Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre III — Création d'emplois par de nouveaux investissements

 

Aux époques de crise on essaie de suppléer au défaut d'investissements privés par des plans de grands travaux d'intérêt public. Lorsqu'il est possible de créer des entreprises avec une bonne rentabilité et un risque minime et qu'il se trouve des capitaux disponibles, on n'a pas besoin de la politique de travaux publics. Cette politique commence seulement lorsqu'un des facteurs en question fait défaut ; par exemple, si la rentabilité est inexistante ou le risque trop grand pour l'entrepreneur, ou s'il n'y a pas de capitaux disponibles. Il semble bien qu'en Europe Centrale les trois facteurs indispensables à la création de grandes entreprises privées fassent défaut, tandis que dans les pays occidentaux le défaut d'investissements privés s'explique surtout par le risque et l'insuffisance de la rentabilité.

A. Le risque et la rentabilité

En Amérique on a trouvé pendant longtemps une offre abondante de crédit à un taux extraordinairement bas, mais les entrepreneurs hardis manquaient. D'où les programmes des grands travaux gouvernementaux. L'absence d'investissements privés n'avait pas induit les hommes à réfléchir à ses causes — c'est-à-dire à l'absence d'affaires rentables, — mais il a provoqué un appel aux investissements d'État. En Europe Centrale le problème du financement est bien plus compliqué encore ; ce qui manque là-bas, ce n'est pas seulement la rentabilité et la sécurité pour le capital ; il y a une vraie pénurie de capital. En plus de la situation politique instable, les risques sont énormes en raison des impôts inhumains (qui finissent parfois par des confiscations intégrales du capital), de l'inconstance de la politique commerciale des États ; de leur politique douanière qui fait augmenter sans cesse les frais de la production et diminuer les possibilités d'écoulement ; enfin du contrôle des devises introduit récemment et des nombreuses interventions dans le régime contractuel privé. Pour ramener le risque à ses proportions normales il aurait fallu renoncer à l'augmentation des taxes et des impôts, à l'augmentation des tarifs douaniers et autres barrières économiques, renoncer aux interventions de l'État dans le régime de payements et dans le droit privé.

Rétablir la rentabilité des entreprises privées, telle devrait être la vraie tâche d'une politique efficace de création d'emplois. La solution de ce problème, sous le mot d'ordre de "diminution des frais de la production", est maintenant universellement recherchée. (Voir chapitre V).

Mais c'est une erreur regrettable que de croire que la rentabilité des entreprises peut être assurée par les subventions et les protections (par exemple par la protection douanière). D'abord, quand on cherche à résoudre le problème du rendement des entreprises par le moyen des subventions, cela prouve qu'on ne comprend pas le rôle même de la rentabilité dans la vie économique. De plus, ce système de donations entraîne dès le début une hausse des frais de la production et une baisse du rendement pour toutes les autres entreprises du pays. Tant qu'on accorde des subventions soit par des donations d'argent, soit par la préférence pour les commandes gouvernementales, les dépenses de l'État augmentent et doivent être récupérées ailleurs. Tant qu'on accorde la protection douanière, celle-ci augmente les frais des industries transformatrices et diminue les débouchés des industries d'exportation. Tous ces artifices destinés à augmenter le rendement de quelques entreprises se soldent par un préjudice énorme pour les autres domaines de l'économie.

Il existe actuellement une forte tendance à vouloir renoncer à l'initiative privée en faveur des grands travaux gouvernementaux dont la productivité est supposée certaine ; on croit pouvoir éviter ainsi le problème de la rentabilité. Certes, nul ne contestera l'utilité des nouvelles routes nationales, des canaux, des ports et des moyens de transport publics. La difficulté consiste seulement en ceci que l'on ne peut escompter cette utilité pour l'économie nationale, c'est-à-dire que l'on ne peut calculer la rentabilité. Un investissement rentable doit contribuer constamment aux ressources financières du pays grâce à l'amortissement du capital investi et aux intérêts qu'il rapporte. Un investissement dont le rendement ne permet pas une reconstitution constante du capital investi ne saurait être productif. Et la plupart des grands travaux ne permettent pas cette reconstitution ; on peut donc se demander si le capital employé ainsi n'est pas du capital gaspillé. Il nous reste maintenant à examiner si un tel emploi du capital peut procurer un surcroît de travail.

B. Le financement au moyen de l'inflation

Tant que les capitaux nécessaires à l'investissement sont fournis en totalité ou en partie par la banque d'émission, ou grâce à l'appui de celle-ci, tous les plans de création d'emplois ne sont que des tentatives de démarrage au moyen de l'extension des crédits. Nous avons parlé de ces tentatives dans le chapitre II. Cette extension des crédits se fait généralement sous forme d'achat de traites et titres ou de prêts sur titres par les banques.

L'achat de traites par la banque d'émission est autorisé dans tous les pays, mais pas en quantité illimitée. Lorsque le commerçant A doit de l'argent au commerçant B et lui donne une traite, B peut se procurer de l'argent avant l'échéance du paiement en "faisant escompter" la traite. Les banques achètent les traites (en déduisant les intérêts jusqu'au jour de l'échéance). La banque d'émission fait imprimer des billets et les donne en échange de ces traites. Des traites sont généralement présentées pour l'encaissement après trois mois ; pendant ce temps la banque escompte d'autres traites, si bien qu'on se peut guère parler du "retour" des nouveaux billets. Si la banque d'émission escompte davantage de traites qu'elle n'en présente pour l'encaissement durant la même période, la circulation des billets augmente.

Un autre moyen d'augmenter la circulation des billets, consiste dans l'achat ou le prêt sur titres, par exemple sur les emprunts d'État ou autres obligations. Ces prêts s'accordent généralement sur les valeurs d'État. Les peuples d'Europe n'ont été que trop familiarisés avec ce procédé pendant et après la guerre. En Amérique, l'achat des valeurs d'État par les banques est encore la méthode la plus usitée pour augmenter le volume de la circulation monétaire.

Si l'on ne veut pas dévoiler le rôle de la banque d'émission dans le financement d'un investissement, il est facile de faire les choses discrètement. Par exemple on promet aux fournisseurs d'étoffes, de machines ou d'autres objets nécessaires à l'investissement de les payer avec les traites qui seront escomptées par les banques ; et l'on promet aux banques de faire réescompter ces traites par la banque d'émission, c'est-à-dire de leur donner de nouveaux billets de banque en échange de ces traites. Et comme l'échéance des traites est fixée à quatre-vingt-dix jours, on les fait renouveler à plusieurs reprises. Un autre mode de financement consiste à avancer de l'argent sur les obligations d'une Société de services publics. Ces sociétés émettent des obligations que les banques acceptent comme gages de prêts et repassent à leur tour à la banque d'émission qui leur donne des billets. Ou encore ces entreprises émettent des bons, avec l'autorisation du gouvernement, et se font avancer de l'argent sur ceux-ci. Dans certains pays la banque d'émission réserve quelques fonds qui servent au financement des investissements ; ailleurs on fonde d'autres sociétés de financement dont les capitaux proviennent de la banque d'émission. On peut — si on y tient — faire les opérations financières d'une façon si discrète que le public ne se doute pas que les sommes en question proviennent uniquement de l'extension des crédits accordés par la banque d'émission.

S'il est vrai que le financement au moyen de l'inflation se pratique le plus souvent par la banque d'émission, ou grâce à son appui, il existe cependant d'autres méthodes d'inflation. L'une des plus simples est encore l'émission, par les pays ou les communes, du papier-monnaie ou des billets. Peu importe si ces billets s'appellent "monnaie", "assignats", "bons", "certificats de travail" ou autrement. Lorsque ces billets circulent et sont acceptés par les vendeurs, ils font fonction d'argent, et leur circulation et leur accroissement constitue l'inflation.

De même, il importe peu que cet argent soit imprimé sur du papier ou frappé sur du métal. L'émission de monnaies de toutes sortes — cuivre, nickel, argent — n'en constitue pas moins une inflation. Que l'État émette des billets ou de la monnaie de billon, la circulation augmente ; la seule différence est que le papier ne coûte presque rien à l'État, tandis que le métal n'est pas aussi bon marché. Dans tous les cas le "bénéfice de frappe" de l'État constitue la majeure partie de la valeur nominative de la monnaie.

L'échange de la monnaie d'argent contre la monnaie de nickel rapporte naturellement un bénéfice à l'État sans entraîner de phénomènes inflationnistes. L'État fait rentrer la monnaie d'argent pour la faire fondre et vendre le métal ; il la remplace par la monnaie de nickel qui est meilleur marché que l'argent ; la différence entre les prix de ces deux métaux fait le bénéfice de l'opération. Mais ces bénéfices ne sont pas très considérables.

Par contre, l'échange des billets de banque contre la monnaie ne rapporte pas de bénéfice parce que le métal est plus cher que le papier. Et si parfois on propose un tel échange en vue d'un prétendu bénéfice de frappe, on est dans l'erreur complète. Si l'État achète du métal, frappe la monnaie, donne cette monnaie en échange des billets et détruit lesdits billets, il fait une mauvaise affaire. Il n'obtient rien de cet échange, il ne fait que gaspiller de l'argent en achetant le métal. Mais s'il ne détruit pas le papier-monnaie rendu en échange des monnaies, et s'il le fait circuler d'une façon quelconque, alors l'inflation est inévitable ; en ce cas il est évident que la circulation augmente, car elle comprend et la nouvelle monnaie et les billets. (L'inflation ne serait évitée que si la banque d'émission faisait rentrer des billets pour une somme égale à celle que l'État émettait sous forme de monnaies. L'État serait en possession d'argent, mais les clients des banques seraient privés des crédits mis hors de circulation ; à quoi servirait alors un procédé pareil ?)

Les plans d'inflation sont en nombre infini ; les banques d'émission et les politiciens influents reçoivent tous les jours une grande quantité de projets bienveillants qui ont tous pour but de créer des emplois, mais où il s'agit le plus souvent de l'inflation. Et comme beaucoup de politiciens et d'économistes reconnaissent le danger de l'inflation (voir le chapitre sur le démarrage par l'extension des crédits), on cherche aussi le moyen de créer des emplois sans étendre les crédits ni augmenter la circulation des billets.

C. Financement au moyen des impôts

L'État peut trouver de l'argent pour les travaux au moyen des emprunts ou des impôts. Si le gouvernement prend de l'argent aux capitalistes et crée des emplois pour les ouvriers avec cet argent, il ne faut pas s'imaginer qu'on crée ainsi un surcroît de travail ; dans la plupart des cas, les capitalistes auraient également utilisé leur argent. En particulier si les capitalistes prêtent cet argent à intérêt, on peut bien penser qu'il est placé dans une entreprise rentable ; s'il en était autrement leurs débiteurs ne pourraient payer les intérêts. Or, cet investissement rentable n'aura pas lieu du moment que le gouvernement accapare cet argent et en fait autre chose.

D'autre part il est bien possible que si cet argent était resté aux mains du contribuable, il n'aurait pas servi comme capital, tandis que le gouvernement l'emploiera comme tel. Quand l'argent est-il un capital ? Lorsque M. Durand a 100 francs en poche, c'est toujours de l'argent ; est-ce aussi un capital ? cela dépend de l'usage qu'il en fera. S'il a besoin de ces 100 francs pour acheter de la nourriture ou des vêtements, pour payer son loyer ou pour acquérir n'importe quoi pour son usage personnel, cette somme servira seulement comme "pouvoir d'achat du consommateur". Mais s'il porte ces 100 francs à la caisse d'épargne qui les prêtera à un entrepreneur, ou s'il dépense dans sa propre entreprise, par exemple pour payer les salaires ou pour acheter des outils ou du matériel, alors ces 100 francs sont un "capital". Une somme d'argent ne constitue donc un capital que si celui qui en dispose l'emploie non pas pour la consommation, mais pour l'acquisition ou la production. Une partie de l'argent est toujours destinée à la consommation, et une autre partie fait fonction de capital. A condition que la masse monétaire reste invariable, on peut dire : Lorsque la part destinée à la consommation augmente, le capital diminue (consommation du capital), et lorsque la part employée comme capital augmente, on est obligé de renoncer en partie à la consommation (formation du capital). Le capital se forme par l'épargne et par la consécration des sommes prélevées sur la consommation (c'est-à-dire des sommes économisées) à la production.

Quand est-il donc possible d'augmenter le capital au moyen des impôts ? Lorsque le contribuable restreint sa consommation à cause des impôts et que le gouvernement place l'argent provenant des impôts sous forme d'investissements qui rapportent ; ainsi, il y a accumulation du capital par l'État. Mais le contraire peut également se produire. Lorsque le contribuable prélève l'argent des impôts non pas sur sa consommation, mais sur les sommes destinées à son commerce, ou s'il diminue d'autant ses économies, et que l'on n'emploie pas l'argent provenant des impôts pour des investissements rentables, alors il y a consommation du capital par l'État. Malheureusement, le deuxième cas est plus fréquent en pratique.

Et même si les investissements de l'État donnaient autant de bénéfices et procuraient autant d'emplois que les investissements tenus en échec par les impôts, il est toujours à craindre que les impôts ne deviennent une inhibition pour la production. Tous les impôts qui font partie des frais de la production mènent à une diminution de la production et par conséquent à l'appauvrissement du marché du travail. (Voir chapitre V/D). Aussi bien peut-on affirmer à juste titre que "la création d'emplois au moyen des impôts" est bien moins probable que "la création d'emplois par la diminution des impôts."

D. Financement au moyen des emprunts intérieurs

Si l'on soutient qu'il est possible de créer du travail avec le capital disponible dans le pays sans le secours d'un extension des crédits, on doit prouver que ce capital est fourni uniquement par les épargnants aux fins de financement des travaux et qu'il n'existerait pas sans ce programme. Mais si la somme de l'épargne est fixe et que l'État emploie une partie de cette somme pour exécuter son programme de travaux il se peut qu'il prive, en ce faisant, les autres branches de la production. En finançant les grands travaux il réduit donc le capital des industries qui existent déjà. La création de nouveaux débouchés pour la main-d'oeuvre se fait donc aux dépens des anciens. Si on pouvait être certain que la population se décidera à l'épargne pour souscrire à l'emprunt, qu'elle prendra l'argent de cet emprunt pour ainsi dire sur sa croûte, alors seulement on pourrait dire que l'emprunt destiné au financement fait plus de bien que de mal.

Il y a un autre cas où un emprunt de financement pourrait être utile ; c'est le cas où l'emprunt serait le seul placement inspirant confiance à de gens économes qui, mettant de côté une partie de leurs revenus, mais se méfiant à un tel point des banques et des caisses d'épargne, des entrepreneurs et de leurs entreprises, qu'il mettent l'argent économisé dans une tirelire ou dans un bas de laine — autrement dit "thésaurisent". Au lieu de thésauriser leur argent, ils le donneraient pour l'emprunt. Il parait bien extraordinaire, à vrai dire, que les gens aussi méfiants aient confiance précisément en cet emprunt — et en rien d'autre.

Bien entendu, mieux vaut investir que thésauriser. Dans l'occurrence l'argent employé pour ces travaux ne sera pas enlevé à une autre branche de la production, mais seulement au bas de laine. Mais il y a autre chose ; le bas de laine contenait peut-être les économies de plusieurs années. Notre bonhomme méfiant y avait peut-être mis de l'argent l'année dernière. Il se pourrait donc que notre emprunt le séduise au point de lui faire sortir tout l'argent thésaurisé depuis longtemps. Ceci est différent. A l'époque où elle se pratiquait, la thésaurisation a bien pu être néfaste pour la production ; ou encore, elle a pu induire la banque d'émission à accorder plus de crédits à l'économie ; mais tout ceci est déjà de l'histoire ancienne. Ce qui est nouveau, c'est le fait que l'argent qui était resté sans emploi pendant tout ce temps, apparaît brusquement dans la circulation. Une telle augmentation de circulation monétaire aura le même effet qu'un accroissement de la circulation monétaire. Faire circuler les vieilles thésaurisations revient au même que de faire imprimer de nouveaux billets.

Le financement par la mise en circulation des thésaurisations antérieures est donc inflationniste ; le financement par la mise en circulation des thésaurisations récentes n'est pas très probable et en tout cas insuffisant ; le financement des grands travaux par l'argent de l'épargne peut être néfaste pour l'offre de capital aux industries existantes.

E. Financement au moyen des crédits étrangers

Lorsque les ressources financières d'un pays sont insuffisantes, les regards se tournent naturellement vers l'étranger. Un afflux de capitaux étrangers pourrait faire du bien à l'économie nationale à tous les points de vue.

Et cependant on observe un fait bizarre : les emprunts étrangers, jadis si en faveur dans tous les pays pauvres en capitaux, sont considérés maintenant d'un oeil désabusé. Depuis que les financiers étrangers sont devenus plus réservés et se permettent même d'exiger le remboursement des crédits anciens, les débiteurs se sont brouillés avec les créanciers. Bien qu'ils ne remboursent les vieilles dettes qu'à contrecoeur ou pas du tout, ils disent qu'ils se moquent des crédits étrangers. Il faut bien croire que le raisin est vert tant qu'il est hors de votre portée. La vérité est que, si les capitaux des pays riches cessaient à tout jamais d'affluer dans les pays pauvres, la différence entre le niveau de vie et les possibilités mêmes de l'existence ici et là-bas reviendrait de plus en plus marquée et tragique. Les riches peuvent économiser plus facilement que les pauvres. Si les pays pauvres voulaient renoncer complètement au soutien des pays riches, il leur faudrait des siècles pour arriver à un niveau de prospérité qu'ils peuvent atteindre en quelques décades avec le secours de l'étranger, même en payant toutes leurs dettes.

Les pays pauvres en capitaux doivent se convaincre de nouveau de l'utilité des crédits étrangers. Mais cela ne veut pas dire qu'ils les obtiendront aussitôt. Il faut offrir aux capitalistes étrangers bien plus de sécurité qu'ils n'en ont aujourd'hui. Tant qu'un pays laisse subsister les interdictions de paiements et le contrôle des devises, les moratoires, les modifications forcées du taux d'intérêt contractuel et autres interventions de toutes sortes dans les contrats privés, il ne peut s'attendre à être abondamment alimenté de capitaux étrangers. Pour faire bénéficier l'économie nationale des capitaux étrangers, il faut d'abord supprimer tous les abus de confiance et les agissements déloyaux.

F. Travaux productifs au lieu d'assistance aux chômeurs

Tout le problème du financement aux fins d'une création de travail peut être résolu d'une façon beaucoup plus simple, selon l'avis de quelques politiciens. Inutile de recourir à l'argent étranger, ou aux capitaux de l'épargne nationale, disent-ils ; inutile de faire appel à l'argent thésaurisé, ou à la planche à billets de la banque d'émission ; on peut simplement employer d'une manière productive l'argent destiné à l'assistance aux chômeurs. Au lieu de leur donner une assistance improductive, au lieu de les payer pour ne pas travailler, faisons les choses utilement, payons les pour du travail.

En soi, l'idée est bonne. Mais sa réalisation n'est possible que dans des limites extrêmement étroites. Certains politiciens n'admettent pas que les chômeurs travaillent pour un salaire égal à leur allocation de chômage ; en effet un tel salaire serait inférieur aux tarifs syndicaux. Voyons donc comment se pose la question à propos des grands travaux d'intérêt public qui ne disposent pas d'autres capitaux que le fonds de secours aux chômeurs.

Il n'existe pas aujourd'hui d'industries ou de productions qui puissent marcher par la main-d'oeuvre seulement, sans outils ni matières premières. Les salaires des ouvriers occupés ne constituent donc jamais 100 % des frais. Dans tous les cas, on cherche des travaux qui nécessitent aussi peu que possible de machines et de matières premières, par exemple la construction des routes ou des canaux. Mais l'addition sera quand même plus élevée qu'on ne se plaît à imaginer. Supposons que l'allocation de chômage pour 100 hommes revienne à environ 3 000 francs par jours, il faut dépenser entre 12 000 et 18 000 francs par jour pour des travaux de construction de routes qui occupent 100 hommes. Avec la moyenne de 15 000 francs par jour on peut donc secourir 100 hommes "productivement" et 500 hommes "improductivement". Celui qui connaît tant soit peu les difficultés et les sacrifices que coûte chaque sou de la caisse de chômage, ne pensera pas un instant à multiplier cette dépense, même si on pouvait créer avec ces travaux les choses les plus magnifiques. L'économie ne peut supporter cette dépense. les plus beaux édifices, les meilleures routes, canaux et chemins de fer sont sans utilité et sans valeur dans une économie en déclin et vouée à la misère.

Le fait que l'emploi de 100 hommes coûte beaucoup plus cher que leur allocation chômage, s'explique en partie par la nécessité d'employer des matériaux et des fournitures, dont la fabrication implique à son tour des frais de main-d'oeuvre. Les frais de l'assistance "productive" comprennent non seulement le salaire des ouvriers employés directement mais aussi celui des ouvriers employés indirectement. En faisant construire les routes on occupe non seulement les ouvriers maçons ou terrassiers, mais aussi mes ouvriers des fabriques de ciment ou d'asphalte. Ceci indique un rapport moins défavorable entre les frais de l'assistance et le nombre des hommes assistés ; mais il ne change rien au principe. Avec les grands travaux on dépense, par jour et par ouvrier, beaucoup plus qu'en accordant simplement l'allocation de chômage, même en tenant compte de la main-d'oeuvre occupée aux "fournitures" ; pour pays qui ne pays qui ne peut se permettre une inflation et qui ne dispose que de moyens limités l'assistance "productive" est donc un luxe bien plus grand que l'assistance "improductive."

Une nouvelle superstition prend pied depuis quelque temps, due à une généralisation injustifiée. Il s'agit là d'une confusion des effets d'un programme de grands travaux proprement dit avec les effets du financement des travaux par le moyen de l'inflation. C'est ainsi que s'est créée la foi en un "multiplicateur", c'est-à-dire une augmentation automatique des effets de la politique des grands travaux. On dit à peu près ceci : "Si vous donnez du travail à 100 chômeurs, vous donnez en même temps du travail à 333 chômeurs." Comment cela peut-il se faire ? Les adeptes de cette foi prétendent que ces nouveaux travailleurs dépenseront leurs salaires en consommant et créeront ainsi une "nouvelle" demande de produits de consommation, qui demander à son tour un accroissement d'emplois. Pour un ouvrier occupé dans ces grands travaux il y aura environ 2,33 ouvriers qui seront embauchés par les industries de produits de consommation.

D'autres adeptes de cette théorie sont moins affirmés dans leur foi et trouvent le rapport 1 : 2,33 trop optimiste ; il estiment que le vrai rapport entre le travail "primaire" et le travail "dérivé" est de 1 : 1. Donc, chaque nouvel ouvrier procure de l'occupation à un autre. Y a-t-il quelque chose de vrai dans cette théorie ?

Malheureusement non, si l'on veut en même temps éviter l'extension des crédits bancaires. La circulation est une propriété naturelle de l'argent. L'argent que le chômeur reçoit à titre d'allocation est dépensé par lui de la même façon et circule tout autant que l'argent qu'un ouvrier reçoit à titre de salaire. Les 100 francs de l'ouvrier occupé à la construction des routes n'ont pas un pouvoir d'achat plus grand que les 100 francs u chômeur. Si un chômeur est occupé ainsi et obtient son allocation précédente en guise de salaire, son pouvoir d'achat n'augmentera pas d'un sou. Mais s'il reçoit davantage que cette allocation, il faut bien que cet excédent provienne d'une source quelconque (Nous ne parlons plus ici de l'inflation mais des impôts, des capitaux d'entrepreneurs, etc.). Le pouvoir d'achat global de l'économie n'a pas augmenté, il n'a été que différemment réparti, et c'est tout. La demande globale n'a pas changé.

La foi en l'effet "boule de neige" du travail artificiellement créé et augmentant soi-disant la consommation est une croyance absolument erronée. En créant des entreprises saines et rentables, on peut élever le pouvoir d'achat dans un avenir lointain, mais pas au moment de la création. Si 100 000 hommes, au lieu de ne rien faire, travaillent pour le même argent à l'élargissement des rues, l'offre et la demande de pain et de vêtements n'en seront pas modifiés dans l'ensemble. Si les 100 000 hommes reçoivent davantage pour ce travail que pour l'ancien chômage, la demande sera seulement différemment répartie parmi la population ; quant à l'offre de pain ou de vêtements, elle peut même diminuer, et entraîner une augmentation de prix, au cas où l'on l'on cherchera les fonds des travaux dans de nouveaux impôts qui pèsent sur la production. Ainsi les choses se passent autrement en réalité qu'en imagination.

G. Les conditions d'une création efficace de travail

Faut-il donc renoncer à toute perspective d'une création efficace de travail ? Non ; mais les chances de succès dépendent de principes qui ne sont guère en faveur et qui sont même considérés comme indésirables. Les organisations patronales et les syndicats ont posé certaines conditions de principe pour la réalisation du programme de travaux. Les organisations patronales disent : "les travaux projetés ne doivent pas comprendre les industries qui pourraient faire de la concurrence aux entreprises existantes." Les organisations ouvrières disent : "L'action projetée ne doit pas entraîner une modification des règlements de travail fixés par les syndicats." Autrement dit, il ne doit y avoir de concurrence ni pour les entreprises existantes ni pour les ouvriers actuellement occupés ; défense d'abaisser par la concurrence soit le prix des produits, soit le prix du travail. Ni diminution des prix, ni diminution des salaires.

Tant qu'on s'en tiendra à ces conditions, on se trouvera perpétuellement devant le fait suivant : avec les fonds disponibles, les prix et les salaires restant fixes, on ne peut occuper qu'un certain nombre maximum d'ouvriers. Si l'État ou une organisation publique prélève une plus grande partie des capitaux d'épargne, il en résultera seulement ceci : une partie des ouvriers sera occupée dans les travaux publics au lieu de travailler dans l'industrie privée puisque les capitaux de celle-ci auront diminué d'autant. Cela ne s'appelle pas créer des emplois, cela s'appelle déplacer les emplois d'une industrie dans une autre ; peut-être même les déplacer d'une industrie rentable dans une industrie qui l'est moins.

Pour créer réellement de nouvelles possibilités de travail sans inflation, deux conditions sont nécessaires ; répartir les fonds donnés — et par conséquent la somme des salaires — sur un plus grand nombre d'ouvriers ; et abaisser les prix des marchandises, pour qu'on puisse en acheter davantage avec le même revenu. Une production moins chère grâce à la main-d'oeuvre moins chère, et les marchandises meilleur marché grâce à la plus grande concurrence entre les producteurs travaillant à meilleur compte, voilà les seules conditions qui pourraient assurer le succès à un programme de création d'emplois. Si ces deux conditions existent, point n'est besoin de programmes.

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