Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Lettre de l'auteur à ses collègues économistes

 

Mon cher collègue,

Permettez-moi de vous faire savoir que ce livre n'a pas été rédigé pour vous. J'ai essayé de parler de l'économie politique pour ceux qui ne sont pas économistes. C'est pourquoi il me fallait violer des lois qui s'imposent pour des ouvrages scientifiques. Je sais que vous, mon cher collègue, trouverez dans ces pages des choses qui peuvent provoquer votre colère si vous oubliez une seule fois que j'ai été obligé de sacrifier l'exactitude scientifique au but de ce livre.

Or, je me rends bien compte, mon cher collègue, que la vie économique présente un pêle-mêle d'interdépendances complexes et compliquées entre un trop grand nombre de grandeurs variables. Et je sais aussi que toute constatation concernant un processus probable n'est permise que si l'on énumère toutes les conditions ayant une influence sur ce processus. Si l'on se tenait strictement à cette loi, il faudrait déjà renoncer au plan de publier un livre populaire. Aucun "outsider" n'a la patience nécessaire pour subir l'énumération de nos "suppositions", d'autant plus qu'il ignore la raison d'être de ces suppositions ; il trouverait l'énumération intégrale des conditions nécessaires pour chaque constatation d'abord ridicule, plus tard ennuyeuse.

Il est clair qu'un processus qui est probable sous une certaine constellation de conditions serait moins probable ou même improbable sous une autre constellation. Or, dans ce livre, j'ai choisi tacitement cette constellation de conditions qui m'a paru "typique" ou "fréquente" ou même "normale". J'admets, cher collègue, que vous puissiez admettre qu'autres constellations pour plus typiques ou plus fréquentes ou plus normales, — et que vous ne soyez pas d'accord avec ma description du processus. La plupart, voire toutes les divergences d'opinion entre de bons économistes ne concernent pas la justesse de la théorie mais le choix des conditions adéquates pour le cas en question.

Il est des branches de la science économique où les experts sont en général d'accord en ce qui concerne les suppositions qu'il faut choisir et les conclusions qu'il faut tirer pour déterminer les processus probables. Ne pensez-vous pas, cher collègue, que nous sommes à peu près d'accord en matière de commerce international ? Une majorité écrasante d'économistes du monde entier sont si bien d'accord sur ces questions, que le public, informé en général par des politiciens et des intéressés, serait franchement étonné de voir cette unité de vues. C'est pourquoi, mon cher collègue, j'espère trouver votre avis favorable pour les chapitres VIII et IX.

Il n'es est pas de même quand il s'agit des problèmes de l'élargissement du crédit. J'avoue que je formulerais aujourd'hui plusieurs passages autrement que dans les années 1932-1933, pendant lesquelles j'ai écrit ce livre. La discussion concernant les conséquences de l'expansion du crédit a créé dans les années récentes des aspects nouveaux qui mériteraient d'être considérés ici. Pour le moment pourtant, je crois que nous ne sommes ni d'accord ni certains dans une mesure telle qu'un essai de vulgarisation des résultats semi-finis fût opportun.

Encore une fois, la cause des divergences d'opinion réside dans le choix des suppositions. Il et naturel que l'on arrive à d'autres résultats si l'on suppose que l'offre de la plupart des facteurs de production soit d'une l'élasticité infinie, ou au moins considérable, et si l'on suppose par contre qu'une augmentation de la demande élève les prix des moyens de production. Je trouve cette dernière supposition plus conforme à la réalité. Est-ce que je me trompe, cher collègue ? Or, cette supposition est sans doute vraie pour toutes les matières premières et les produits semi-finis. Mais je crois qu'elle est aussi vraie pour le travail quant à la majorité des pays. Même en temps de grand chômage l'accroissement de la demande se prête à une augmentation immédiate des salaires. Si l'échelle des salaires monte dans la même mesure et à la même cadence que le flot de la monnaie s'accroît, on ne peut s'attendre à un accroissement de la production et de l'embauchage, ce que les adeptes de l'élargissement du crédit admettent d'ailleurs. Me basant sur des suppositions — que je crois plus conformes à la réalité — concernant la politique des salaires et l'offre des matériaux, je ne vois aucune raison d'entrer plus loin dans des discussions — trop compliquées pour ce livre — sur une prétendue création de travail par le moyen de l'expansion du crédit.

Dans les dernières années on a pris l'habitude de lier la notion de l'investissement à une augmentation de la circulation monétaire, et celle de l'épargne à une diminution de la circulation. Est-ce que vous m'en voulez, mon cher collègue, si je maintiens les significations traditionnelles des termes "épargner" et "investir" ? Je préfère signaler spécialement les cas où l'épargne est liée à la thésaurisation et l'investissement à l'inflation. Ce n'est pas une divergence d'opinion économique, mais seulement une question d'ordre terminologique. Toutefois, il n'en est pas de même si on soutient que l'épargne de la population conduise en règle générale à la thésaurisation et par là à une diminution des revenus. Ceci dépend des institutions bancaires et des conditions politiques. S'il en est ainsi, une question politique se pose, à savoir : a) si on veut diminuer la volonté d'épargne de la population ; ou b) si on veut compenser la thésaurisation des économies par des investissements publics financés moyennant la création de crédit ; ou c) si on veut pousser les investissements privés de l'épargne par des changements dans les institutions bancaires et les conditions politiques. — Je répète que si je parle de l'épargne dans ce livre, j'implique que les économies servent à l'investissement et non pas à la thésaurisation.

Ne croyez-vous pas, mon cher collègue, que ce sont aussi des réflexions monétaires de ce genre qui influent sur les constatations concernant les effets de l'abaissement et de l'augmentation des salaires ? Je ne connais aucun économiste de rang qui n'admettrait pas que l'augmentation des salaires amène en général une diminution de l'embauchage et que l'abaissement des salaires amène un accroissement de l'embauchage, — pourvu que la circulation monétaire reste la même. Des différences d'opinion se fondent, cependant, sur les suppositions de certains collègues qui prétendent que la circulation monétaire ne reste pas la même, mais qu'elle tombe et monte avec les échelles des salaires. Les débats sur le niveau des salaires se résolvent une fois de plus en une discussion de la thésaurisation et de l'expansion du crédit.

Je me demande pourquoi certains de nos collègues se querellent si obstinément quand il s'agit de choses sur lesquelles ils sont au fond d'accord. Nous nous souvenons, mon cher collègue, d'une discussion récente entre deux auteurs distingués. Le premier a démontré dans une formule nouvelle pourquoi un abaissement des salaires doit amener une augmentation de l'embauchage. Et voilà comment l'autre a contesté cette formule : Si l'abaissement des salaires amène l'accroissement de l'embauchage et de la production, les gens épargneront davantage ; et s'ils économisent davantage sans que le taux de l'intérêt baisse dans une mesure adéquate, il y aura thésaurisation et l'embauchage retombe au niveau antérieur. Est-ce une différence d'opinion ? N'était-ce pas clair à tout économiste que l'épargne accrue devait amener un abaissement du taux d'intérêt et un accroissement des investissements, et que, s'il n'en était pas ainsi, on aurait une déflation ?

Vu l'état des choses, je ne peux espérer avec certitude que vous, cher collègue, accueillerez favorablement les chapitres, dans lesquels je traite des investissements, du coût de production et de l'épargne, parfois faisant abstraction de l'inflation et de la déflation. Aurais-je dû être moins intransigeant ?

Ces scrupules ne s'appliquent pas à tous les chapitres. J'ose espérer, mon cher collègue, que le chapitre XII, par exemple, qui traite du progrès technique, trouvera votre consentement.

La forme de ce livre a été déterminée par le but auquel il sert. J'ai omis sciemment toutes les indications bibliographiques qu'il aurait fallu faire dans un ouvrage scientifique. Je n'ai pas cité les sources parce que je ne l'ai pas trouvé opportun dans un livre populaire. Je voulais éviter d'interrompre le lecteur constamment dans ses réflexions par des notes et des annotations en bas des pages. Ensuite, je voulais éviter d'écrire ce livre dans le langage sévère de la science. J'ai préféré un ton libre, familier et moins académique.

Autant que le peux le juger, Mme Hadekel, la traductrice, a fait un travail remarquable en conservant ce ton dans l'édition française. Elle a remplacé très adroitement des bons mots allemands intraduisibles par des remarques humoristiques en français. Que ma traductrice trouve ici l'expression de ma gratitude. A cette occasion je me permets de remercier vivement MM. Seaver Gilchreast, professeur de français à l'Université de Buffalo, et Henri Simon Bloch, docteur en Droit, chargé de recherches en finances publiques à l'Université de Chicago, qui m'ont aidé dans la révision du texte français. Le docteur Bloch a revu le manuscrit mot par mot et a fourni les termes techniques inconnus à la traductrice, parce qu'elle n'est pas économiste, et à moi, parce que je ne suis pas français.

J'ai écrit cette lettre pour vous mettre en garde, mon cher collègue, pour le cas où vous vous obstineriez à lire ce livre. Cette lettre n'est que pour vous et non pas pour les lecteurs qui ne sont pas économistes. J'espère que ces derniers ne la liront pas. Pourquoi leur révéler nos faiblesses ?

Veuillez agréer, mon cher collègue, l'expression de mes sentiments confraternels et dévoués.

Fritz Machlup

Buffalo, le 14 juillet 1938.

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