Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre II — Tentatives de démarrage par l'extension des crédits

 

Le démarrage, slogan si à la mode, est emprunté au vocabulaire du machiniste. L'automobiliste peut faire démarrer le moteur "calé". Il n'a qu'à donner quelques tours de manivelle (ou bien appuyer simplement sur le démarreur) pour remettre le moteur en marche ; seul l'allumage est nécessaire, et la machine roule comme si de rien n'était.

Les dirigeants de l'économie nationale, amateurs de l'automobilisme, croient sans doute que notre vie économique possède également une manivelle ou un démarreur automatique. Où sont-ils ? La réponse, explicite ou implicite, sera généralement la suivante : les banques d'émission et les ministres et des finances doivent faire démarrer l'économie. La possibilité d'un tel démarrage existe incontestablement. Il s'agit seulement de savoir si une économie "remontée" par le crédit de la banque d'émission pourra marcher de façon durable, et quelles seront les conséquences de ce démarrage.

La banque d'émission peut fournir aux différents groupes de l'économie — à l'État, aux entreprises industrielles, à l'agriculture, etc. — des moyens qu'ils n'avaient pas et n'auraient pas autrement ; elle le fait en accordant des crédits, soit directement, soit par l'intermédiaire des banques. La demande qui provient de ces groupes qui désormais disposent d'un plus grand pouvoir d'achat entraîne une reprise dans quelques branches de la production. Ces branches de la production exigent d'abord de nouveaux crédits, qu'elles sont censées obtenir moyennant la banque d'émission, et avec ces nouveaux billets elles achètent les moyens de production nécessaires à la fabrication de leurs produits. Ce nouvel argent circule d'une main à l'autre, d'un groupe à l'autre, et il crée l'agréable impression d'un accroissement de la richesse. La population qui s'estime plus riche qu'elle ne l'est en réalité est de nouveau animée par l'esprit d'entreprise, elle fait de nouveaux placements et investissements, elle agrandit les établissements et les installations existants et accroît les dépenses personnelles. C'est le célèbre tableau de la "prospérité" dont l'Amérique a pu se réjouir surtout entre 1927 et 1929, et certains pays européens — dans des proportions plus modestes — quelques années auparavant.

La prospérité peut durer pendant un certain temps. Elle dure aussi longtemps qu'il est possible de créer sans arrêt un pouvoir d'achat supplémentaire. Mais un beau jour on constate que l'extension des crédits de la banque d'émission ne peut plus être continuée ; soit parce que la population refuse l'argent dévalorisé, soit parce qu'on s'est rendu compte que ces crédits ont dépassé toutes les mesures, ce qui met fin à l'optimisme général. Ce qui suit alors est bien connu de nous tous. C'est la crise en plein, avec son effet de catastrophe effroyable, avec les pertes, les liquidations à vil prix, les faillites, et un appauvrissement terrible, de plus en plus manifeste. Les désastres de l'inflation ne sont pas connus partout dans la même mesure. En France et en Autriche de grandes parties de la population semblent bien avoir gardé une horreur profonde de l'inflation, qu'elles connaissent par expérience. Certains milieux la redoutent moins car se dit que la misère actuelle est si grande que l'on peut bien se réfugier dans l'ivresse de l'inflation, malgré le dégrisement fatal. En Amérique l'inflation de crédits qui s'étend entre 1924-1929 avait abouti à la crise suivie d'une dépression qui a duré plusieurs années, sans que les gens se rendent bien compte que cette crise était la conséquence nécessaire de la fausse "prospérité", résultat du "démarrage". Et comme ils ne s'en rendent pas compte, ils sont restés partisans enthousiastes du démarrage par l'extension des crédits.

Nous allons examiner maintenant les différents effets de l'extension des crédits.

A. Extension des crédits et étalon-or

Dans les pays qui ont passé par l'inflation, dans les petits pays et dans les pays qui ont des dettes considérables envers l'étranger, l'extension des crédits est suivie en très peu de temps par des difficultés monétaires, surtout par l'ébranlement de l'étalon-or.

Quand un homme accablé de lourdes dettes a la possibilité d'obtenir un nouveau crédit, il emploiera souvent ce nouveau crédit pour payer d'abord les dettes les plus urgentes. Lorsqu'il y a des créanciers étrangers qui s'impatientent, l'extension des crédits de la banque d'émission dans le pays débiteur mène promptement à une demande effrénée de devises. La diminution rapide des provisions d'or et de devises de la banque d'émission, ou la tension du cours des changes effraie la population. Elle se précipite bientôt vers les guichets, tout le monde voulant placer ses économies en monnaie étrangère. C'est la panique financière.

On cherche habituellement à pallier aux conséquences de cette méfiance de la population envers sa propre monnaie en introduisant le contrôle des changes. Lorsque la banque ne vend plus d'or ni de devises, sa réserve ne peut diminuer, et lorsqu'on interdit l'achat des devises le cours de change ne peut baisser officiellement. On peut donc ajourner l'alarme générale au moyen du contrôle des devises ; mais on ne peut entreprendre une extension du crédit sur une très grande échelle même sous la protection de cette dernière mesure. Du moment qu'on interdit l'achat de devises pour éviter la spéculation, la thésaurisation, la fuite des capitaux, le paiement de dettes étrangères, les nouveaux billets ne pourront se faire valoir qu'en affluant sur le marché commercial. Celui-ci subit alors une hausse de la demande et une hausse des prix. Que l'on demande plus de matières premières étrangères pour la production, ou plus de produits alimentaires pour la consommation, cela n'empêche qu'il faudra davantage de devises pour les besoins de l'importation. Si cette dernière demande n'est pas satisfaite, les stocks s'épuisent, la pénurie de marchandises contribue à la hausse des prix, et l'augmentation du coût de la vie, quand elle se fait à pas très rapides, peut pousser la population à acheter tout ce qui est possible, pour ne pas garder la monnaie dévalorisée.

Dans les pays qui ont récemment passé par l'inflation on redoute d'appeler l'extension des crédits par son vrai nom. Les projets de démarrage ne doivent pas faire transpirer l'idée de l'inflation ; il faut la cacher le plus possible. Cette précaution n'est pas nécessaire dans les pays dont la population n'a pas la phobie de l'inflation ; là, on prêche ouvertement le renflouement par l'extension des crédits. Les choses, en effet, y évolueraient plus lentement, surtout s'il s'agit de grands pays et de pays créanciers ; l'ébranlement de l'étalon-or n'y suivrait qu'une extension des crédits assez forte et ceci seulement après un laps de temps étendu. C'est pourquoi on exige souvent de façon tout à fait officielle que les grands pays créanciers commencent par le démarrage. Mais ce sont précisément ces grands pays qui ont abandonné l'étalon-or sans gêne et sans façon.

B. Extension des crédits et dévaluation

Lorsqu'un pays veut entreprendre une extension des crédits sans s'embarrasser des considérations qui ont trait aux problèmes internationaux, il abandonne l'étalon-or ou bien il adopte une parité-or inférieure.

L'abandon ou la modification de la parité-or n'a pas toujours la même signification. Cette mesure peut être prise en vue d'une adaptation à une situation déjà existante, ou bien elle peut créer une situation nouvelle, qui demandera une adaptation longue et pénible. Lorsque la France, après avoir subi pendant des années l'inflation et la hausse des prix, abandonna officiellement, en 1928, la vieille parité-or qui n'existait plus depuis longtemps, et dévalua le franc, elle montra officiellement que l'inflation était terminée et qu'elle allait adapter le nouveau cours international du franc au volume de la circulation accrue par l'inflation et au niveau plus élevé des prix.

Par contre, lorsque les États-Unis abandonnèrent en 1933 la parité-or du dollar et dévaluèrent le dollar par rapport à d'autres monnaies, ils montrèrent officiellement qu'ils étaient mûrs pour l'inflation ; ils créèrent en même temps une situation qui ne pouvait rétablir l'équilibre international qu'à condition d'un accroissement du volume de la circulation et de la hausse de prix en Amérique.

Le pays qui dévalue sa monnaie par un tel procédé, qui déprécie son argent pour les étrangers et rend l'argent étranger plus cher pour ses nationaux, provoque des troubles graves dans le commerce international et dans le pays dont la vie économique dépend étroitement du commerce et des finances internationaux. L'inflation provoquée par le pays qui a abandonné l'étalon-or se fait en partie au prix d'une déflation dans les pays qui n'ont pas dévalué leur monnaie. Il est donc compréhensible dans ces derniers pays veuillent rétablir l'ancienne parité entre les monnaies en dévaluant à leur tour.

Si tous les pays dévaluent leur monnaie en même temps, ils finissent seulement par élever le prix de l'or tandis que le rapport entre les monnaies reste sans changements. Cela fait bien l'affaire des producteurs d'or et des spéculateurs, mais autrement ne sert à rien. Mais si la dévaluation n'est pas simultanée, elle crée des difficultés pour plusieurs pays. On peut dire par conséquent qu'un pays qui modifie délibérément le rapport entre sa propre monnaie et les monnaies des autres pays agit d'une façon déloyale en ce qui concerne les relations internationales. Il porte préjudice aux autres ; pour sa propre économie, il pourrait obtenir les mêmes résultats par d'autres moyens, s'il y tenait absolument. Mais il s'agit de savoir si les résultats souhaités sont réellement souhaitables, s'ils ne font pas plus de mal que de bien chez soi comme ailleurs.

C. Extension des crédits et production

Les effets de l'extension des crédits ne se répercutent pas sur le cours des changes si l'inflation dans ce pays se poursuit parallèlement à celle de l'étranger ; ils ne se répercutent pas non plus sur le niveau général des prix si l'extension des crédits se fait parallèlement à l'accroissement de la production ; mais cependant l'extension des crédits se répercute le plus souvent sur la structure de la production.

L'inflation de crédits que l'on a pratiquée en Amérique entre 1924 et 1929 n'était reconnaissable ni au cours du change, ni au prix des marchandises ; mais les effets qu'elle a eus sur la structure de la production sautent aux yeux : l'investissement excessif et malsain ; la "surcapacité" dans plusieurs industries avec des pertes de capitaux immenses et le chômage en masse, telles sont les conséquences du démarrage dont personne ne dira qu'elles sont négligeables.

De telles conséquences sont presque inévitables quand on veut faire "démarrer" l'économie au moyen des crédits bancaires. Certains pensent que l'augmentation de la masse monétaire ne peut faire de mal quand on dispose de tant de moyens de production inutilisés ; les fabriques et les machines, les matières premières et les moyens de transport, et surtout la main-d'oeuvre, tout est là, — s'imaginent-ils — l'argent seul fait défaut pour mettre la production en marche.

Or, ce raisonnement est faux. Dans bien des cas on ne peut mettre la machine en marche même avec l'argent fraîchement imprimé et au taux de l'intérêt le plus bas : notamment, lorsque la valeur du produit est inférieure au prix qu'il faut payer pour les moyens de production. Dans de tels cas, on exige d'habitude l'intervention de l'État et la mise en chantier de grands travaux. Mais là où la production reprend effectivement grâce aux nouveaux billets de banque ou aux nouveaux crédits, les capitaux seront probablement mal investis. La production continue exige un écoulement continu. Un écoulement intermittent ne suffit pas. Un écoulement continu des biens de production n'est possible qu'avec une offre continue de capitaux liquides. Si l'offre volontaire de capitaux d'épargne ne suffit pas et qu'on accorde de nouveaux crédits avec l'aide de la banque d'émission, l'écoulement des biens de production fabriqués ne sera possible qu'aussi longtemps que ces crédits de la banque d'émission continuent à affluer. Mais cela doit avoir une fin ; ou bien les prix montent dans une telles mesure que les nouveaux crédits resteront sans effet, ou bien il y aura une telle disparité entre les prix des différentes marchandises qu'il sera économiquement impossible de poursuivre certaines productions et d'accorder de nouveaux crédits. D'ordinaire on arrête ou on freine l'extension de crédits beaucoup plus tôt, en raison de la situation précaire des banques et des entreprises industrielles. Le recul de la demande se manifeste rapidement ; la crise est là ; stagnation, chômage en masse.

Le démarrage par l'extension des crédits ne peut créer la richesse, par plus qu'il ne peut combattre la pauvreté, mais il peut dissimuler la pauvreté et créer une illusion de richesse pendant un certain temps. C'est ainsi que nous sommes induits à nous lancer dans des entreprises au-dessus de nos moyens et qui — l'ivresse une fois passée — n'ont que peu de valeur pour nous. Après quoi nous sommes encore plus pauvres qu'auparavant.

D. Hausse du niveau des prix

La dépréciation de l'argent, si redoutée par les peuples qui avaient beaucoup souffert de l'inflation, est devenue aujourd'hui un programme politique très en faveur dans beaucoup de pays. Dépréciation de l'argent signifie hausse des prix. La hausse des prix apparaît donc comme souhaitable ; il est vrai qu'on souhaite non pas une dépréciation sans limite, mais une hausse des prix jusqu'à un certain niveau. En augmentant le volume de la circulation on voudrait hausser les prix au niveau où ils étaient il y a quelques années. Mais à ce qu'il paraît, les partisans de la hausse des prix ne pensent pas que tous les prix doivent monter dans la même mesure. Certes, chacun voudrait bien que les prix des objets qu'il achète ne montent pas ou à peine. Si un entrepreneur obtient pour ces produits un prix qui est le double du prix précédent, mais doit payer ses moyens de production deux fois plus cher, il ne tire aucun avantage de cette situation. (Nous faisons ici abstraction des frais fixes, dont nous parlerons plus tard.) Si une entreprise n'est pas rentable parce que les frais de la production sont aussi importants que le bénéfice, elle ne rapportera pas davantage si les frais et le bénéfice augmentent dans la même proportion. L'idée que la hausse du niveau des prix en soi peut agir favorablement sur le rendement est absurde.

Pour mieux comprendre cela, essayons d'oublier l'argent. En réalité, tout le monde veut vendre quelque chose pour acheter autre chose avec l'argent qu'il touche ; or, imaginons que le payement se fait en nature ; que les hommes échangent directement les produits ou le travail contre d'autres produits ou un autre travail ; imaginons que les proportions d'échange, entre les différents produits et services sont exactement les mêmes si l'échange est fait par l'intermédiaire de l'argent ou si tout le monde veut échanger directement la marchandise ou les services qu'il offre contre la marchandise ou les services qu'il désire. Dans cet ordre d'idées nous pouvons constater qu'il n'y a pas d'équilibre dans les proportions d'échange à présent (et que par conséquent un niveau des prix plus élevé ou une circulation plus grande ne serviraient à rien.) Certains objets sont offerts en telle abondance qu'on offre très peu de chose en échange. Pour d'autres objets ou services ou demande de telles quantités de biens que les hommes finissent par s'en passer tout simplement. Celui qui exige pour sa marchandise ou pour son travail davantage que les autres ne peuvent offrir ne peut rien écouler. L'argent n'y fait rien, et l'accroissement de la circulation monétaire n'y fait rien non plus. Si les rapports d'échanges qui existent entre différents produits ou services ne sont pas modifiés l'augmentation de crédits ne peut donner à personne un "pouvoir d'échange" supérieur à celui qu'il avait auparavant.

Si un produit qui est fabriqué en 100 heures de travail peut être échangé contre 40 miches de pain, et si l'on demande 50 miches de pain en échange de 100 heures, la production est impossible. Ceux qui offrent ce travail ne peuvent prendre part aux échanges, et ils restent sans débouchés et en chômage tant que les rapports dans lesquels se font les échanges ne seront pas modifiés. Lorsqu'on pourra obtenir 100 heures de travail pour 40 miches de pain, ou qu'on pourra avoir 50 miches de pain pour le produit de ce travail, alors seulement il sera possible de produire et de procéder aux échanges.

Certains partisans de la hausse des prix voudraient peut-être qu'un seul prix, à savoir le prix du travail, ne soit pas compris dans la hausse générale. Si les prix des marchandises montent et que les salaires restent sans changement ou montent moins que les prix des marchandises, le rendement des entreprises augmente de toute évidence ; les entrepreneurs auront derechef la possibilité de faire de nouvelles affaires rentables et d'occuper de nombreux ouvriers jusqu'alors sans travail. En ce cas, souhaiter une huasse des prix n'est pas autre chose que souhaiter une baisse relative des salaires, mais ceux qui le font semblent redouter de le dire ouvertement et franchement.

La baisse indirecte des salaires, c'est-à-dire l'élévation des prix sans élévation des salaires, est certainement un moyen efficace pour combattre le chômage. Le chômage naît au fur et à mesure que les entreprises travaillent au ralenti ou ferment parce que la rentabilité diminue ou disparaît. En élevant les prix sans augmenter les salaires, on crée une nouvelle rentabilité, ce qui permet la fondation de nouvelles entreprises ou l'agrandissement des anciennes, et la résorption du chômage. Mais cette mesure n'est possible que si les organisations ouvrières (les syndicats) voient tout cela d'un oeil calme et ne s'opposent pas à ce que les salaires restent sans changement malgré la hausse des prix et l'augmentation du coût de la vie. Or, il y a tout lieu de croire que les choses ne se passeront pas ainsi. D4un autre côté, l'extension des crédits entraîne une conséquence aussi importante que néfaste : elle fausse la distribution du pouvoir d'achat dans l'économie et entraîne la production sur une fausse route. Grâce à l'illusion de la richesse, la production est en effet engagée dans une direction où elle ne peut se maintenir de façon durable et cela se paie rapidement par de nouveaux troubles et une nouvelle crise.

L'extension des crédits n'est donc pas un moyen recommandable pour résorber le chômage ; elle peut bien nous aider à atteindre ce but pour quelque temps, mais elle finit par nous précipiter de nouveau dans la crise et la pauvreté, une pauvreté qui sera peut-être pire.

Certes, c'est une perspective très séduisante que de réduire le chômage, accroître la production et élever le bien-être général. Même si ces résultats ne sont que passagers, la chose nous apparaît bien tentante ; il est des économistes qui préfèrent ces "hauts et bas" au "chômage stable" parce qu'ils ont perdu tout espoir en une véritable résorption du chômage.

Ces économistes sont victimes de leurs propres illusions. Ils s'imaginent qu'on peut étendre les crédits sans augmenter les salaires, et occuper ainsi un plus grand nombre d'ouvriers. C'est une erreur. Lorsque l'extension des crédits se fera parallèlement à l'augmentation des salaires nous aurons tous les inconvénients d'une conjoncture malsaine sans les avantages d'une prospérité passagère.

Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page d'accueil