Édition française : Presses Universitaires de France (1985)
par Ludwig von Mises
traduit par Raoul Audouin
Faire fonctionner l'appareil social de contrainte et répression, cela exige de dépenser du travail et des biens. Dans un régime libéral de gouvernement ces dépenses sont faibles par rapport à la somme des revenus privés. Plus le gouvernement étend son champ d'action, plus ce budget s'accroît.
Si le gouvernement lui-même exploite des installations industrielles et agricoles, des forêts et des mines, il peut envisager de couvrir tout ou partie de ses besoins financiers grâce aux intérêts et profits gagnés. Mais en général la conduite d'entreprises économiques par l'État est si peu efficace qu'elle produit plus de pertes que de profits. Le gouvernement doit recourir à la fiscalité, c'est-à-dire qu'il doit prélever ses revenus sur ses sujets en les obligeant à lui céder une partie de leur richesse ou de leur revenu.
Un système « neutre » d'imposition est concevable, c'est-à-dire un système qui ne détournerait pas le marché des directions dans lesquelles il se développerait en l'absence de toute imposition. Toutefois, ni la vaste littérature sur les questions fiscales, ni les politiques suivies par les gouvernements, n'ont consacré beaucoup d'attention au problème de l'impôt neutre ; l'on s'est beaucoup plus préoccupé de trouver l'impôt juste.
L'impôt neutre n'affecterait la situation des citoyens que dans la mesure où une partie du travail et des ressources matérielles doit être absorbée par l'appareil gouvernemental. Dans la construction imaginaire de l'économie fonctionnant en rythme uniforme, le Trésor public lève continuellement des impôts et dépense tout ce qu'il en reçoit, ni plus ni moins, pour couvrir le coût des diverses activités des exécutants du gouvernement. Une partie du revenu des citoyens est drainée par les dépenses publiques. Si nous supposons que, dans cette économie en rythme constant, il règne une parfaite égalité des revenus, telle que le revenu de chaque ménage soit proportionnel au nombre de ses membres, deux impôts neutres sont possibles : la capitation ou taxe par tête, et l'impôt proportionnel sur le revenu. Dans l'hypothèse considérée il n'y aurait entre les deux aucune différence. Une partie du revenu de chaque citoyen serait absorbée par la dépense publique, et il n'y aurait aucun effet secondaire engendré par la fiscalité.
Une économie évolutive est tout à fait différente de ce modèle imaginaire de l'économie en rythme uniforme avec égalité des revenus. Des changements continuels et l'inégalité des richesses et revenus sont des traits essentiels et nécessaires de l'économie mouvante de marché, seul système réel et opérant de l'économie de marché. Dans le cadre d'un tel système, une fiscalité neutre ne peut exister. L'idée même d'impôt neutre est aussi irréalisable que celle de monnaie neutre. Cependant, bien entendu, les raisons pour lesquelles la non-neutralité est inévitable, sont autres dans le cas des impôts et dans le cas de la monnaie.
Un impôt de capitation taxant chaque citoyen également et uniformément sans égard à l'importance de son revenu et de son patrimoine pèse plus lourdement sur ceux dont les ressources sont modérées que sur ceux qui en ont de plus larges. Elle ampute la production des articles consommés par le grand nombre, plus fortement que celle des articles consommés surtout par les citoyens les plus riches. D'autre part, elle a pour effet de moins diminuer l'épargne et la formation de capital qu'une imposition plus lourde des citoyens les plus riches. Elle ne ralentit pas la tendance à la baisse de la productivité marginale des capitaux matériels par rapport à la productivité marginale du travail, autant qu'une fiscalité frappant spécialement les revenus et patrimoines les plus importants, et donc retarde moins la tendance à la hausse des taux de salaires.
Les politiques effectivement suivies
par tous les pays sont actuellement guidées exclusivement par l'idée
que les impôts doivent être répartis suivant la « capacité de
paiement » de chaque citoyen. Dans les considérations qui ont finalement conduit à
l'acceptation générale du principe de « capacité
contributive », il y eut une vague idée qu'en imposant plus lourdement
les gens aisés que ceux de ressources modestes, l'on rendrait l'impôt quelque
peu plus neutre. Quoi qu'il en soit, il
est certain que toute référence à la neutralité de l'impôt a
été rapidement écartée. Le principe de la
capacité contributive fut élevé à
la dignité de postulat de justice sociale. Dans la mentalité courante, les
objectifs fiscaux et budgétaires de l'impôt ne sont que d'importance secondaire. La
fonction primordiale de l'impôt consiste à réformer la situation
sociale selon la justice. De ce point de vue, un impôt est jugé d'autant plus
satisfaisant qu'il est moins neutre, et qu'il sert davantage d'instrument pour détourner
la production et la consommation des directions où un marché
non entravé les aurait guidées.
L'idée de justice sociale
impliquée par le principe de la capacité contributive
est celle d'une parfaite égalité financière de
tous les citoyens. Aussi longtemps qu'une quelconque inégalité
subsiste entre revenus et entre patrimoines, l'on peut tout aussi
valablement soutenir que les plus gros quelque bas qu'en soit
le niveau en valeur absolue révèlent un excès
de capacité contributive qu'il convient de confisquer, ou bien
soutenir que toute inégalité existant entre revenus et
entre fortunes témoigne d'une différence dans la
capacité. Le seul point d'arrêt logique pour la doctrine
de la capacité contributive réside dans une complète
égalisation des revenus et des patrimoines par la confiscation
de tout ce qui dépasse le montant détenu au plus bas de
l'échelle 1. L'idée de taxation totale est
l'antithèse de celle d'impôt neutre. L'imposition totale
prélève confisque tous les revenus et
toutes les richesses. Après quoi le gouvernement, sur le
trésor commun ainsi constitué, donne à chacun
une allocation pour couvrir les frais de sa subsistance. Ou, ce qui
revient au même, le gouvernement en levant l'impôt en
exempte le montant qu'il considère comme la part congrue de
tout un chacun, et complète la part de ceux qui ont moins que
cette portion congrue. L'on ne peut pousser, en pensée,
l'imposition totale jusqu'à ses dernières conséquences
logiques. Si les entrepreneurs et capitalistes ne tirent aucun
avantage personnel, ou ne subissent aucun dommage personnel, selon la
façon dont ils utilisent les moyens de production, ils
deviennent indifférents en ce qui concerne les diverses
conduites possibles. Leur fonction sociale s'évanouit, et ils
deviennent des administrateurs irresponsables et inattentifs de
la propriété publique. Ils ne sont plus tenus d'adapter
la production aux désirs des consommateurs. Si les revenus
seuls sont absorbés par l'impôt tandis que le capital
financier de la firme est exempté, c'est une incitation aux
propriétaires à consommer une part de leur patrimoine
et donc à léser les intérêts de tous. Une
fiscalité totale des revenus serait un moyen fort maladroit de
transformer le capitalisme en socialisme. Si l'imposition totale
affecte la fortune aussi bien que le revenu, ce n'est plus désormais
une contribution, c'est-à-dire un moyen de collecter
le revenu de l'État dans une économie de marché ; cela
devient une mesure de passage au socialisme. Une fois poussée
à son terme, le socialisme a pris la place du capitalisme. Même considérée
comme une méthode pour réaliser le socialisme, la
fiscalisation totale est discutable. Certains socialistes ont lancé
des plans
de réforme fiscale
prosocialiste. Ils recommandaient un impôt de 100% sur les
successions et les donations, ou encore d'absorber par l'impôt
la totalité de la rente foncière et de tout ce qu'ils
appellent les « revenus non gagnés », c'est-à-dire
tout revenu non tiré d'un travail manuel accompli. Il est
superflu d'examiner ces projets. Il suffit de savoir qu'ils sont
absolument incompatibles avec le maintien d'une économie
de marché. Les objectifs fiscaux de l'imposition
et ses objectifs non fiscaux se contrarient mutuellement. Considérons, par exemple, les
droits d'accise sur les spiritueux. Si on les regarde comme une
source de revenus pour l'État, plus ils rapportent, meilleurs ils
sont. Bien entendu, comme l'impôt augmente forcément le
prix de la boisson, il en diminue la vente et la consommation. Il
faut rechercher expérimentalement le taux d'impôt qui
correspond au revenu maximum. Mais si l'on envisage les droits sur
l'alcool comme un moyen de réduire le plus possible la
consommation, le taux le plus fort est préférable.
Poussé au-delà d'un certain seuil, l'impôt
fait diminuer considérablement la consommation, mais le
revenu baisse en même temps. Si l'impôt atteint
pleinement son objectif non fiscal en détournant complètement
les gens de consommer des boissons alcoolisées, le revenu est
nul. Il ne sert plus à rien sous l'angle fiscal, son effet est
purement prohibitif. Tout cela vaut également, non seulement
pour toutes les sortes d'impôt indirect mais aussi pour l'impôt
direct. Les impôts discriminatoires sur les sociétés
et les grandes entreprises, si on les poussait au-dessus d'une
certaine limite, provoqueraient la disparition totale des sociétés
et grandes entreprises. Les prélèvements sur le
capital, les droits de transmission en matière de successions
et de biens fonciers, les impôts sur le revenu sont de même
destructeurs de leur propre assiette lorsque leur taux est exagéré. Il n'y a aucune solution au conflit
insurmontable entre les objectifs fiscaux et non fiscaux de l'impôt.
Comme le Chief Justice Marshall l'a pertinemment remarqué, le
pouvoir de taxer est en même temps pouvoir de détruire.
Ce pouvoir peut être employé pour détruire
l'économie de marché, et c'est, chez beaucoup de
gouvernements et de partis, une ferme intention que de s'en servir
dans ce but. Dans la mesure où le socialisme se substitue au
capitalisme, le dualisme de deux domaines d'action coexistants et
distincts disparaît. Le pouvoir politique engloutit le champ
entier des actions autonomes de l'individu, et devient totalitaire.
Il cesse de dépendre pour ses ressources financières
des moyens soutirés aux citoyens. Il n'existe plus de
distinction entre les fonds publics et les fonds privés. La fiscalité est un problème
intrinsèque de l'économie de marché. C'est l'un des caractères
distinctifs de l'économie de marché, que le
gouvernement n'y entrave point les phénomènes de
marché, et que son appareil technique reste si limité
que son entretien n'absorbe qu'une part modeste de la somme totale
des revenus des citoyens. Dans une telle situation, les impôts
sont le véhicule approprié fournissant au pouvoir les
fonds qui lui sont nécessaires. Ils sont appropriés,
parce qu'ils sont modérés et ne dérangent pas
sensiblement la production et la consommation. Si les impôts
gonflent au point d'excéder une limite modérée,
ils cessent d'être des contributions fiscales et deviennent des
outils de destruction de l'économie de marché. Cette métamorphose des impôts
en armes subversives est ce qui marque actuellement les finances
publiques. Nous ne nous mêlons aucunement des jugements de
valeur totalement arbitraires que l'on formule en réponse à
la question de savoir si une forte pression fiscale est un fléau
ou quelque chose de bienfaisant, ou si les dépenses couvertes
au moyen de ces recettes sont ou non sages et fructueuses 2. Le fait
qui compte seul est que plus la pression fiscale augmente, moins elle
est compatible avec le maintien d'une économie de marché.
Nous n'avons pas à chercher si oui ou non il est exact que « jamais
pays ne s'est trouvé ruiné par de larges
dépenses publiques faites par le public et pour le public » 3.
Ce qui est indéniable, c'est que l'économie de marché
peut être démolie par de grosses dépenses
publiques, et que telle est l'intention de beaucoup. Les hommes d'affaires se plaignent du
caractère oppressif d'une lourde fiscalité. Les hommes
d'État sont inquiets du danger de « manger le blé en
herbe ». Mais le vrai problème crucial de la fiscalité
doit être vu dans le paradoxe suivant : plus les impôts
augmentent, plus ils sapent l'économie de marché et,
parallèlement, le système fiscal lui-même.
Lorsqu'on fait cette constatation, il devient évident
qu'à la fin du compte il y a incompatibilité entre le
maintien de la propriété privée et des mesures
de confiscation. Chaque impôt considéré en
lui-même, et de même l'ensemble du système
fiscal d'un pays, se détruit lui-même en dépassant
un certain niveau des taux de prélèvement. Les diverses méthodes
d'imposition qui peuvent être employées pour la
régulation de l'économie c'est-à-dire
comme instruments d'une politique interventionniste peuvent
être classées en trois groupes. Nous ne nous occuperons pas de la
troisième catégorie, puisque c'est simplement un moyen
de réaliser le socialisme, et comme tel est hors du champ de
l'interventionnisme. La première catégorie ne
diffère pas, dans ses effets, des mesures restrictives
étudiées dans le chapitre suivant. La deuxième catégorie
englobe les mesures confiscatoires dont traite le chapitre XXXII. 1
Voir Harley
Lutz ; Guideposts to a Free Economy, Néw York, 1945, p. 76. 2
C'est la méthode habituelle
de traiter les problèmes de finances publiques. Voir entre
autres Ely, Adams, Lorenz et Young, Outlines of Economics,
3e éd.,
New York, 1920, p. 702. 3
Même référence.2 / L'imposition totale
3 / Objectifs fiscaux et non fiscaux de l'impôt
4 / Les trois catégories
d'interventionnisme fiscal
Notes