Édition française : Presses Universitaires de France (1985)
par Ludwig von Mises
traduit par Raoul Audouin
Nous étudierons dans ce chapitre les mesures qui sont directement et primordialement adoptées pour détourner la production (au sens le plus large, c'est-à-dire y compris le commerce et le transport) des voies qu'elle prendrait dans une économie de marché non entravée. Toute immixtion autoritaire dans les affaires fait dévier, évidemment, la production des voies qu'elle aurait prises si seule la dirigeait la demande des consommateurs telle que la manifeste le marché. Le trait distinctif de l'immixtion restrictive dans la production est que ce n'est pas simplement un effet secondaire, inévitable et inintentionnel, mais précisément ce que l'autorité veut effectuer. Comme tout autre acte d'intervention, de telles mesures restrictives affectent aussi la consommation. Mais là encore, ce n'est pas le but primordial visé par l'autorité dans le cas des mesures restrictives étudiées dans le présent chapitre. Le gouvernement a pour intention de s'immiscer dans la production. Que la mesure prise influe aussi sur la consommation, c'est de son point de vue ou bien tout à fait contraire à ses intentions, ou bien une conséquence fâcheuse dont il s'accommode, parce qu'elle est inévitable et ne constitue qu'un inconvénient mineur en comparaison de la situation qui résulterait d'une non-intervention.
Restriction de production signifie que le gouvernement interdit, ou rend plus difficiles ou plus coûteux la production, le transport ou la commercialisation d'articles déterminés, ou encore l'application de certains modes de fabrication, de transport ou de commercialisation. Le pouvoir élimine ainsi certains des moyens disponibles pour satisfaire des besoins. L'effet de cette intervention est d'empêcher des gens d'utiliser leurs connaissances et aptitudes, leur travail et leurs moyens matériels de production, de la façon qui leur aurait procuré le plus fort revenu et la plus complète satisfaction de leurs besoins. De telles interventions rendent les gens plus pauvres et moins satisfaits. Tel est le nud véritable de la question. Toutes les subtilités et tout le temps perdu à couper les cheveux en quatre ne peuvent empêcher que soit certaine cette thèse fondamentale. Sur un marché sans entrave, prévaut une tendance irrésistible à employer chacun des facteurs de production de manière à satisfaire le mieux possible les besoins les plus urgents des consommateurs. Si le gouvernement s'interpose dans ce processus, il ne peut qu'amoindrir la satisfaction, jamais l'augmenter.
Que cette thèse soit correcte, cela a été prouvé d'une façon excellente et irréfutable en ce qui concerne l'espèce historiquement la plus importante d'intervention gouvernementale dans la production, à savoir les obstacles au commerce international. En ce domaine, l'enseignement des économistes classiques, et spécialement celui de Ricardo, est définitivement prouvé et ne laisse rien à résoudre du problème. Tout ce qu'une protection douanière peut réaliser, c'est de détourner la production des endroits où le résultat par unité d'apport est le plus élevé vers des endroits où il est moins élevé. La production n'est pas accrue, elle est amoindrie.
Les gens discourent sur de prétendus encouragements fournis à la production par le gouvernement. Mais celui-ci n'a d'autre possibilité d'encourager une branche de production que d'en décourager d'autres. Il soustrait des facteurs de production aux branches où le marché sans entraves les aurait employés, et les dirige vers d'autres branches. Peu importe quelle sorte de procédure administrative le pouvoir emploie pour obtenir ce résultat. II peut subventionner ouvertement, ou déguiser la subvention en édictant des droits de douane qui retomberont sur les habitants. Le seul fait qui compte est que les gens sont contraints de renoncer à certaines satisfactions qu'ils apprécient mieux, et ne reçoivent que des satisfactions qu'ils apprécient moins. A la base du raisonnement interventionniste, il y a toujours l'idée que le gouvernement ou l'État est une entité extérieure et supérieure au processus social de production, qu'il possède quelque chose de plus que ce qu'il prélève sur ses sujets, et qu'il peut dépenser ce quelque chose mythique à des fins déterminées. C'est la légende de saint Nicolas, érigée par Lord Keynes à la dignité d'une doctrine économique, et adoptée avec enthousiasme par tous ceux qui espèrent un avantage personnel des dépenses gouvernementales. En regard de ces illusions populaires, il faut insister sur ce truisme : qu'un gouvernement ne peut dépenser ou investir que ce qu'il a soustrait aux citoyens ; et que ce supplément de dépense et d'investissement diminue la dépense et l'investissement des citoyens dans toute la mesure de son propre montant.
Tandis que le pouvoir n'a pas la possibilité de rendre les gens plus prospères en intervenant dans les affaires, il a assurément celle de les rendre moins satisfaits en restreignant la production.
Le fait que restreindre la production implique invariablement une diminution de la satisfaction des citoyens pris individuellement ne veut pas dire qu'une telle restriction doive être nécessairement considérée comme un dommage. Un gouvernement ne recourt pas sans motif à des mesures restrictives. Il cherche à atteindre certains objectifs et considère la restriction comme un moyen approprié à la réalisation de son plan. L'appréciation des politiques restrictives dépend par conséquent de la réponse à deux questions : le moyen choisi par le gouvernement est-il propre à atteindre le but poursuivi ? La réalisation de cet objectif est-elle une compensation à la privation supportée par les citoyens ? En soulevant ces deux questions, nous envisageons la restriction de la même façon que l'impôt. Payer une contribution entame aussi directement la satisfaction du contribuable. Mais c'est le prix qu'il paie pour les services que le gouvernement rend à la société et à chacun de ses membres. Dans la mesure où le gouvernement s'acquitte de ses fonctions envers la société, et où les impôts n'excèdent pas le montant requis pour le bon fonctionnement de l'appareil gouvernemental, ce sont des coûts nécessaires et qui se remboursent eux-mêmes.
L'adaptation de ce mode de raisonnement vis-à-vis des mesures restrictives est particulièrement satisfaisante dans tous les cas où la restriction est utilisée comme un moyen de remplacer l'impôt. Le gros de la dépense pour la défense nationale est assumé par le Trésor sur le revenu public. Mais en certaines occasions l'on choisit un autre procédé. Il arrive parfois que la capacité d'un pays à répondre en temps utile à une agression armée dépende de l'existence de certaines branches d'industrie qu'un marché sans entraves ne créerait pas. Ces industries doivent être subventionnées, et les subventions accordées doivent être comptées comme d'autres dépenses d'armement. Leur caractère ne change pas si le gouvernement accorde indirectement ces subventions par l'instauration d'un droit de douane sur l'importation des produits concernés. La différence est simplement que les consommateurs supportent alors directement le coût correspondant, tandis que dans le cas d'une subvention de l'État ils couvrent la dépense indirectement en payant des impôts plus élevés.
En édictant des mesures restrictives les gouvernements et parlements ont bien rarement eu conscience des conséquences de leur immixtion dans la vie économique. Ainsi, ils ont sereinement supposé que les droits de douane étaient capables d'élever le niveau de vie du pays, et ils ont obstinément refusé d'admettre l'exactitude des enseignements de l'économie quant aux effets du protectionnisme. La condamnation portée par les économistes contre le protectionnisme est irréfutable, et dénuée de tout parti pris politique. Car les économistes ne disent pas que la protection douanière soit mauvaise de n'importe quel point de vue a priori. Ils montrent que la protection douanière ne peut pas atteindre les buts qu'en général visent les gouvernements qui y recourent. Ils ne mettent pas en question le but ultime de l'action gouvernementale, ils rejettent seulement le moyen choisi parce qu'il n'est pas susceptible de produire l'effet recherché.
Particulièrement populaires, parmi toutes les mesures restrictives, sont celles que l'on appelle favorables à la main-d'uvre. Ici encore, les gouvernements et le public ont bien mal jugé ce que seraient les résultats. L'on croit qu'en limitant les heures de travail et en interdisant le travail des enfants, ce sont uniquement les employeurs qui en font les frais, et que pour les salariés c'est une « conquête sociale ». En réalité, leur avantage consiste seulement en ce que de telles lois diminuent l'offre de travail et ainsi relèvent la productivité marginale du travail par rapport à la productivité marginale du capital. Mais la diminution de la quantité offerte de travail a aussi pour conséquence une diminution du volume total des biens produits, et donc de la consommation moyenne par tête. Le gâteau à partager diminue ; mais la portion de ce gâteau plus petit qui est attribuée aux salariés est proportionnellement plus forte que ce qu'ils recevaient du grand gâteau ; symétriquement, la portion des capitalistes diminue 1. Selon les circonstances particulières de chaque cas, le salaire réel des diverses catégories de salariés pourra être, tantôt amélioré, tantôt diminué.
La façon habituelle dont on a apprécié la législation du travail se fondait sur une erreur : l'on pensait que les taux de salaires n'ont pas de lien de causalité avec l'apport de valeur que le travail du salarié ajoute aux matériaux. Le taux des salaires, d'après la « loi d'airain », serait déterminé par le minimum de moyens de subsistance indispensable à l'ouvrier ; ils ne peuvent jamais dépasser le niveau de subsistance. La différence entre la valeur produite par l'ouvrier et le salaire qu'on lui verse échoit à l'employeur qui l'exploite. Si cette marge se trouve amputée par la limitation des heures de travail, le salarié est soulagé d'une partie de sa peine et de son effort, son salaire reste le même et l'employeur est privé d'une partie de son injuste bénéfice. La restriction apportée au volume total de la production n'ampute que le revenu des exploiteurs bourgeois.
Il a déjà été montré que le rôle joué par la législation ouvrière dans l'évolution du capitalisme occidental a été, jusqu'à une époque récente, bien moindre que ne donne à penser la véhémence avec laquelle la discussion de ce problème a été conduite. La législation du travail, pour la majeure partie, a simplement fourni la reconnaissance légale aux changements de situation déjà réalisés par l'évolution rapide de la vie économique 2. Mais dans les pays qui ont tardé à adopter le mode de production capitaliste, et qui sont à la traîne au point de vue des méthodes de transformation et de fabrication, le problème de la législation du travail est très grave. Trompés par les fumeuses doctrines de l'interventionnisme, les politiciens de ces pays s'imaginent pouvoir améliorer le sort des multitudes misérables, en copiant la législation du travail des pays capitalistes les plus avancés. Ils envisagent les problèmes posés comme s'ils devaient être traités simplement du point de vue de ce qu'on appelle par erreur « l'angle humain » ; et ainsi, ils passent sans le voir à côté du problème réel.
C'est effectivement un fait affligeant qu'en Asie des millions de petits enfants sans défense sont dans le dénuement et meurent de faim ; que les salaires sont extrêmement bas comparés à ceux courants en Amérique et en Europe occidentale ; que les heures de travail sont longues et que les conditions sanitaires des lieux de travail sont déplorables. Mais il n'y a pas d'autres moyens d'éliminer ces maux que de travailler, de produire et d'épargner davantage, et ainsi d'accumuler plus de capital. Cela est indispensable à toute amélioration durable. Les mesures préconisées par les gens qui se disent eux-mêmes philanthropes et humanitaires seraient sans effets. Et non seulement elles échoueraient à améliorer la situation, mais elles la rendraient encore pire de beaucoup. Si les parents sont trop pauvres pour nourrir leurs enfants, interdire le travail des enfants serait condamner ces enfants à mourir de faim. Si la productivité marginale du travail est si basse que le travailleur ne puisse gagner en dix heures que des salaires inférieurs à la moyenne des salaires américains, l'on ne procure aucun avantage au travailleur en édictant la journée de huit heures.
Le problème à élucider n'est pas celui de la désirabilité d'améliorer le niveau de vie matériel des salariés. Les apologistes de ce qu'on appelle à tort « lois de protection de la main-d'uvre » brouillent intentionnellement la question en répétant sans arrêt que davantage de loisir, des salaires réels plus élevés, et affranchir les femmes et enfants de la nécessité de chercher à s'employer rendraient plus heureuses les familles de travailleurs. Ils recourent à des contre-vérités et à des calomnies mesquines, en traitant d'esclavagistes et d'ennemis du peuple ceux qui s'opposent à de telles lois en tant que nuisibles aux intérêts vitaux des travailleurs. Le désaccord ne porte pas sur les objectifs à atteindre ; il concerne seulement les moyens à appliquer pour y parvenir. La question n'est pas de savoir s'il est ou non souhaitable d'améliorer le bien-être du grand nombre. Elle est exclusivement de savoir si oui ou non les prescriptions gouvernementales décrétant un raccourcissement du temps de travail et l'interdiction d'employer des femmes et des enfants sont de bons moyens de relever le niveau de vie des salariés. C'est là un problème purement catallactique à résoudre par la science économique. Les discours émouvants ne sont pas là à leur place. Ils déguisent mal le fait que ces apologistes pénétrés de leur haute moralité sont incapables d'opposer des objections valables au raisonnement sérieusement fondé des économistes.
Le fait est que le niveau de vie moyen de l'ouvrier américain est incomparablement plus satisfaisant que celui de l'ouvrier moyen hindou, qu'aux États-Unis la durée du travail est plus courte et que les enfants vont à l'école et non à l'atelier ; ce n'est pas là une réussite du gouvernement ni des lois du pays. C'est le résultat du fait que le capital investi par tête de salarié est beaucoup plus élevé qu'en Inde et que par suite la productivité marginale du travail est beaucoup plus haute. La « politique sociale » n'en a aucunement le mérite ; c'est le résultat de la méthode adoptée à l'époque du « laissez faire », méthode qui s'abstenait de fausser l'évolution du capitalisme. C'est ce laissez faire que l'Asie doit adopter si l'on y souhaite améliorer le sort des populations.
La pauvreté de l'Asie et d'autres pays en retard est due aux mêmes causes qui rendirent la situation non satisfaisante dans la phase initiale du capitalisme en Occident. Pendant que la population s'accroissait rapidement, les mesures politiques restrictionnistes freinaient l'adaptation des méthodes de production aux besoins d'un nombre grandissant de bouches à nourrir. Ce fut l'impérissable mérite des économistes du laissez faire que les manuels en usage dans nos universités vilipendent comme des pessimistes et des apologistes de l'injuste avidité des exploiteurs bourgeois que d'avoir préparé la voie à la liberté économique qui a élevé le niveau de vie moyen à des hauteurs sans précédent.
La science économique n'est pas dogmatique, comme le prétendent les avocats de l'omnipotence gouvernementale et de la dictature totalitaire, qui s'attribuent à eux-mêmes un brevet de « non-conformistes ». La science économique n'approuve ni ne désapprouve les mesures gouvernementales de restriction ; elle considère seulement de son devoir d'élucider les conséquences de telles mesures. Le choix des politiques à suivre incombe au peuple. Mais dans leur choix, les citoyens ne doivent pas méconnaître les enseignements de l'économie s'ils veulent parvenir effectivement aux objectifs qu'ils souhaitent.
Il y a assurément des cas où les gens peuvent considérer que certaines mesures restrictives sont justifiées. Les règlements concernant la prévention des incendies sont restrictifs et augmentent le coût de production. Mais la renonciation au montant de production qu'ils entraînent est le prix qu'il faut payer pour éviter de plus grands dommages. La décision relative à chaque mesure restrictive doit être prise sur la base d'une évaluation très soigneuse des coûts qu'elle entraînera et des avantages qu'elle procurera. Nul homme raisonnable ne peut mettre en doute que ce soit légitime.
Toute modification des données du marché affecte de diverses manières les divers individus et groupes d'individus. Pour certains, c'est une aubaine, pour d'autres un coup dur. Au bout d'un certain temps seulement, lorsque la production s'est adaptée à l'intrusion des données nouvelles, la perturbation épuise ses effets. C'est ainsi qu'une mesure restrictive, tout en produisant un désavantage pour la grande majorité des gens, peut temporairement en avantager quelques-uns. Pour ceux à qui la mesure est favorable, elle équivaut à l'acquisition d'un privilège. Ceux-là réclament de telles mesures afin d'être privilégiés.
Ici de nouveau, l'exemple le plus frappant est celui du protectionnisme douanier. L'imposition d'un droit à l'importation d'une marchandise retombe sur ses consommateurs. Mais pour les producteurs du pays, c'est une aubaine. De leur point de vue, la promulgation de nouveaux droits et l'augmentation de ceux déjà existants sont une chose excellente.
Cela vaut tout autant en ce qui concerne nombre d'autres mesures restrictives. Si le gouvernement met des entraves soit par des restrictions directes, soit par une discrimination fiscale aux grandes entreprises et sociétés, la position concurrentielle des petites entreprises est renforcée. S'il gêne le fonctionnement des magasins à grande surface et des chaînes commerciales, les boutiquiers et détaillants se réjouissent.
Il est important de comprendre que ce que les bénéficiaires de ces mesures considèrent comme un avantage pour eux-mêmes ne dure que pendant un temps limité. A la longue, le privilège accordé à une catégorie de producteurs perd son pouvoir de créer des gains spécifiques. La branche qui a été privilégiée attire des nouveaux venus, et leur concurrence tend à éliminer les gains spécifiques procurés par le privilège. C'est pourquoi les enfants choyés de la loi ne cessent de réclamer de nouveaux avantages : les privilèges anciens perdent leur pouvoir, il en faut d'autres encore.
Par ailleurs, le retrait des mesures restrictives, auxquelles la structure de la production s'est plus ou moins vite adaptée, signifie une nouvelle perturbation dans les données du marché, favorise les intérêts à court terme de quelques-uns et lèse ceux de quelques autres. Illustrons ce point par l'exemple d'un article du tarif douanier. Disons qu'en 1920 la Ruritanie a fixé un droit pour l'importation du cuir. Cela a été une aubaine pour les entreprises qui à ce moment-là se trouvaient actives dans l'industrie de la tannerie. Mais par la suite, cette branche s'est accrue de nouveaux producteurs, les bénéfices initiaux de situation se sont affaissés dans les années ultérieures. Ce qui reste est simplement le fait qu'une certaine partie de la production mondiale de cuir s'est déplacée, délaissant des sites où le rendement par unité d'apport est plus élevé, et s'installant en Ruritanie où la production exige un coût supérieur. Les habitants de Ruritanie paient le cuir plus cher que s'il n'y avait pas de droit à l'importation. Comme il y a maintenant en Ruritanie, engagés dans l'industrie du cuir, plus de capital et de travail qu'il n'y en aurait eu en régime de liberté pour le commerce du cuir, certaines autres industries du pays se sont amoindries ou ont été empêchées de croître. Il y a moins de cuir importé de l'extérieur, et une moindre quantité de produits ruritaniens est exportée pour couvrir les importations de cuir. C'est le volume du commerce extérieur de la Ruritanie qui est amoindri. Pas une âme dans le monde ne tire un avantage du maintien du tarif de 1920. Au contraire, tout le monde est lésé par la baisse du volume total de ce que produit l'effort industriel du genre humain. Si la politique adoptée par la Ruritanie en ce qui concerne le cuir devait être adoptée par tous les pays et pour tous les produits de façon rigide et au point d'abolir complètement les échanges internationaux et de rendre chaque nation parfaitement autarcique, chacune devrait renoncer totalement aux avantages que lui procure la division internationale du travail.
Il est clair que l'abrogation du tarif ruritanien concernant le cuir doit, à long terme, être avantageux pour tout le monde, Ruritaniens ou étrangers. Toutefois, dans l'immédiat, cela léserait les intérêts des capitalistes qui ont investi dans les tanneries ruritaniennes. Il en va de même des intérêts à court terme des travailleurs ruritaniens spécialisés dans le travail du cuir. Une partie d'entre eux aurait, soit à s'expatrier, soit à changer de métier. Ces capitalistes et ces salariés combattent avec passion toute tentative pour abaisser le tarif ou l'abolir.
Cela montre clairement pourquoi il est politiquement extrêmement malaisé d'abroger les mesures restrictives une fois que la structure des affaires s'est adaptée à leur existence. Bien que les effets en soient pernicieux pour tout le monde, leur disparition est dans l'immédiat désavantageuse pour des groupes spéciaux. Ces groupes dont l'intérêt est lié au maintien des mesures restrictives sont évidemment des minorités. En Ruritanie, seule une fraction de la population, occupée dans les tanneries, peut souffrir de l'abolition du droit sur le cuir. L'immense majorité sont des acheteurs de cuir et d'objets en cuir qui trouveraient avantage à une baisse de leur prix. Hors des frontières de Ruritanie, les seules gens qui seraient lésés sont ceux qui travaillent dans des industries qui devraient se restreindre parce que celle du cuir s'étendrait.
La dernière objection soulevée par les adversaires du libre-échange se présente comme suit : c'est entendu, seuls les Ruritaniens engagés dans le tannage du cuir sont immédiatement intéressés au maintien du droit d'importation sur le cuir. Mais tout Ruritanien appartient à l'une des nombreuses branches de la production. Si chaque produit domestique est protégé par le tarif douanier, le passage au libre-échange heurte les intérêts de chaque industrie, et par là les intérêts de tous les groupes spécialisés de capitalistes et de travailleurs, dont la somme est la nation entière. Il s'ensuit qu'abroger le tarif douanier serait dans l'immédiat nuisible à tous les citoyens. Et ce qui compte, c'est précisément le court terme.
Ce raisonnement comporte une triple erreur. D'abord, il n'est pas vrai que toutes les branches d'industrie seraient lésées par le passage au libre-échange. Au contraire. Celles des branches où le coût comparatif de production est le plus bas verront leur activité se développer dans la liberté des échanges. Leurs intérêts à court terme seraient favorisés par l'abolition du tarif. Les droits portant sur les produits qu'elles-mêmes fabriquent ne leur sont d'aucun avantage puisqu'elles sont en mesure non seulement de survivre, mais de se développer en régime de libre-échange. Quant aux droits portant sur des articles dont le coût comparatif de production est plus élevé en Ruritanie qu'à l'étranger, ces droits sont nuisibles en attirant vers ces branches des capitaux et de la main-d'uvre qui auraient fertilisé les industries à meilleur coût comparatif.
Secondement, le principe du court terme
est entièrement fallacieux. Dans le court terme, tout changement
dans les données du marché nuit à ceux qui ne l'ont pas prévu en
temps utile. Un avocat du principe du court terme, qui serait logique avec
lui-même, devrait réclamer une parfaite rigidité et permanence de
toutes les données, et s'opposer à tout changement, y compris tout progrès
thérapeutique ou technologique 3.
Si en agissant les gens devaient
toujours préférer éviter un inconvénient
prochain dans le temps, à un autre inconvénient plus
éloigné, ils retomberaient au niveau de l'animalité.
Il est de l'essence même de l'agir humain, en tant que distinct du comportement
animal, de renoncer temporairement de façon volontaire à une
satisfaction prochaine afin de s'assurer quelque satisfaction plus grande mais plus
éloignée dans le temps 4.
Finalement, si le problème de
l'abolition du tarif ruritanien dans son entier vient en discussion,
il ne faut pas oublier que les intérêts immédiats
des tanneurs ne sont lésés que par l'abolition d'un
seul article du tarif, tandis qu'ils ont avantage à
l'abolition des autres articles protégeant les produits
ruritaniens à coût comparatif élevé. Il
est vrai que les taux de salaires des travailleurs de la tannerie
baisseront pendant quelque temps, en comparaison des autres branches ;
et qu'un laps de temps sera nécessaire pour que s'établissent
durablement les niveaux respectifs des salaires dans les diverses
branches. Mais dans le même temps où leur salaire
baissera momentanément, ces travailleurs constateront une
baisse de prix dans beaucoup d'articles qu'ils achètent
d'habitude. Et cette amélioration tendancielle de leur
situation n'est pas un phénomène propre à une
période de transition. C'est la pleine réalisation des
bienfaits durables de la liberté des échanges qui, en
déplaçant chaque branche de production vers la
situation géographique où le coût comparatif est
le plus bas, accroît la productivité du travail et le
volume total des biens produits. Telle est l'aubaine durable qu'à
long terme la liberté des échanges confère à
chaque membre de la société de marché. L'opposition à l'abolition du
droit protecteur serait raisonnable du point de vue personnel de ceux
qui travaillent dans l'industrie du cuir, si le droit sur le cuir
était l'article unique du tarif. Alors on pourrait expliquer
leur attitude par l'attachement à un statut avantagé, à
la façon d'une caste qui serait temporairement lésée
par l'abrogation d'un privilège, bien que ce privilège
ne confère à ses membres aucun bénéfice
réel. Mais dans une telle hypothèse, la résistance
des tanneurs serait sans issue. La majorité de la nation
l'emporterait sur eux. Ce qui renforce les rangs des
protectionnistes est le fait que le droit sur le cuir n'est pas
une exception, que beaucoup de branches de production sont dans une
position similaire et combattent l'abolition des tarifs protecteurs
qui couvrent leur propre branche. Ce n'est pourtant pas, à
l'évidence, une alliance fondée sur les intérêts
spéciaux de chaque groupe. Si tout le monde dans sa branche
est protégé comme les autres branches, tout le monde
perd comme consommateur autant qu'il gagne comme producteur ; mais de
plus, tout le monde est lésé par la baisse générale
de la productivité du travail qu'entraîne une
distribution géographique des activités contraire au
choix rationnel de leur implantation. Inversement, l'abrogation de
tous les postes des tarifs protecteurs profiterait à tout le
monde dans le long terme ; alors que le dommage immédiat causé
par l'abolition de certains postes aux intérêts spéciaux
des groupes correspondants, est même dans le court terme
compensé, au moins en partie, par l'effet de l'abolition du
tarif sur le prix des produits que leurs membres achètent et
consomment. Bien des gens considèrent la
protection douanière comme un privilège
accordé aux salariés du
pays, qui leur procurerait toute leur vie durant un niveau de vie
supérieur à celui dont ils jouiraient en régime
de libre-échange. Cet argument est mis en avant non
seulement aux États-Unis, mais dans tout pays dans le monde où
le salaire réel moyen est plus élevé que dans
quelque autre pays. Or, il est exact que s'il y avait
parfaite mobilité du capital et de la main-d'uvre, il
s'instaurerait dans le monde entier une tendance à
l'égalisation du prix payé pour le travail de même
nature et qualité 5.
Toutefois, même s'il y avait
libre-échange pour les produits, cette tendance n'existe
pas dans notre monde hérissé de barrières aux
migrations et d'institutions empêchant l'investissement de
capitaux étrangers. La productivité marginale du
travail est plus élevée aux États-Unis qu'en Inde
parce que le capital investi par tête de population active est
plus grand, et parce que les travailleurs indiens sont empêchés
d'entrer en Amérique et d'y faire concurrence sur le marché
du travail. Il est inutile, en examinant l'explication de cette
différence, de rechercher si les ressources naturelles sont ou
non plus abondantes en Amérique qu'en Inde, et si le
travailleur indien est ou non, racialement, inférieur au
travailleur américain. Quoi qu'il en puisse être, le
fait précis des entraves institutionnelles à la
mobilité du capital et du travail suffit à rendre
compte de l'absence de tendance à l'égalisation. Comme
l'abrogation du tarif douanier américain n'affecterait pas ces
entraves, l'abrogation du tarif ne pourrait avoir de conséquence
défavorable sur le niveau de vie du salarié américain. Au contraire. Etant donné l'état
des choses, où la mobilité du capital et de la
main-d'uvre est entravée, le passage au libre-échange
des produits doit nécessairement améliorer le niveau de
vie américain. Celles d'entre les industries américaines
où les coûts comparatifs sont plus élevés
(où la productivité américaine est plus basse)
dépériraient, et celles où le coût est
inférieur (où la productivité est supérieure)
se développeraient. En libre-échange, les
horlogeries suisses augmenteraient leurs ventes sur le marché
américain, et les ventes de leurs concurrents américains
s'amenuiseraient. Mais ce n'est qu'un aspect des conséquences
du libre-échange. Vendant et produisant davantage, les
Suisses gagneraient et achèteraient davantage. Peu
importe qu'eux-mêmes, dans cette situation, achètent
davantage de produits des autres industries américaines, ou
qu'ils augmentent leurs achats à l'intérieur ou dans
d'autres pays, par exemple en France. Quoi qu'il arrive, l'équivalent
du surplus de dollars qu'ils gagneraient doit finalement parvenir aux
États-Unis et augmenter les ventes de certaines industries
américaines. Si les Suisses ne veulent pas céder pour
rien leurs produits, en faire un cadeau sans contrepartie,
ils doivent dépenser les dollars
reçus en achetant quelque chose. L'opinion contraire, très
répandue, est due à l'idée illusoire que
l'Amérique pourrait augmenter ses achats de produits
importés en réduisant le total des encaisses liquides
des citoyens. C'est la célèbre illusion selon laquelle
les gens achètent sans se soucier de leur encaisse liquide,
comme si l'existence même d'encaisses liquides résultait
de ce qu'il y a un reste inutilisé, faute de quelque chose à
acheter en plus. Nous avons déjà montré comment
cette doctrine mercantiliste est entièrement fausse 6. Ce que la protection douanière a
pour conséquence dans le domaine des taux de salaires et du
niveau de vie des salariés est quelque chose de tout
différent. En un monde où il y a liberté
des échanges quant aux marchandises, alors que les mouvements
de main-d'uvre et les investissements étrangers
sont entravés, il se produit une tendance à
l'établissement d'une relation déterminée entre
les salaires payés, dans les divers pays, pour la même
nature et la même qualité de travail. Il ne peut pas y
avoir tendance à l'égalisation des taux de salaires.
Mais le prix final à payer pour le travail dans divers pays se
présente dans une certaine relation numérique. Ce prix
final est caractérisé par le fait que tous ceux qui
cherchent à gagner des salaires trouvent un emploi, et tous
ceux qui cherchent à engager des travailleurs sont en
mesure d'embaucher autant de personnes qu'ils en ont besoin. Il y a « plein
emploi ». Supposons qu'il n'y ait que deux pays
en tout la Ruritanie et la Lapoutanie. En Ruritanie, le taux
final de salaires est le double de ce qu'il est en Lapoutanie.
Maintenant, le gouvernement ruritanien instaure l'une de ces mesures
que l'on dit à tort favorables à la main-d'uvre.
Elle fait porter aux employeurs une charge dont le poids est
proportionnel à l'effectif des travailleurs employés.
Par exemple, elle réduit les heures de travail sans permettre
une diminution correspondante des salaires hebdomadaires. Le
résultat est une baisse de la quantité des biens
produits et une hausse du prix unitaire de chaque marchandise. Le
salarié dispose de plus de loisir, mais son niveau de vie est
amputé. Que pourrait-il résulter d'autre d'une
diminution générale du volume des biens disponibles ? Cet événement concerne la
situation intérieure ruritanienne. Il se produirait même
en l'absence de tout commerce avec l'extérieur. Le fait que la
Ruritanie n'est pas autarcique, mais qu'elle achète et vend à
la Lapoutanie, n'en change pas les caractères essentiels. Mais
il affecte la Lapoutanie. Comme les Ruritaniens produisent et
consomment moins, ils achèteront moins aux Lapoutaniens. Il
n'y aura pas en Lapoutanie une baisse globale de la production. Mais
certaines industries qui produisaient
pour exporter en Ruritanie vont devoir
désormais se tourner vers le marché lapoutanien. La
Lapoutanie verra baisser son commerce extérieur ; bon gré
mal gré, elle va devenir plus autarcique. C'est là une
bénédiction, aux yeux des protectionnistes. En réalité,
cela signifie une détérioration du niveau de vie ; des
productions plus coûteuses en remplaceront de moins coûteuses.
Ce dont la Lapoutanie fait l'expérience est la même
chose qui arriverait aux résidents d'un pays autarcique si
quelque cas de force majeure venait à amputer la productivité
de l'une de ses industries. Dans toute la mesure où existe une
division du travail, tout le monde subit les conséquences
d'une baisse d'apport au marché du fait de certains. Toutefois, ces conséquences
finales inexorables sur le plan international de la nouvelle loi
ouvrière en Ruritanie n'affectent pas les diverses branches de
l'industrie lapoutanienne de même manière. Une série
d'étapes doit se produire dans l'une et l'autre nation jusqu'à
ce qu'une adaptation complète de la production soit réalisée
par rapport aux nouvelles données. Ces effets à court
terme diffèrent des effets à long terme. Ils sont plus
spectaculaires à court terme qu'à long terme.
Alors que presque personne ne saurait omettre de remarquer les effets
à court terme, seuls les économistes sont en mesure de
voir ceux à long terme. Pendant qu'il est assez facile de
cacher au public les effets à long terme, il faut faire
quelque chose à l'égard des effets à court terme
aisément discernables, sans quoi l'enthousiasme en faveur de
la prétendue loi favorable aux ouvriers disparaîtra. Le premier effet à court terme
se manifeste par l'affaiblissement de la capacité
concurrentielle de certaines branches de production ruritaniennes,
par rapport à celles de Lapoutanie. Etant donné que les
prix montent en Ruritanie, il devient possible à certains
Lapoutaniens de développer leurs ventes en Ruritanie. C'est
seulement un effet momentané ; au bout du compte, les ventes
totales de toutes les industries lapoutaniennes en Ruritanie auront
baissé. Il est possible qu'en dépit de cette baisse
globale des exportations lapoutaniennes, certaines des industries de
Lapoutanie voient leurs ventes augmenter de façon durable
(cela dépendra de la nouvelle configuration des coûts
comparatifs). Mais il n'y a pas de corrélation nécessaire
entre ces effets à long et à court terme. Les
adaptations graduelles, pendant la période de transition,
engendrent des changements kaléidoscopiques des diverses
situations, et ces situations momentanées peuvent
différer totalement de la configuration finale. Cependant,
l'attention d'un public à courte vue est complètement
accaparée par ces effets immédiats. L'on entend les
hommes d'affaires défavorisés se plaindre que la
nouvelle législation ruritanienne fournisse aux Lapoutaniens
la possibilité de pratiquer des baisses de prix à la
fois en Ruritanie et en Lapoutanie. L'on voit certains entrepreneurs
ruritaniens obligés de réduire leur production et de
licencier des salariés. Et l'on commence à soupçonner
que quelque chose cloche dans le
raisonnement des soi-disant « non-conformistes dévoués
aux travailleurs ». Mais le tableau est différent
s'il y a en Ruritanie un tarif douanier assez élevé
pour empêcher les Lapoutaniens d'étendre, même
momentanément, leurs ventes sur le marché
ruritanien. Dans ce cas, les effets précoces les plus
spectaculaires de la nouvelle mesure sont masqués de telle
sorte que le public n'en prend pas conscience. Les effets à
longue échéance, bien entendu, ne peuvent être
évités. Mais ils se produisent par une autre séquence
d'effets précoces, moins choquante parce que moins visible. La
propagande vantant les « conquêtes sociales »
assurées par le raccourcissement du temps de travail ne
se trouve pas réfutée par l'apparition immédiate
d'effets que tout le monde et surtout les chômeurs
considère comme indésirables. La principale fonction des tarifs
douaniers et autres systèmes protectionnistes
d'aujourd'hui est de déguiser les effets réels des
politiques interventionnistes décidées en vue des
relever le niveau de vie du grand nombre. Le nationalisme économique
est le complément nécessaire de ces politiques
populaires qui prétendent améliorer la situation
matérielle des salariés, alors qu'en fait elles la
dégradent 7. Ainsi qu'on l'a montré, il y a
des cas où une mesure restrictive est capable d'atteindre le
but en vue duquel on l'applique. Si ceux qui recourent à cette
mesure pensent que la réalisation de cet objectif est plus
importante que les inconvénients qu'entraîne la
restriction c'est-à-dire la diminution de
quantité des biens matériels disponibles pour être
consommés alors le recours à la restriction est
justifié du point de vue de leurs jugements de valeur. Ils
acceptent des coûts et payent un prix en vue d'obtenir quelque
chose qu'ils évaluent plus haut que ce qu'il leur faut
dépenser, ou à quoi il leur faut renoncer. Personne, et
notamment le théoricien, n'est en mesure de discuter avec
eux de la justesse de leurs jugements de valeur. La seule façon correcte de
considérer les mesures restreignant la production est d'y voir
des sacrifices consentis pour atteindre certains objectifs. Ce sont
des quasi-dépenses publiques et de la
quasi-consommation. Elles constituent une façon
d'employer des choses qui auraient pu être produites et
consommées d'une certaine manière, en vue d'atteindre
certaines autres fins. Ces choses-là sont empêchées
de venir à l'existence ; mais les auteurs de ces mesures
estiment précisément que cette
quasi-consommation est préférable
à l'accroissement du volume des biens disponibles
qu'aurait entraîné la mise à l'écart de la
mesure restrictionniste. A l'égard de certaines mesures
restrictives ce point de vue est universellement admis. Si un
gouvernement décrète qu'une étendue de
territoire doit être maintenue en son état comme parc
national, et soustraite à toute autre utilisation, personne ne
qualifiera cette mesure d'autre chose que d'une dépense
publique. Le gouvernement prive les citoyens de l'accroissement
de productions diverses possibles sur ce territoire, afin de leur
fournir d'autres satisfactions. Il s'ensuit que la restriction de
production ne peut jamais jouer qu'un rôle de complément
subalterne du système de production. L'on ne peut édifier
un système d'activité économique qui ne se
composerait que de mesures restrictives. Aucun ensemble de telles
mesures ne peut être agencé en un système
économique intégré. Elles ne peuvent former un
système de production. Elles relèvent de la sphère
de la consommation, non de celle de la production. En examinant les problèmes de
l'interventionnisme, nous cherchons à voir ce que valent les
affirmations des partisans de l'intervention gouvernementale
dans l'activité économique, lorsqu'ils prétendent
que leur système présente une alternative aux autres
systèmes économiques. L'on ne peut raisonnablement
soutenir cela à l'égard des mesures restreignant la
production. Le mieux qu'elles puissent faire est de réaliser
effectivement une réduction de la production et de la
satisfaction. Les richesses sont produites moyennant l'apport d'un
certain volume de facteurs de production. Si l'on ampute ce
volume, l'on n'accroît pas mais l'on diminue au contraire celui
des biens produits. Même en supposant que les fins visées
par une réduction forcée des heures de travail puissent
être atteintes par un tel acte d'autorité, ce ne serait
pas une mesure de production. C'est invariablement un moyen d'amputer
la production globale. Le capitalisme est un système de
production en société. Le socialisme, à ce que
disent les socialistes, est aussi un système de production en
société. Mais en ce qui concerne les mesures
restreignant la production, même les interventionnistes ne
peuvent élever une telle prétention. Ils peuvent
seulement dire que dans le système capitaliste il y a trop de
production et qu'ils veulent empêcher la production de cet
excédent afin de poursuivre d'autres fins. Ils doivent
eux-mêmes reconnaître qu'il y a des bornes à
l'imposition de restrictions. La science économique n'affirme
pas que la restriction est un mauvais système de production.
Elle affirme que ce n'est en rien un système de production,
mais plutôt un système de quasi-consommation. La
plupart des objectifs que se proposent les interventionnistes ne
peuvent être atteints par ce moyen. Mais même là
où les mesures restrictives sont propres
à atteindre les fins
recherchées, elles restent simplement restrictives 8.
La large popularité dont jouit de nos jours le restrictionnisme est due
au fait que les gens n'en discernent pas les conséquences.
Quand le public considère la question d'un raccourcissement du
temps de travail par voie gouvernementale, il ne se rend pas compte
du fait que le total de la production baissera forcément, et
qu'il est fort probable que le niveau de vie des salariés a
toutes chances de baisser aussi. C'est un dogme des
« non-conformistes » actuels, qu'une telle mesure « en
faveur » des ouvriers est pour ces derniers un gain social,
dont le coût retombera entièrement sur les
employeurs. Quiconque conteste ce dogme est vilipendé, traité
de cynique défenseur des prétentions iniques
d'exploiteurs sans entrailles, et traqué sans pitié.
L'on donne à croire qu'il veut réduire les salariés
à la misère et aux longues heures de travail des
premiers temps de l'industrialisation moderne. En regard de ces diffamations, il est
important de souligner encore que ce qui produit la richesse et le
bien-être, c'est la production et non pas la restriction.
Que dans les pays capitalistes le salarié moyen consomme plus
de biens et peut se payer davantage de loisirs que ses ancêtres ;
et que s'il peut fournir aux besoins de sa femme et de ses enfants
sans avoir besoin de les envoyer travailler, tout cela n'est pas
conquêtes du gouvernement et des syndicats. C'est le fruit
du fait que les entreprises en quête de profit ont accumulé
et investi plus de capital et ainsi accru la productivité
marginale du travail. 1
Les profits et pertes d'entreprise
ne sont pas affectés par la législation du travail
parce qu'ils dépendent entièrement de l'ajustement plus
ou moins réussi de la production aux changements intervenus
sur le marché. A l'égard de ces changements, la
législation du travail compte seulement en tant que facteur
les provoquant. 3
Ce genre de logique a été
manifesté par certains philosophes nazis. Voir Sombart,
A New Social Philosophy, pp. 242 à 245. 8
En ce qui concerne les objections
soulevées contre cette thèse du point de vue de l'effet
Ricardo, voir ci-dessous, pp. 812
à 815.4 / De la restriction en tant que système économique
Notes