par Israel M. Kirzner, Professeur à New York University
traduit de l'anglais par François Guillaumat
Comme je l'ai noté au début de cet essai, je vais supposer que la réglementation publique de l'économie de marché est engendrée par un jugement défavorable sur les résultats du marché libre. Les législateurs ou d'autres détenteurs de la puissance publique (peut-être en réponse à la protestation du public, ou pour prévenir celle-ci), sont mécontents soit du prix élevé que certains acheteurs sont priés de payer sur le marché, soit des bas prix (par exemple les prix agricoles, ou les salaires) reçus par certains vendeurs ; ou bien, ils sont préoccupés par la qualité des biens et des services offerts à la vente (par exemple parce qu'il y manque des systèmes de sécurité), ou par l'absence d'offre sur le marché de biens ou de services qu'ils pensent être importants. Ils se soucient des conditions dans lesquelles les travailleurs sont amenés à travailler, ou ils ne se satisfont pas de la distribution des revenus engendrée par le marché, par le chômage, par la "spéculation", ou par les effets secondaires (comme la pollution du milieu, le dissémination des maladies, ou l'exposition des jeunes à la pornographie) qu'ils attribuent à une activité marchande incontrôlée.
Dans l'espoir de remédier à ce qu'ils perçoivent comme des situations indésirables, les hommes de l'Etat interviennent sur les marchés. Ils cherchent à remplacer les résultats qu'ils attendent des transactions marchandes non contrôlées par une configuration plus désirable des prix et des productions ; celle-ci doit être atteinte non pas, comme dans le socialisme, en remplaçant le marché par un monopole central des facteurs de production, mais en imposant des contrôles et des réglementations appropriés. Le marché laissez-fairiste fait place au marché réglementé. Des plafonds et des planchers de prix et de salaires, des transferts forcés de ressources, des normes de sécurité imposées, des lois sur le travail des enfants, des plans d'occupation des sols, des alliances empêchées entre firmes, des tarifs protectionnistes, des interdictions de concurrence, des mises en gardes imposées sur l'étiquetage, des pensions de retraite obligatoires, des drogues interdites... tous ces exemples illustrent l'innombrable panoplie des contrôles imposés par des personnages publics bien intentionnés.
Face à ces contrôles, réglementations et interventions, il reste malgré tout un marché authentique aussi bien pour les services productifs que pour les produits de consommation. Les contrôles de l'Etat contraignent et restreignent ; ils modifient, redistribuent la structure des incitations. Ils transfèrent, par la force, des revenus et du capital, et modifient fortement aussi bien les processus de production que la distribution des consommations. Pourtant, dans la limite des contraintes que ces contrôles imposent, l'achat et la vente continuent, et l'effort constant à la recherche du profit d'entrepreneur continue à entraîner le marché dans un perpétuel mouvement. Les réglementations de l'Etat altèrent et perturbent drastiquement les occasions de profit d'entrepreneur, mais elles ne les éliminent pas. Ces contrôles influencent totalement les prix qui émergent de la concurrence entre les entrepreneurs. Mais à moins que des prix directement imposés soient en cause, les taux d'échange reflèteront le produit actuel du processus entrepreneurial.
Traditionnellement, la critique de l'intervention de l'Etat implique un ou plusieurs types d'arguments [24] : Tout d'abord, la critique peut avancer que l'incapacité reconnue du marché à satisfaire les aspirations des réglementateurs ne résulte pas de l'incapacité du marché à atteindre l'efficacité maximum, mais du fait inéluctable de la rareté. Si tous les coûts sont bien pris en compte, on doit tenir pour voués à l'échec les efforts pour améliorer les résultats, ou même conclure qu'ils empireront la situation. Deuxièmement, la critique peut concéder qu'à partir des jugements de valeur de celui qui voudrait réglementer, les résultats du marché peuvent sembler susceptibles d'une amélioration ; mais que ces résultats reflètent fidèlement les choix personnels des consommateurs. Dans ces conditions, la réglementation viole nécessairement la souveraineté du consommateur, sinon sa liberté.
Troisièmement, on peut faire remarquer que ce qui est indésirable dans les résultats du marché ne provient pas de la liberté du choix, mais d'interventions antérieures des hommes de l'Etat, qui ont empêché les forces correctrices du marché de faire leur travail. Une réglementation supplémentaire, fait-on alors remarquer, ou bien ne sert à rien (puisqu'il suffit de supprimer la réglementation précédente) ou bien ajoute des problèmes à ceux qui existaient déjà. Quatrièmement, que les résultats du marché que l'on met en cause soient ou non à regretter (du point de vue de la théorie économique, pas forcément conforme au système de valeurs de celui qui réglemente) on peut argumenter que la réglementation de l'Etat est tout simplement incapable d'apporter une amélioration. L'état de la technique réglementaire est tel que ses coûts complets dépassent de loin quelque avantage qu'on puisse en retirer.
Les conclusions autrichiennes que nous avons pu tirer du débat précédent sur le calcul économique dans un régime socialiste donnent à penser qu'un autre ensemble de considérations, jusqu'à présent insuffisamment soulignées dans la littérature savante, méritent d'être inclus dans la liste des causes auxquelles on pourrait imputer l'échec de la réglementation. Ces considérations forment un argumentaire distinct contre l'intervention de l'Etat, qui doit être ajouté aux autres (qu'on puisse ou non évoquer l'un ou l'autre d'entre eux par ailleurs). [25]
Notes
[24]. Encore une fois, nous ne tiendrons pas compte dans nos hypothèses du fait que la réglementation peut être inspirée non par le désir de bénéficier aux consommateurs, mais de favoriser les réglementateurs ou certains "réglementés".
[25]. Alors que ces considérations renforcent la critique de la réglementation, elles ne déclarent pas nécessairement, en elles-mêmes et par elles-mêmes, que la réglementation est mauvaise, ou même inefficace. Que celui qui veut réglementer ait des jugements de valeur suffisamment ancrés -en faveur de la propreté de l'environnement, d'une distribution égalitaire de la richesse, de la lutte contre la pornographie ou la maladie, ou du prestige national, de la promotion des arts, que sais-je encore- alors les critiques de ces interventions ne pèseront guère pour ceux qui partagent ces valeurs et croient que la violence peut les imposer. Cependant, la tâche de l'économiste est d'énumérer aussi complètement que possible les conséquences des politiques entre lesquelles on doit choisir, de sorte qu'au moins les décisions de politique ne soient pas prises à partir d'une estimation erronée de leurs conséquences probables. La discussion qui suit ne fournit pas un argumentaire à toute épreuve contre la réglementation, mais attire l'attention sur de graves dangers potentiels de l'intervention, dangers qui ne semblent avoir été complètement et explicitement pris en compte ni par la littérature hostile aux politiques interventionnistes, ni a fortiori par les promoteurs et les partisans inconditionnels de la réglementation publique.