Les dangers de la réglementation

Une approche par les processus de marché

par Israel M. Kirzner, Professeur à New York University

traduit de l'anglais par François Guillaumat

 

I. Introduction

 

Cela fait au moins deux siècles que les économistes débattent des mérites de la réglementation pour l'économie de marché. Au cours des décennies récentes, cependant, ce débat paraissait s'estomper et il a semblé, pendant un certain nombre d'années, que les économistes, à très peu d'exceptions près, approuvaient (et en fait participaient à propager) une opinion fortement favorable à une intervention massive de l'État sur le marché. Ce n'est que récemment que le balancier de l'opinion savante a commencé à s'écarter d'une position carrément interventionniste, permettant de renouveler le débat classique sur la réglementation publique de l'économie.

Une position favorable à une réglementation substantielle du marché par les hommes de l'État doit naturellement être fortement distinguée des critiques révolutionnaires du capitalisme. La position interventionniste, à la différence des critiques révolutionnaires, apprécie en général complètement le rôle du système de marché dans une allocation efficiente des ressources. La position interventionniste accepte complètement le théorème central de l'économie du bien-être comme quoi le marché concurrentiel en équilibre général réaliserait l'optimalité au sens de Pareto, à partir d'hypothèses appropriées. Cependant, ils considèrent que l'intervention est nécessitée par l'impossibilité, dans le monde réel, de réaliser les conditions nécessaires à un équilibre parfaitement concurrentiel. Du fait des "défaillances" chroniques du marché attribuables à la violation de ces hypothèses, la position interventionniste juge indispensable que les hommes de l'État modifient activement le fonctionnement du marché libre par des doses substantielles, voire massives, d'intervention et de réglementation. La position interventionniste tient que l'économie de marché, convenablement modifiée par une combinaison judicieuse de contrôle public sur les prix, la qualité des produits, et l'organisation de l'activité, peut obtenir des résultats raisonnablement satisfaisants. Cette position a si bien pris auprès des universitaires que l'interventionnisme, toujours appuyé par l'intuition du profane, est pratiquement devenu une orthodoxie incontestée.

Cela ne fait que peu de temps que cette orthodoxie a commencé à s'effondrer. Le profane comme l'économiste ont commencé à soupçonner que les interventions de l'État, particulièrement celles qui limitent la concurrence et contrôlent les prix, conduisent en permanence à des conséquences indésirables. La confiance dans la capacité des décideurs publics à élaborer un programme utile de contrôles pour corriger les "défaillances" du marché sans entraîner de nouveaux problèmes attribuables à l'action de l'État elle-même, cette confiance a été assez complètement ébranlée.

Pour une grande partie du public, et même pour les économistes, l'effondrement de l'orthodoxie a été une surprise brutale, sinon un choc et un bouleversement. Il incombe maintenant aux économistes de réexaminer la théorie du marché. Ils ont commencé à voir que le postulat suivant lequel le marché peut s'approcher d'un équilibre concurrentiel est plus solide qu'on ne l'avait pensé jusqu'à présent. Ils ont avancé l'idée que les réglementations de l'État produisent leurs propres distorsions indésirables dans les résultats du marché. Finalement, les économistes ont commencé à comprendre que les déterminismes de la réglementation tendent à assurer que les interventions sur le marché auront bien plus de chances d'être entreprises pour promouvoir les intérêts de groupes particuliers (sans excepter les réglementateurs eux-mêmes) que ceux du public en général.

Cette étude vise elle aussi à attirer l'attention sur des problèmes qui semblent être des résultats inéluctables de l'intervention de l'État sur les marchés. Cependant, l'approche adoptée ici diffère substantiellement de celles que je viens de mentionner, en ce qu'elle ne postule pas la réalisation instantanée ni même rapide d'un équilibre sur le marché libre. Elle n'insiste pas non plus sur les distorsions indésirables dans les conditions d'équilibre induites par les réglementations publiques. Enfin, pour simplifier les choses, on supposera dans cette discussion que les contraintes imposées et suivies par les réglementateurs ont eu pour intention délibérée de promouvoir les seuls intérêts du public consommateur. La thèse développée ici vise à prouver que c'est avec le processus entrepreneurial —dont dépendent le plus sûrement les vertus que ses critiques interventionnistes concèdent en principe au marché— que l'intervention interfère de façon nuisible.

Pour éviter les malentendus, soulignons que je n'entends en rien minimiser l'impact des conséquences de la réglementation dont mon argumentation ne dépend pas. On ne peut douter sérieusement que bien des réglementations ont été inspirées, consciemment ou non, par d'autres considérations que le souci de contribuer au bien public [1]. Et la tendance des interventions de l'État à engendrer des tendances vers des configurations d'équilibre sub-optimal a certainement été démontrée par les économistes, de Bastiat à Friedman [2]. Je me borne à avancer que, si indubitablement valides que soient ces approches critiques de l'interventionnisme, elles n'épuisent pas tous les aspects du phénomène à examiner. Pour affiner la présentation de l'approche empruntée ici, on suppose que les réglementations sont imposées et suivies avec le seul bien-être du public à l'esprit. Il est incontestable que nombre des conséquence indésirables de la réglementation peuvent être attribuées à la tendance qu'elle a à servir les intérêts des réglementateurs. Je maintiens que, tout à fait à part de telles difficultés, la réglementation engendre la confusion et l'inefficacité économiques. Confusion et inefficacité qui peuvent être perçues plus clairement si on fait abstraction, pour les besoins de la démonstration, des autres difficultés qui naissent de l'intérêt personnel des hommes de l'État.

 

Notes

[1]. Pour la littérature sur les motifs privés de la réglementation publique, Cf. George Stigler : "The Theory of Economic Regulation" Bell Journal of Economics and Management Science, 2 (printemps 1971), pp.  3-21 réédité dans Stigler : The Citizen and the State (Chicago : University of Chicago Press 1975); Richard Posner, "Theories of Economic Regulations" Bell Journal of Economics and Management Science, 5 (automne 1974), pp. 335-338; Sam Peltzman, "Toward a More General Theory of Regulation" Journal of Law and Economics, 19 (août 1976) pp.  211-240.

[2]. Les critiques les plus radicales de l'intervention de l'État de ce point de vue incluent : Ludwig von Mises, L'action humaine : traité d'économie (Paris : Presses Universitaires de France, 1985), sixième partie : Milton Friedman : Capitalism and Freedom (Chicago : University of Chicago Press, 1962); Friedman : An Economist's Protest (Glen Ridges, N. J. Thomas Horton and Daughters, 1972).


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