Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre premier — Politique économique et politique de crise

 

Lorsque d'importantes fractions de la population se trouvent défavorisées par l'évolution de la situation économique, elles éprouvent le besoin de voir intervenir l'État ; elles s'attendent à ce que l'État prenne des mesures destinées à remédier à la situation indésirable et à la transformer de façon heureuse. L'ensemble de ces mesures s'appelle la politique économique. Lorsque le malaise économique dégénère en misère pour de vastes couches de la population, et pour toutes les branches de la production, on parle de crise économique ; et on appelle politique de crise l'ensemble de mesures proposées ou entreprises afin de pallier à cet état de choses. Au cours d'une crise économique, la détresse s'étend à presque toutes les branches de la production ; par contre, à une époque dite "normale" seules certaines branches de la production ou certaines classes sociales attirent l'attention ou la sympathie des autorités sur leur tristes situation économique. C'est pourquoi la politique économique des époques "normales" est généralement spécialisée : parfois on a cru qu'il fallait venir en aide à l'économie agricole (politique agraire) ; ou bien ce sont certains corps de métier qui requièrent un soutien (politique artisanale) ; maintes et maintes fois on s'est efforcé d'améliorer le sort des travailleurs de l'industrie par l'intervention de l'État (politique sociale), etc. Mais aux époques de crise l'importance de ces interventions spéciales s'efface devant les mesures destinées à favoriser non pas tel groupe particulier, mais l'économie toute entière. Ce qu'on se propose, c'est de redresser l'économie dans son ensemble, et avant tout, de faire disparaître ou de diminuer le chômage qui règne dans toutes les industries. Autrement dit, on fait de la politique de crise.

Toutes les mesures et les interventions des États et des institutions publiques reposent sur une certaine théorie. Lorsque quelqu'un propose certaines mesures en vue d'un but déterminé, il présume que ces mesures auront l'effet escompté par lui. Une opinion sur l'origine causale des phénomènes s'appelle précisément une "théorie" et lorsqu'un politicien affirme qu'il n'a pas de théorie, c'est qu'il ne sait pas ce que c'est qu'une théorie. (De même que M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.) Mais pour faire une politique heureuse il importe de ne pas professer de théories fausses ; il est nécessaire de bien comprendre les rapports entre causes et effets. On peut commettre des erreurs graves quand on confond les causes d'un phénomène avec ses symptômes.

Un médecin doit également distinguer les causes d'une maladie de ses symptômes. Les symptômes d'une maladie, ce sont les signes auxquels on la reconnaît ; ses causes peuvent être ailleurs. Le médecin qui veut guérir un malade ne s'attardera pas aux symptômes s'il connaît les causes du mal. Quand il s'agit d'un mal économique, les politiciens ne sont pas toujours aussi bien inspirés. Souvent ils se donnent toutes les peines du monde pour combattre les symptômes. Une telle façon d'agir ne peut donner de bons résultats.

Certes, lorsqu'ils s'agit des changements dans le domaine économique, il n'est pas facile de distinguer les causes des symptômes.

Lors d'une crise économique on observe généralement toute une série de phénomènes : manque de débouchés, baisse des prix, chômage, diminution ou disparition de la rentabilité des entreprises, endettement, insolvabilités, manque de confiance, recul du commerce international, difficultés monétaires, etc., lorsque l'État intervient pour combattre ces phénomènes, il ne réussit à améliorer telle chose qu'au détriment sensible de telle autre. Ces nouveaux dégâts sont tout aussi perceptibles que les améliorations considérées comme résultant de l'intervention ; cependant, on ne réalise pas toujours que ces "nouveaux" phénomènes de crise sont précisément un effet de ladite intervention.

Exemple : Une banque est en difficulté. Intervention : la banque d'émission vient à son secours en lui octroyant des crédits. Résultat : la banque se maintient. Effets accessoires : la banque d'émission est obligée de se défaire d'une quantité importante d'or, la stabilité du change est en danger. Deuxième intervention ; introduction d'un contrôle des changes. Résultat : l'or reste en banque et l'on évite une dépréciation visible du cours des changes. Effets accessoires : accroissement des importations. Troisième intervention : élévation des tarifs douaniers. Résultat : recul des importations. Effets accessoires : baisses des exportations, etc... Nous expliquerons ultérieurement pourquoi les choses se passent comme il est indiqué dans cet exemple. Ici, nous ne cherchons qu'à démontrer comment une mesure économique peut provoquer une série infinie de troubles et d'interventions successives, et combien il est important de ne pas limiter son horizon à un seul fait ou à une seule branche de la production ; il importe, bien au contraire, de toujours considérer l'économie dans son ensemble.

Il est vrai que la tâche du politicien n'est pas facile car les conseils des "experts" de la politique économique diffèrent assez souvent. Mais il ne faut pas en conclure qu'on doive s'abstenir complètement de consulter les experts ; ainsi lorsqu'on a affaire à plusieurs médecins dont chacun a une opinion différente sur le cas, on ne renonce pas à toute consultation ; on finit simplement par faire un choix parmi celles-ci. Et on fait son choix parmi les différentes théories économiques en réfléchissant et en soumettant les considérations des théoriciens à un examen logique.

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