialectique. S'il devait faire face à un problème, il n'en cherchait pas l'interprétation dans les écrits de Marx et d'Engels. Il se fiait au bon sens. Il était suffisamment judicieux pour discerner que la politique de la révolution mondiale, telle qu'elle avait été inaugurée par Lénine et Trotzky en 1917, avait échoué complètement en dehors des frontières de Russie.
En Allemagne, les communistes, guidés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, furent écrasés par des détachements de l'armée régulière et par des volontaires nationalistes dans une bataille sanglante livrée en janvier 1919 dans les rues de Berlin. De même, la prise de pouvoir communiste à Munich au printemps de 1919 et l'émeute Höltz en mars 1921 finirent dans le désastre. En Hongrie, les communistes furent battus en 1919 par Horthy, Gömbös et l'armée roumaine. En Autriche, divers complots communistes échouèrent en 1918 et 1919 ; en juillet 1927, un violent soulèvement fut aisément réprimé par la police de Vienne. En 1920, l'occupation des fabriques en Italie se solda par un échec total. En France et en Suisse, la propagande communiste semblait être très puissante dans les premières années qui suivirent l'armistice de 1918, mais elle s'évaporait vite. En 1926, la grève générale proclamée en Grande-Bretagne par les syndicats de travail eut un échec lamentable.
Trotzky était tellement aveuglé par son orthodoxie qu'il refusait d'admettre que les méthodes bolchéviques avaient échoué. Mais Staline le comprenait très bien. Il n'abandonnait pas l'idée de provoquer des soulèvements dans tous les pays étrangers et de conquérir le monde entier pour les soviets. Mais il savait bien qu'il était nécessaire d'ajourner l'agression pendant quelques années et de recourir pour son exécution à des méthodes nouvelles. Trotzky avait tort d'accuser Staline d'étrangler le mouvement communiste en dehors de la Russie. Ce que Staline faisait réellement c'était d'employer d'autres moyens en vue d'atteindre des buts qui lui sont communs avec tous les autres marxistes.
Staline, en tant qu'exégète des dogmes marxistes, était certainement inférieur à Trotzky. mais en tant que politicien, il surpassait de loin son rival. Le bolchévisme doit ses succès tactiques dans la politique mondiale à Staline et non à Trotzky.
Dans le domaine de la politique intérieure, Trotzky eut recours aux tours éprouvés et traditionnels que les marxistes avaient toujours employés dans leurs critiques des mesures socialistes adoptés par d'autres partis. Quoi que fît Staline, ce n'était pas le vrai socialisme ou le communisme, mais c'en était le contraire, une monstrueuse déformation des nobles principes de Marx et de Lénine. Tous les résultats désastreux du contrôle public de la production et de la distribution tels qu'ils apparurent en Russie, étaient causés selon Trotzky, par la politique de Staline. Ils ne constituaient pas des conséquences inévitables des méthodes communistes. Ils étaient des phénomènes résultant du stalinisme et non pas du communisme. C'était à Staline tout seul qu'incombait la faute d'une bureaucratie absolutiste et irresponsable l'emportait, qu'une classe d'oligarques privilégiés vivaient dans l'opulence alors que les masses végétaient au bord de la famine, qu'un régime de terroristes exécutait la vieille garde des révolutionnaires et condamnait des millions aux travaux forcés dans des camps de concentration, que la police secrète était omnipotente, que les syndicats des travailleurs étaient sans puissance, que les masses étaient privées de tous les droits et de toutes les libertés. Staline n'était pas un champion de la société égalitaire et sans classes. Il était le pionnier d'un retour aux pires méthodes de gouvernement et d'exploitation au profit d'une classe. Une nouvelle classe régnante d'environ 10 % de la population opprimait et exploitait impitoyablement l'immense majorité des prolétaires qui peinaient durement.
Trotzky était bien embarrassé pour expliquer comment tout cela avait pu être accompli par un homme et quelques sycophantes. Où étaient les « forces productives matérielles », dont on parlait tant dans le matérialisme historique de Marx, qui — « indépendamment des volontés des individus » — déterminent le cours des événements humains « avec l'inexorabilité d'une loi de la nature ? « Comment un homme pouvait-il être à même de modifier la « superstructure juridique et politique » qui est établie uniquement et inaltérablement par la structure économique de la société ? Même Trotzky avouait qu'en Russie les moyens de production n'étaient pas du domaine de la propriété privée. Dans l'empire de Staline, la production et la distribution sont contrôlées entièrement par la « société ». D'après un dogme fondamental du marxisme, la superstructure d'un tel système doit nécessairement apporter la félicité du paradis terrestre. Les doctrines marxistes n'admettent pas une interprétation qui blâme des individus pour un procès dégénérateur qui pourrait convertir les bienfaits du contrôle public de l'économie en un mal. Un marxiste conséquent — si la conséquence était compatible avec le marxisme — devrait admettre que le système politique de Staline était la superstructure nécessaire du communisme.
Tous les points essentiels du programme de Trotzky s'accordaient entièrement avec la politique de Staline. Trotzky préconisait l'industrialisation de la Russie. C'est à cela qu'aspirait le plan quinquennal de Staline. Trotzky préconisait la collectivisation de l'agriculture. Staline établissait le « kolkhoze » et liquidait les Koulaks. Trotzky favorisait l'organisation d'une grande armée. Staline organisait une telle armée. Trotzky, alors qu'il était encore au pouvoir, n'était pas un ami de la démocratie. Il était, au contraire, un partisan fanatique de l'oppression dictatoriale de tous les « saboteurs ». En fait, il ne pouvait prévoir que le dictateur pourrait le considérer lui, Trotzky, l'auteur des tracts marxistes et le vétéran de la glorieuse extermination des Romanov, comme le plus méchant des saboteurs. Comme tous les autres défenseurs de la dictature, il pensait que le dictateur, ce serait lui-même ou l'un de ses amis intimes.
Trotzky était un critique du bureaucratisme. Mais il n'allait pas jusqu'à suggérer une autre méthode pour la conduite des affaires dans un système socialiste. Ou bien entreprise privée qui recherche son profits ; ou bien gestion bureaucratique des affaires, il n'y a pas d'autre alternative 1.
En réalité, Trotzky ne pouvait reprocher qu'une faute à Staline : que lui, Staline, était le dictateur et non pas Trotzky lui-même. Dans leur querelle, tous les deux avaient raison. Staline avait raison de prétendre que son régime incarnait les principes communistes. Trotzky avait raison d'affirmer que le régime de Staline avait fait un enfer de la Russie.
Le trotskyisme ne disparaissait pas intégralement avec Trotzky. En France, également, le boulangisme avait survécu pendant quelque temps à la fin du général Boulanger. En Espagne il y a encore des carlistes bien que la ligne de Don Carlos soit éteinte. De tels mouvements posthumes sont naturellement voués à l'échec.
Mais dans tous les pays, il y a des hommes qui s'effrayent, lorsqu'ils sont confrontés avec le vrai visage du communisme, bien que ces hommes se soient voués fanatiquement à l'idée d'un planisme qui embrasse tout, c'est-à-dire que tous les moyens de production doivent être la propriété publique. Ces hommes sont désappointés. Ils rêvent du jardin d'Eden. Pour eux, le communisme ou le socialisme, implique une vie aisée et pleine de richesses ainsi que la complète jouissance de toutes les libertés et de tous les plaisirs. Ils ne peuvent comprendre les contradictions inhérentes à l'usage qu'ils se font de la société communiste. Ils ont avalé sans critiquer toutes les folles visions de Charles Fourier et toutes les absurdités de Veblen. Ils croient fermement à l'affirmation d'Engels que le socialisme constituera un royaume de liberté illimitée. Ils accusent le capitalisme d'être la cause de toutes les choses qu'ils n'aiment pas et sont entièrement convaincus que le socialisme les délivrera de tous les maux. Ils imputent leurs propres échecs et frustrations au manque d'honnêteté de ce terrible système de la concurrence et attendent que le socialisme leur assigne cette position éminente et ce haut revenu qui, de droit, leur sont dus. Ils sont des cendrillons qui soupirent après le prince charmant qui reconnaîtra leurs mérites et leurs vertus. Leur aversion du capitalisme et leur culte du communisme les consolent. Ils les aident à cacher à eux-mêmes leur propre infériorité et à blâmer le « système » pour leur propres insuffisances.
En préconisant la dictature, ces hommes préconisent toujours la dictature de leur propre clique. Lorsqu'ils demandent la planification, ils ont toujours en vue leur propre plan en non pas celui des autres. Ils n'admettront jamais qu'un régime socialiste ou communiste soit un socialisme ou un communisme authentique, s'il ne leur assigne pas la position la plus éminente et le revenu le plus élevé. D'après eux, le trait essentiel du vrai et authentique communisme réside dans le fait que toutes les affaires sont conduites précisément conformément à leur propre volonté et que tous ceux qui ne sont pas d'accord, seront forcés à se soumettre.
C'est un fait que la majorité de nos contemporains est imbus d'idées socialistes et communistes. Mais cela ne veut pas dire qu'il s'entendent parfaitement sur leurs projets relatifs à la socialisation des moyens de production et au contrôle public de la production et de la distribution. Au contraire, chaque clan s'oppose fanatiquement aux plans de tous les autres groupes socialistes. Les diverses sectes socialistes se livrent des combats acharnés.
Si le cas de Trotsky — et le cas analogue de Gregor Strasser dans l'Allemagne nazie — étaient des cas isolés, on n'aurait pas besoin de s'occuper d'eux. Mais ils ne sont pas des incidents accidentels. Ils constituent des cas typiques. Si l'on les étudie, on découvre les causes psychologiques qui expliquent pourquoi le socialisme est populaire et irréalisable à la fois.
1. Cf. Mises, La Bureaucratie, Éditions de Médicis.