Les dangers de la réglementation

Une approche par les processus de marché

par Israel M. Kirzner, Professeur à New York University

traduit de l'anglais par François Guillaumat

 

II. L'interventionnisme et le socialisme : un parallèle

 

La surprise et le désarroi ressentis aujourd'hui par tellement de gens, économistes et autres, devant l'incapacité de mesures interventionnistes bien intentionnées à créer autre chose que des inefficacités qui leur sont propres, rappelle à plusieurs égards la surprise et l'inquiétude ressentis il y a quelque soixante ans, lorsque Mises démontra pour la première fois, par une démonstration théorique, qu'une économie socialiste était incapable d'exécuter le calcul économique nécessaire à l'efficacité sociale. Il est instructif de poursuivre plus avant ce parallèle ; en effet, correctement entendu, l'argument de Mises concernant les économies socialistes, c'est-à-dire planifiées en dehors du marché, inspire des aperçus utiles sur le fonctionnement de l'économie de marché entravée, c'est-à-dire sujette à intervention. Ce fut l'incapacité des lecteurs de Mises à comprendre le fonctionnement de l'économie de marché qui les conduisit à supposer sans examen qu'une société socialiste, en principe, n'aurait pas nécessairement de difficultés à atteindre cette efficacité sociale. Qu'on ait brusquement compris que cela n'allait pas forcément de soi explique la surprise et la gêne provoquées par le fameux article de Mises. L'orthodoxie aujourd'hui chancelante sur laquelle l'approche interventionniste reposait jusqu'à une période très récente reflète certaines incompréhensions quant au fonctionnement des marchés ; et ce sont des malentendus qui présentent une similitude remarquable avec ceux qu'avait identifiés Mises et, après lui, Hayek. Ces erreurs, dont les racines sont profondes, semblent responsables de le l'étonnement et du désarroi ressentis en comprenant que l'intervention de l'Etat pourrait bien être elle-même le problème, et non la solution qu'elle avait si évidemment paru constituer.

Le marché entravé, contrôlé, évidemment, n'est pas identique à une économie complètement socialisée, que Mises et Hayek avaient étudiée. Dans l'économie socialiste ainsi définie, il n'y a pas de marché du tout, libre ou pas, pour les services productifs. Dans l'économie socialiste, par conséquent, il ne peut pas y avoir de prix de marché pour ces services. Cette absence de prix de marché est cruciale pour la critique du socialisme que font Mises et Hayek. L'économie de marché réglementée, d'un autre côté, aussi entravé que soit son fonctionnement, est sans aucun doute une économie de marché, dans laquelle des prix émergent à partir de l'interaction des gens à la recherche du profit. La critique de Mises et Hayek n'est donc pas, sous cette forme, applicable au marché réglementé.

Un bref réexamen de cette critique, néanmoins, paraît utile pour une évaluation informée de la réglementation. En effet, la discussion de Hayek et Mises permet d'apprécier le fonctionnement du processus de marché en révélant les énormes difficultés auxquels les planificateurs font face quand ils essaient d'imiter les résultats d'une économie de marché tout en refusant d’en avoir une. Cette discussion révèle aussi les risques associés à l’approche des réglementateurs lorsqu'ils essaient d'améliorer la performance économique. De même qu'une tentative pour obtenir l'efficacité sociale par la planification centrale plutôt que par les processus spontanés du marché est pour Hayek et Mises nécessairement vouée à l'échec, de la même façon, pour des raisons essentiellement semblables, les tentatives faites pour contrôler les résultats du marché par une action réglementaire délibérée et extérieure au marché, tendent nécessairement à engendrer des conséquences inattendues et tout-à-fait indésirables.

Nous nous tournerons donc vers un bref résumé du débat sur le calcul économique en régime socialiste, en attirant particulièrement l'attention sur une incapacité fort répandue à apprécier complètement certains éléments de la critique de Mises et Hayek. Ce sont ces éléments importants, en fait, qui se trouveront constituer la base de notre analyse critique de la réglementation publique dans l'économie de marché. Ces éléments sous-tendent notre perception du parallélisme entre une critique de l'interventionnisme sur le marché d'un côté, et du socialisme sans marché de l'autre.

Mises et Hayek sur le socialisme

La démonstration de Mises sur le problème du calcul économique qui se pose au planificateur socialiste fut présentée pour la première fois en 1920 [3]. La démonstration fut répétée par la suite dans des termes plus ou moins similaires (avec une attention critique aux tentatives faites par les économistes socialistes pour répondre à son défi) dans plusieurs des livres ultérieurs de Mises [4]. Hayek consacra d'abord deux articles au problème, qui introduisaient et résumaient respectivement le débat sur le calcul économique sous le socialisme dans le volume d'articles sur le sujet qui parut en anglais en 1935 [5].

Un troisième article important, paru en 1940, contient l'appréciation la plus complète de Hayek sur le sujet [6]. Nombre d'auteurs sur le Continent, en Angleterre et aux Etats-Unis, essayèrent d e répondre aux arguments de von Mises, le plus notable étant Oskar Lange [7]. Un compte-rendu exhaustif de la littérature sur le sujet au début de la seconde guerre mondiale, faite par un économiste norvégien, fut disponible en anglais en 1949 [8].

Pour Mises, l'élément qui définit le socialisme est la détention à titre "collectif" des moyens de production, en particulier la terre et le capital. Il s'ensuit, par conséquent, que dans le socialisme il n'existe aucun marché pour les facteurs de production ou pour leurs services. Sans propriété privée, il ne peut pas exister d'échanges marchands entre des propriétaires individuels ; en l'absence d'échanges marchands, il ne peut pas exister de taux d'échange : c'est-à-dire qu'il n'y a pas de prix de marché. Mises pense que c'est dans l'absence de prix des services productifs que se trouve l'essence de la difficulté. En l'absence de prix, les décideurs socialistes (les planificateurs centraux et leurs subordonnés, gérants des entreprises collectivisées) ne disposent pas d'indicateurs pertinents (de prix) indiquant l'importance économique relative des divers services productifs dans leurs divers usages possibles. Les planificateurs socialistes ne peuvent pas savoir si l'allocation d'une unité d'une ressource particulière ou d'une ligne spécifique de production est plus ou moins désirable que son remplacement par une autre quantité d'une autre ressource, qu'il est techniquement possible de substituer à la première. Les planificateurs ne peuvent pas savoir à l'avance où l'efficacité a des chances de se trouver, pas plus qu'ils n'ont les moyens de savoir après coup si l'efficacité a été atteinte et dans quelle mesure.

Le professeur Armentano illustre cet argument de Mises en imaginant un directeur socialiste ayant à choisir entre la construction d'une usine électrique utilisant du combustible organique, et une autre qui utilise du combustible nucléaire. Comme c'est l'Etat qui possède toutes les ressources, il n'existe de prix objectifs en monnaie pour aucune des ressources nécessaires à chacun des projets entre lesquels il faut choisir. Le planificateur socialiste n'a aucun moyen de savoir quel projet est le meilleur marché, lequel offre la rentabilité la plus élevée, lequel, en somme, est la façon la plus efficace de produire de l'électricité. "Si l'usine est construite à un certain moment, en un certain lieu et avec certaines ressources, il s'agira d'une décision 'arbitraire' et pas d'une décision 'économique'" [9].

La discussion la plus complète du problème par Hayek parut en 1940, comme un compte rendu analysant en particulier les contributions de deux économistes socialistes, Oskar Lange et H. D. Dickinson [10]. Lange comme Dickinson concédaient que le calcul économique est impossible s'il n'y a pas de prix pour les facteurs de production [11]. Ils faisaient remarquer, cependant, qu'un prix n'a pas besoin d'être un taux d'échange établi sur un marché. Pour eux, la notion de "prix" peut être entendue plus largement comme "les termes auxquels un choix est rendu possible". En utilisant les prix dans ce sens plus général, affirmaient-ils, il existe toute possibilité de construire une économie socialiste où les "prix" sont annoncés par les autorités planificatrices et utilisés comme guides dans leurs décisions par les gestionnaires socialistes (à qui on donne l'ordre de suivre des règles spécifiques dans lesquelles figurent ces "prix"). Ces auteurs pensaient que les autorités pouvaient gérer l'ajustement des prix sur la base d'essais et d'erreurs, la relation entre l'offre et la demande perçues indiquant aux autorités là où il faudrait faire les ajustements. Ainsi, disaient les auteurs socialistes, une économie socialiste pourrait réaliser une allocation efficiente des ressources en l'absence de marchés pour les facteurs de production, et sans décisions d'entrepreneurs maximisant le profit.

La critique faite par Hayek aux propositions de Lange et Dickinson fut longue et détaillée. Il considérait leur approche comme une amélioration considérable par rapport aux réactions plus anciennes des socialistes à Mises, où la nature du problème était à peine perçue. Pourtant, il continuait à trouver les propositions de Lange et Dickinson largement déficientes à la fois dans leur perception du problème à résoudre, et dans celle des difficultés de la solution proposée. La différence, écrit Hayek, entre le système de "prix régimentés" proposé par les économistes socialistes, et un système de prix déterminés par le marché, semble à peu près être la même qu'entre une armée en marche où chaque unité et chaque homme ne pourrait agir que sur un ordre spécial indiquant quel mouvement, et une armée où chaque unité et chaque homme peut tirer parti de chaque occasion qui s'offre à lui [12].

La littérature savante et le calcul économique dans la planification

En dépit de la force de la critique hayékienne des propositions de Lange et Dickinson, la littérature des manuels après-guerre, curieusement, vint à présenter les résultats du débat de l'entre-deux-guerres comme si l'affirmation initiale de Mises (comme quoi le calcul économique était impossible sous le socialisme) avait été réfutée par Lange, Dickinson et Lerner [13]. Plusieurs auteurs ont noté que cette vision propagée par la littérature est sérieusement erronée [14]. Un réexamen attentif du débat dévoile certainement que c'est à peine si la solution de Dickinson, Lange et Lerner aborde les difficultés exposées par Mises et Hayek. La littérature des manuels n'a pas tant refusé de tenir compte des arguments de Mises et Hayek qu'elle n'a été incapable de comprendre la conception du processus de marché qui sous-tend leur critique du calcul économique socialiste. En fait, les auteurs des propositions socialistes présentaient leur solution à partir d'un point de vue sur la nature et le fonctionnement d'une économie de marché qui différait fortement de la perspective "autrichienne" que partageaient Mises et Hayek. Mon but, en attirant l'attention sur cette vision défectueuse du marché reflétée par les écrits de Lange et Dickinson, n'est pas seulement d'éclairer le débat sur le calcul économique socialiste (une question qui n'est que tangentiellement pertinente à notre discussion à nous, qui porte sur l'efficacité dans une économie de marché réglementée) ; car les aperçus sur le processus de marché exprimés dans la vision de Hayek et de Mises et négligés par la proposition de Lange-Dickinson deviennent cruciaux pour une critique des théories économiques de la réglementation.

La réponse que Lange fit à Mises mettait beaucoup l'accent sur la "fonction paramétrique des prix, c'est-à-dire sur le fait que chaque individu considère les prix effectifs du marché comme des données auxquelles il doit s'ajuster" [15]. Pour Lange, chaque personne sur le marché traite les prix comme s'il s'agissait de prix d'équilibre auxquels il doit s'ajuster passivement. S'il se trouve que les prix ne sont pas des prix d'équilibre, alors ces prix doivent d'une manière ou d'une autre changer "par une série d'essais successifs" —les prix augmentant là où la demande dépasse l'offre, et ainsi de suite [16]. Lange ne traite pas la question de savoir comment les prix de marché changent dans la réalité si chaque personne à tout instant considère les prix comme des données auxquelles il doit s'ajuster en silence.

Pour Lange, en fait, le rôle que jouent les prix dans l'efficacité des marchés est simplement celui que jouerait un vecteur de prix à l'équilibre. Les prix, en somme, fournissent les paramètres qui guident les participants au marché, afin qu'ils s'engagent dans des activités qui soient compatibles avec les conditions de l'équilibre. Lange, on peut le comprendre, pensait que cette fonction des prix pouvait être simulée dans une économie de marché. On pouvait alors donner aux gestionnaires socialistes des listes de "prix" auxquels ils pourraient réagir conformément à des règles bien définies (analogues, mais naturellement pas "identiques" à celles que les décideurs capitalistes sont censés suivre). Lange croyait que la tâche de s'assurer que les listes de "prix" seraient ceux qui sont nécessaires pour assurer l'efficacité globale de l'économie socialiste, cette tâche pourrait une fois de plus être remplie en simulant (ce qu'il pensait être) la procédure d'essais et d'erreurs qui prévaut sur le marché.

Mais c'est là que réside l'incompréhension cardinale de Lange : il supposait qu'il existe dans le marché une procédure (impliquant une "série d'essais successifs") par laquelle les prix sont d'une certaine manière ajustés vers l'équilibre sans altérer essentiellement le caractère et la fonction paramétrique des prix (c'est-à-dire sans s'éloigner de la supposition que chaque personne considère séparément les prix comme des données "données", qu'il n'a pas le pouvoir de changer). Cependant, le processus de marché qui ajuste les prix en direction de l'équilibre est un processus où les prix ne sont pas traités comme des paramètres donnés, mais sont eux-mêmes extraits au cours d'une concurrence vive et acharnée.

En soulignant uniquement la fonction "paramétrique" des prix de marché, Lange passait à côté du rôle central du marché.

La fonction première du marché n'est pas d'offrir un lieu où les participants peuvent coordonner gentiment leurs actions en se référant à des listes de prix. La fonction essentielle du marché est plutôt d'offrir une arène où les participants, exploitant en entrepreneurs les écarts de prix par rapport à l'équilibre, peuvent pousser ces prix vers l'ajustement. Dans ce processus entrepreneurial, les prix ne sont pas traités comme des paramètres. Ils n'y changent pas non plus de manière impersonnelle en réponse à un excès d'offre ou de demande. C'est une chose que Lange suppose que les gestionnaires socialistes peuvent être incités à suivre des règles à partir de listes de prix" donnés, promulgués par l'autorité centrale (de la manière dont on peut imaginer que des capitalistes traiteraient des prix d'équilibre donnés sur le marché) [17]. C'en est une autre, et de taille, que de supposer que le rôle non-paramétrique du prix dans le système de marché, celui qui dépend de l'attention donnée par l'entrepreneur aux occasions de pur profit, ce rôle pourrait être simulé dans un système d'où la fonction de l'entrepreneur-spéculateur a été excisée.

Que Lange n'ait pas compris cette fonction non-paramétrique des prix doit certainement être attribué à ce qu'il percevait d'abord le fonctionnement du marché en termes d'équilibre de "concurrence parfaite". (En fait c'est cette approche pour manuels de la théorie des prix que Lange présente explicitement comme son modèle pour une tarification socialiste) [18]. Dans les limites de ce paradigme, comme on le sait bien maintenant, le rôle de la recherche du profit pur par l'entrepreneur, comme l'élément-clé de l'ajustement des prix, est complètement passé sous silence. Il n'est pas difficile de voir comment Lange pouvait conclure qu'un tel système (où l'entrepreneur est traité par prétérition) pouvait faire l'objet d'une simulation.

A l'opposé, Mises et Hayek concevaient le système des prix sous le capitalisme d'un point de vue entièrement différent -le point de vue 'autrichien'-. Pour ces auteurs, l'essence du processus de marché ne se trouve pas dans la fonction "paramétrique" des prix, et certainement pas dans l'état d'équilibre de "concurrence parfaite" mais dans l'activité d'entrepreneurs rivaux qui tirent parti des conditions de désajustement. Le débat entre Lange et Dickinson d'un côté, Mises et Hayek de l'autre, peut avantageusement être représenté comme un conflit entre deux visions opposées du système de prix. Les conceptions misésiennes du marché comme un processus ont été plus complètement développées dans un certain nombre de ses oeuvres [19]. L'idée que le marché est un processus dynamique est au coeur de cette conception. La conception hayékienne du système de prix fut articulée (durant cette période même où il écrivait ses articles critiques sur le calcul économique dans le socialisme) dans une série remarquable d'articles sur le rôle de l'information et de la découverte dans les processus du marché [20].

Que les manuels aient incorrectement présenté le débat sur le calcul économique socialiste comme gagné par Lange, doit être attribué non pas à un parti-pris idéologique (quoiqu'il n'ait pas dû être complètement absent), mais dans une incapacité totale à comprendre les failles de l'argumentation de Lange (failles que Hayek avait bel et bien identifiées). Aveugles à l'arrière-plan autrichien de la critique hayékienne, les économistes anglo-saxons virent dans Lange une application cohérente de la théorie des prix. La critique de Hayek ne fut tout simplement pas comprise.

Le processus de marché  : l'approche autrichienne

Cette section s'inspire librement des ouvrages de l'auteur : Competition and Enrepreneurship

Avant de retourner au thème de l'efficacité dans une économie réglementée, il est utile de revoir quelques-unes des leçons autrichiennes à tirer du débat sur le calcul économique socialiste. La compréhension autrichienne du marché comme un processus dynamique de découverte engendré par une course entrepreneuriale-concurrentielle à la recherche du profit pur, peut être exposée par une brève discussion de quelques concepts-clés. Etre sensible à ces idées permet de mieux appréhender des problèmes de la réglementation publique qui pourraient sans cela être facilement ignorés. C'est en partie parce que les termes qui conviennent à l'exposition de ces concepts sont aussi utilisés dans des contextes non-autrichiens, avec des sens plutôt différents, que les idées développées ici sont si souvent mal comprises, et nécessitent donc d'être quelque peu précisées.

La concurrence

Ce qui maintient le marché en mouvement est la concurrence - non pas la concurrence au sens de "concurrence parfaite", dans laquelle une "connaissance parfaite" serait combinée avec un très grand nombre d'acheteurs et de vendeurs pour engendrer un équilibre pérenne- mais la concurrence au sens des activités rivales des participants du marché, qui cherchent à obtenir des profits en offrant au marché de meilleures occasions que celles qui existaient jusqu'à présent. L'existence de la rivalité concurrentielle n'exige pas un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs mais simplement la liberté d'entrer. La concurrence fait pression sur les participants au marché pour découvrir où et comment offrir sur le marché de meilleures occasions qui sont encore inaperçues. Ce processus est entravé à chaque fois que des barrières non marchandes sont imposées à l'entrée de concurrents potentiels.

L'information et la découverte

Comme l'a souligné Hayek, le processus concurrentiel du marché est une procédure de découverte [21]. Si on savait déjà tout ce qu'on a besoin de savoir, alors le marché aurait déjà atteint l'équilibre complet, un état dans lequel chacune des décisions prévoit correctement toutes les autres décisions qui sont prises au sein du marché. Un procédé institutionnel d'organisation sociale qui mobilise l'information existante et l'amène à influencer les décideurs est nécessaire parce que dans la réalité les gens n'ont jamais à l'ensemble ne serait-ce que de l'information qui est disponible quelque part [22]. L'équilibre du marché n'est pensable que si on présuppose que toute l'information existante est mobilisée ; de même, la planification centralisée serait pensable (Soit par la méthode Lange-Dickinson-Lerner soit par d'autres procédés) si nous pouvions supposer que l'information existante est déjà pleinement mobilisée. C'est seulement parce que, en l'absence de marché, il est si difficile de supposer que cette mobilisation a eu lieu, qu'on considère qu'un marché est nécessaire au calcul économique. On a besoin du processus concurrentiel sur le marché non seulement pour mobiliser la connaissance existante, mais pour rendre attentif aux occasion de profit dont l'existence même était inconnue de quiconque jusqu'à l'instant présent [23]. Par dessus le marché, le processus entrepreneurial dissémine partout l'information existante. Le processus lui-même est fait continuellement de la découverte d'occasions de profit. L'inventeur de ces occasions lui-même, au moins, n'avait auparavant aucune idée qu'elles pouvaient exister. Le marché en d'autres termes n'est pas seulement un processus où l'on recherche une information dont on sait déjà qu'on en aura besoin ; c'est une procédure de découverte qui tend à corriger l'ignorance là où l'inventeur lui-même n'avait aucune idée qu'il était ignorant. Comprendre que le marché crée l'information -le genre d'information dont les gens ne savent pas maintenant qu'ils auront à s'en servir- devrait inspirer un sentiment certain d'humilité aux candidats à l'ingénierie sociale qui cherchent à remplacer ou à modifier les résultats du marché libre. Pour annoncer qu'on est capable de surenchérir sur l'efficacité du marché, il faudrait aussi pouvoir prétendre qu'on sait déjà ce que le marché fera apparaître. Cette prétention de savoir est, à l'évidence, universellement vaine. En fait, là où l'on a empêché le marché de fonctionner, en général il ne sera pas possible de désigner avec certitude ce qui aurait pu être découvert et qui a été perdu à jamais.

Le profit et les incitations

Dans le traitement conventionnel de la théorie de prix, on suppose que les décideurs "maximisent l'utilité" ou "le profit". Le profit qui attire tant le entrepreneurs (et qui pour les Autrichiens met le marché en mouvement) n'est pas le "profit" maximisé par la "firme" dans la "théorie de la firme" conventionnelle. Celle-ci suppose que l'entreprise est confrontée à des possibilités de gain et de prix de revient précisément définies et données. Pour cette théorie de la firme, par conséquent, maximiser les "profits" ne signifie pas découvrir une occasion de gain pur ; cela signifie simplement faire les calculs mathématiques nécessaires pour épuiser les occasions de gain déjà complètement perçues que les courbes de recettes et de coût pourraient présenter. Par contraste, la pression interne qui pousse les entrepreneurs à saisir le profit au bond est la force même qui révèle l'existence d'écarts entre les coûts et les recettes. Cette distinction est d'une d'une importance considérable.

C'est un fait élémentaire de la théorie des marchés que le marché opère par les récompenses qu'il offre à ceux qui prennent les bonnes décisions. Par exemple, les salaires plus élevés offerts par les activités où la productivité marginale du travail est la plus élevée attirent le travail vers des emplois plus importants pour la société. Ces incitations tendent à faire en sorte que, une fois qu'on aura découvert une meilleure manière d'employer un facteur (ou un ensemble de facteurs) de production, les propriétaires de ces facteurs trouvent leur intérêt à renoncer à d'autres manières de mettre en oeuvre lesdits facteurs. Cela, on le comprend bien. Ce qu'on ne comprend pas toujours est que le même marché offre aussi des incitations à découvrir de nouvelles possibilités (d'employer au mieux les facteurs en question), c'est-à-dire d'exploiter des occasions qui ne l'avaient pas été jusqu'à présent. Et si ces occasions étaient demeurés inexploitées, ce n'était pas du fait de coûts élevés, ni même parce que cela aurait coûté trop cher de les rechercher. Si elles sont demeurées inexploitées c'est uniquement parce qu'on n'y a pas pensé, y compris parce qu'on n'a pas pensé qu'on pourrait les trouver rien qu'en se mettant à leur recherche. Le profit pur d'entrepreneur est le phénomène de marché sous lequel se présente ce type d'incitation spécifique. La possibilité d'obtenir ce profit pur d'entrepreneur a pour fonction non pas de compenser les coûts associés au fait de soustraire certains actifs productifs à leurs affectations concurrentes, mais d'alerter les décideurs sur l'erreur qu'ils commettent s'ils continuent de vouer certains facteurs de production à des affectations ayant moins de valeur pour le marché que certaines autres, lesquelles attendent d'être servies comme il est possible de le faire.

Les prix de marché

Les prix, dans l'optique autrichienne, ne sont pas d'abord des approximations du "vecteur" des prix d'équilibre. Bien au contraire, ce sont des taux d'échange (de déséquilibre) auxquels parviennent les entrepreneurs qui participent du marché. D'un côté, ces taux d'échange avec toutes leurs imperfections, reflètent les découvertes qui ont été faites jusqu'à présent par les entrepreneurs à la recherche du profit. D'un autre côté, ces taux traduisent les erreurs des entrepreneurs telles qu'ils sont en train de les commettre. Les prix de marché, par conséquent, offrent des occasions de pur profit. Et nous pouvons compter sur ces occasions pour créer dans les prix de marché une tendance à changer sous l'impulsion des offres rivales d' entrepreneurs vigilants. En d'autres termes, l'évolution des prix du marché est étroitement liée, de deux manières différentes, au système d'incitations du profit pur d'entrepreneur. D'un côté, la configuration des prix du marché à tout moment doit être attribuée à la recherche du profit pur qui a jusqu'à présent déterminé les demandes et les offres. Deuxièmement, cette configuration actuelle des prix de marché est la source des occasions de profit pur au même titre que les conditions existantes et à venir de l'offre et de la demande. La découverte et l'exploitation de ces opportunités constituera le cours du processus de marché dans l'avenir immédiat. A partir de cette perspective sur les prix de marchés il n'est pas difficile de percevoir combien peu doivent leur ressembler les "prix", quels qu'ils soient, qu'une instance centrale aurait promulgués. La recherche entrepreneuriale des occasions de pur profit ne joue aucun rôle dans la détermination de ces "prix " socialistes.

 

Notes

[3]. "Die Wirtschaftsrechnung in der sozialistischen Gemeinwesen" Archiv für Sozialwissenschaften und Socialpolitik (avril 1920) réédité dans : L'économie dirigée en régime collectiviste . Traduit en anglais, rassemblé et préfacé par Friedrich A. Hayek, traduit en Français par M.-Th. Génin, R. Goetz, D. Villey et Florence Villey (Paris, Librairie de Médicis 1939).

[4]. Socialism : An Economic and Sociological Analysis. Traduit par J. Kahane (New Haven : Yale University Press, 1951) II section 1 ; cette édition est traduite de la deuxième édition publiée en allemand en 1932 de Die Gemeinwirtschaft (1°Parution en 1922); voir aussi Mises, Human Action, cinquième partie.

[5]. Hayek, Collectivist Economic Planning.

[6]. Hayek : "Socialist Calculation : The Competitive 'Solution' Economica 7 (mai 1940), pp.  125-149; réédité sous le titre "Socialist Calculation III : The Competitive 'solution' in Hayek : Individualism and Economic Order (Londres : Routledge and Kegan Paul, 1949).

[7]. Oskar Lange : "On the Economic Theory of Socialism" in Lange et Fred M. Taylor : On the Economic Theory of Socialism, ed. Benjamin E. Lippincott (New York : McGraw-Hill, 1964).

[8]. Trygve B. Hoff : Economic Calculation in the Socialist Society, traduit par M. A. Michael (Londres et Edimbourg : Hodge, 1949).

[9]. Dominic T. Armentano : "Resource Allocation Problems Under Socialism" in Theory of Economic Systems; Capitalism, Socialism, Corporatism, ed. William P. Snavely (Columbus, Ohio : Merrill, 1969), pp.  133-134.

[10]. Hayek, "Socialist Calculation III". Il y rendait compte en particulier de Lange "On the Economic Theory of Socialism" et Henry D. Dickinson, Economics of Socialism (Londres : Oxford University Press, 1939).

[11]. Ainsi, ils avouaient que Mises et Hayek avaient raison de dire que l'efficacité est impossible sans indicateurs de la valeur, et que tout espoir de résoudre le problème par des méthodes mathématiques directes (par exemple en résolvant le système d'équations walrasien) est une illusion.

[12]. Hayek : Individualism and Economic Order, p. 187

[13]. Abba P. Lerner : The Economics of Control (New York : McMillan, 1944).

[14]. Cf. le plus récemment Murray N. Rothbard : "Ludwig von Mises and Economic Calculation Under Socialism" in : The Economics of Ludwig von Mises ed. Lawrence S. Moss (Kansas City : Sheed and Ward, 1976.

[15]. "On the Economic Theory of Socialism" p. 70.

[16]. Lange : "On the Economic Theory of Socialism" pp. 70-71.

[17]. Cette supposition, naturellement, est exposée à une sérieuse contestation. Voir James Buchanan, Cost and Choice (Chicago, Markham, 1969), chapitre 6; G. Warren Nutter, "Markets Without Property : A Grand Illusion" in Money, the Market, and the State :Essays in Honor of James Muir Waller, ed. Nicholas A. Beadles et L. Aubrey Drewry, Jr. (Athens :University of Georgia Press, 1968). Il est important de noter que l'argument avancé dans le texte ne dépend pas d'un doute quelconque concernant la capacité et la motivation des gérants à obéir aux règles. Si on donnait des listes de prix aux gestionnaires socialistes, alors nous pourrions supposer, pour les besoins de la discussion actuelle, qu'ils pourraient prendre des décisions comme s'ils essayaient de"maximiser le profit" (Bien sûr, les profits' maximisés dans des contextes d'équilibre ne sont pas des profits purs d'entrepreneur. Cette distinction est discutée plus loin dans cette étude.)

[18]. Lange : "On the Economic Theory of Socialism".

[19]. En particulier dans Mises L'Action humaine, chapitre 15.

[20]. Hayek, "Economics and Knowledge" et "The Meaning of Competition" réédités dans Individualism and Economic Order. A cet égard, l'oeuvre de Joseph A. Schumpeter, né autrichien, est d'une pertinence considérable pour la vision autrichienne du marché; Cf. en particulier Schumpeter, The Theory of Economic Development trad. Redvers Opie (New York : Oxford University Press, 1961); cet ouvrage fut publié en 1911 pour la première fois et traduit par Opie en 1934. Voir aussi Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy (New York : Harper & Row, 1950) chapitre 7.

[21]. Hayek, "Competition as a Discovery Procedure" in New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas (Chicago : University of Chicago Press, 1978).

[22]. Cf. Hayek : "Economics and Knowledge", "The Use of Knowledge in Society" et "The Meaning of Competition".

[23]. Cf. Kirzner, Perception, Opportunity and Profit, chapitres 2, 8 et 9.


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