L'Université de l'offre - Session d'été (2000)

Leçon numéro 6 : l'hypothèse originale de Munder et Laffer (fin)

Disponible sur le site de Jude Wanniski en anglais

par Jude Wanniski

traduit par Hervé de Quengo

Voici la troisième et dernière partie du long essai que j'ai écrit durant l'automne 1974 pour le numéro du printemps 1975 du trimestriel Public Interest d'Irving Kristol. En le lisant 25 ans plus tard, certaines parties semblent keynésiennes - comme lorsque je parle de l'or comme étant sous-évalué ou surévalué. Après réflexion, je pense que c'est parce que Robert Mundell et Arthur Laffer parlaient à un monde keynésien et essayaient de traduire leurs idées classiques d'une façon qui puisse être comprise par leurs pairs. Dans les années qui ont suivi, je me suis libéré de cette contrainte, en mettant l'or au centre, comme constante, et en parlant du dollar comme étant sous-évalué ou surévalué. Par ailleurs, le modèle analytique reste aujourd'hui aussi solide qu'il ne l'était alors. Vous devez porter une attention particulière à la note numéro 4, qui est une formulation verbale de la courbe de Laffer. À l'époque où j'écrivais ces lignes, à la fin du mois de novembre 1974, je n'avais pas encore vu la courbe de Laffer dessinée par Laffer sur une serviette en papier, ce qui se passa quelque semaines plus tard, le 4 décembre 1974, au Restaurant des Deux Continents de l'Hôtel Washington, en face du Trésor américain. En réalité, c'est Mundell qui a écrit cette note numéro 4, lorsque je partis spécialement depuis mon logement de Morristown, N.J. pour son appartement de Manhattan à Morningside Heights, à la seule fin d'être sûr de cette note. Tel que je me le rappelle, nous étions assis après dîner et passâmes une heure à l'écrire et à la réécrire jusqu'à ce qu'il en fut content. Plus que tout, cette note a établi la base intellectuelle des baisses d'impôts de Reagan de 1981 et, à un moindre degré, de 1986. Vous trouverez également vers la fin du texte ce bout de paragraphe qui résume l'essence philosophique de l'hypothèse de Mundell et Laffer :

C'est une approche très différente de celle des monétaristes, qui pensent que tout dépend du montant correct de la monnaie imprimée par la Réserve fédérale, ou de celle des néo-keynésiens, qui considèrent que tout dépend de la "gestion de la demande" par le gouvernement. Ces deux théories "macroscopiques" sont par nature intrinsèquement directoriales. Mundell et Laffer reviennent à un modèle plus ancien de la pensée économique dans lequel les incitations et les motivations du producteur, du consommateur et du marchand individuels sont la clef de voûte de la politique économique.

L'hypothèse de Mundell-Laffer - Une nouvelle vision de l'économie mondiale, troisième partie, par Jude Wanniski, "The Public Interest" Numéro 39, printemps 1975

L'or et les dollars

Tel était, et reste encore, le pouvoir du dollar, en raison du pouvoir de l'économie américaine. Tout comme le Kansas est le plus fournisseur le plus efficace de blé et le Brésil le fournisseur le plus efficace de café, les États-Unis sont le fournisseur le plus efficace de monnaie. Il serait ridicule d'attendre que le Kansas ait une balance commerciale équilibrée pour le blé, en important autant qu'elle exporte, ou que le Brésil ait une balance commerciale équilibrée pour le café. De même, il fallait que les États-Unis aient un déficit toujours croissant pour ses exportations de monnaie. Bretton Woods s'est effondré parce que les politiciens et les économistes américains ne l'avaient pas compris et n'ont ainsi pas fait les choses simples qu'ils convenait pour perpétuer la stabilité économique internationale.

Ce qui fut oublié, c'était l'efficacité de l'usage de l'or pour fournir un moyen de contrôle et un signal d'alerte, afin de savoir si les États-Unis étaient en train d'offrir trop ou pas assez de monnaie. Si la croissance réelle du système économique mondial, année après année, était en moyenne de trois pour cent et que la croissance de la masse monétaire était en moyenne de cinq pour cent, il y aurait alors un taux d'inflation mondial de deux pour cent. En tant que marchandise purement privée, l'or, en 1944, était surévalué à 35 dollars. Mais comme les prix mondiaux montaient année après année et que le prix de l'or restait à 35 dollars l'once, celui-ci devint sous-estimé. En 1960, les demandes extérieures d'or américain devinrent si grandes à ce prix avantageux que le gouvernement américain n'acceptait de vendre l'or qu'aux autres banques centrales. Il en résulta alors un accord collectif entre banques centrales pour arrêter de réduire les stocks d'or américains. Mais le pool de l'or qui s'était ainsi formé a éclaté en 1968 lorsque les fuites d'or vers le marché privé devinrent importantes.

D'après Mundell et Laffer, ce que les États-Unis auraient pu faire pour éviter la dernière décennie de douleur était de se concentrer pour rendre le dollar plus attractif que l'once d'or à 35 dollars. Ni les individus ni les banques centrales ne viendraient au Trésor américain pour y demander la conversion de dollars en or, tant que le niveau de croissance réelle mondiale demande un nombre X de dollars et que seul ce nombre X est offert. Si les États-Unis avaient peur de "perdre" une partie supplémentaire de leurs réserves d'or de 1967, valant 12 milliards de dollars, ils n'avaient qu'à agir de la manière suivante : à chaque fois qu'un étranger possédant, par exemple, 100 dollars se présentait pour demander le retrait d'un montant équivalent de la réserve d'or du Trésor, la Réserve fédérale pouvait savoir qu'elle avait émis par erreur 100 dollars de trop. Après avoir diminué la masse monétaire de cette somme, la Fed n'aurait qu'à se croiser les bras et à attendre : quelqu'un d'autre dans le monde, ayant besoin de 100 dollars afin d'effectuer une transaction et découvrant que le monde ne dispose pas de cette somme, viendrait au Trésor avec le montant équivalent d'or et demanderait des dollars.

Au lieu de cela, en fermant partiellement la fenêtre de l'or en 1968, les États-Unis n'ont fait que réussir à rendre le dollar moins attrayant par rapport à l'or et ont commencé le processus qui a fini par aboutir au cauchemar économique actuel. Immédiatement, le marché privé développa un prix officieux de l'or plus élevé que 35 dollars d'once. Ceci immobilisa de fait l'or détenu par les banques centrales en tant qu'avoirs de réserves. Pourquoi ? Les banques centrales possédaient des réserves comme coussin en cas de demandes internationales inattendues, provenant par exemple d'une perte des récoltes intérieures. Mais si de telles demandes se produisaient lorsque l'or se vend officieusement à plus de 35 dollars, la banque centrale devrait donner son or au prix officiel et perdrait la différence. Chaque banque centrale bloqua ainsi son or et commença à réunir de nouvelles réserves - c'est-à-dire des dollars. La banque centrale américaine, bien sûr, n'avaient pas besoin d'acquérir des dollars de réserves - parce que c'était cette banque centrale qui les créait.

La mort de Bretton Woods

A l'époque, la croyance populaire aux États-Unis était que les économies de l'Europe occidentale et du Japon amassaient ces dollars de réserve grâce à des excédents commerciaux vis-à-vis des États-Unis. On avait ici l'image commune du fabricant japonais, utilisant une main d'oeuvre bon marché, diffusant un poste de télévision pour quatre dollars et encaissant simplement les dollars. Un Américain y perdrait un emploi et un emploi de substitution ne serait pas créé parce que les dollars gagnés par le Japon ne seraient pas dépensés. L'économie américaine était devenue "non compétitive", racontait-on, et comme les déficits de la balance des paiements augmentaient, l'idée vint que la raison de tout ceci était le fait que le dollar américain était devenu "surévalué".

En fait Mundell et Laffer disent que ce qui s'est vraiment passé, c'est que, comme les banques centrales étrangères immobilisaient leurs réserves d'or, la "monnaie" devint plus rare dans ces pays. Afin d'effectuer les transactions commerciales, les étrangers ont emprunté des dollars et les ont présentés à leur banque centrale pour les échanger contre leur propre monnaie, de sorte que, mois après mois, les banques centrales étrangères se retrouvaient avec de grandes réserves de dollars. Pour la plupart des Américains, ceci était assez effrayant, car ces dollars étaient perçus comme des titres sur des biens et des services américains. Ce qui n'apparaissait pas dans les déficits de la balance des paiements, c'était la transaction originale, "l'emprunt" étranger de dollars, qui signifiait que les États-Unis avaient un titre égal et compensatoire sur les avoirs étrangers.

Dans une économie mondiale dont la croissance dépendait d'une croissance correcte de la monnaie commune (c'est-à-dire du dollar), les États-Unis devaient, par les accords de Bretton Woods, créer un déficit toujours plus grand de la balance des paiements, pour le bien de tous. Mais Mundell a perçu que, en forçant l'immobilisation de l'or, les États-Unis ont intensifié ce processus et accru leurs déficits au-delà du niveau "normal". Alors, au lieu de reprendre le contrôle du déficit par une restriction de la création de dollars, ce qui aurait à nouveau rendu possible la conversion des dollars en or (ou par la création d'une monnaie mondiale, dans laquelle on pourrait convertir le dollar), une grave erreur politique fut faite. Le Président Johnson chercha à ralentir la fuite de dollars pour réduire le déficit de la balance des paiements américaine, tout d'abord par des restrictions non obligatoires sur les investissements américains à l'étranger (1965), puis en les rendant obligatoires (1968). Une série de règlements fut mise en place pour empêcher les dollars de partir à l'étranger. Le résultat fut que le marché privé trouva une manière de contourner ces règlements et engendra grâce aux innovations financières une migraine bien pire pour Washington. Comme Mundell l'expliqua en avril 1972 :

Sans marché international de la monnaie, une solution se développera toujours via le marché, mais c'est un domaine dans lequel les solutions du marché ne sont pas optimales [c'est évidemment là un point de désaccord fondamental avec ceux des économistes libéraux qui soutiennent qu'il y a supériorité du marché, y compris pour la gestion monétaire, et qui proposent en conséquence des solutions de "banque libre" (Selgin et White aux États-Unis, Dowd en Grande-Bretagne, Salin et Nataf en France pour citer quelques noms). Milton Friedman, partisan des taux de change flexibles (et à ce titre peu apprécié de Wanniski) était autrefois également d'accord pour trouver les solutions du marché sous-optimales. Il s'est depuis rapproché des théoriciens de la banque libre. NdT]. Les banques commerciales, utilisant le dollar, ont désormais créé une monnaie internationale : c'est le système de l'eurodollar, ou système du dollar international.

L'innovation financière, qui continue à mener sa propre vie, fut le substitut privé du système officiel, qui fonctionnait mal. Les branches étrangères des banques commerciales américaines ont étanché la soif de dollars à l'étranger, soif que le gouvernement américain essayait d'empêcher. Parce que les dépôts étrangers en dollars américains ne sont pas sujets aux exigences de réserves imposées pour les dépôts intérieurs, les banques pouvaient devenir et devinrent des créateurs privés efficaces de monnaie. Lorsque la Fed a ralenti sa création de dollars, le marché des eurodollars a accéléré sa création, et vice versa. Dans une importante étude empirique, en 1974, Laffer a trouvé que cette relation était vraie pour chacune des 14 dernières années. La Réserve fédérale ne peut plus désormais que se faire des illusions en croyant pouvoir ralentir l'économie par une contraction de la croissance monétaire, ou pouvoir stimuler l'économie en augmentant la masse monétaire. Le marché avait trouvé un substitut à la Fed.

Dans leur compréhension imparfaite de se qui se passait dans l'économie mondiale depuis 1967, les décideurs politiques américains ont donné le coup de grâce au système de Bretton Woods. Comme le dit Mundell :

On ne peut dire d'aucun événement de l'Histoire qu'il ne possède qu'une cause unique. Mais si on cherchait les origines politiques les plus importantes de la crise (monétaire) de 1971, il faudrait en rendre responsable le relâchement monétaire excessif aux États-Unis au cours des six premiers mois de 1971, lorsque l'expansion monétaire fut plus rapide que pour toute autre période comparable pendant un quart de siècle ! L'accélération monétaire a accentué la fuite de dollars et a englouti l'Europe sous les liquidités de dollars au printemps 1971. En août, les banques centrales européenne demandèrent de l'or. Plutôt que de les payer, les États-Unis ont suspendu la convertibilité. L'ère 1934-1971, avec une once d'or à 35 dollars, se termina.

Il s'ensuivit, entre août 1971 et février 1973 (quand les taux de change monétaires devirent flottants), une autre comédie d'erreurs. Les décideurs poltiques américains, hypnotisés par l'idée que l'économie américaine souffrait d'un dollar surévalué, "gagnèrent" une dévaluation de 13 pour cent grâce à l'accord que le Secrétaire général du Trésor, John Connaly, obtint des ministres étrangers à la réunion de la Smithsonian Institution. Les officiels américains grommelèrent que la dévaluation aurait dû être trois ou quatre points plus élevée pour recueillir tous les bénéfices. Comme le démontrèrent les événements, il ne devait pas y avoir de bénéfice du tout.

Recréer le "supermarché de la monnaie"

Dans la perspective de Mundell et Laffer, le monde a bénéficié après 1944 des efficacités et des économies d'échelle d'un "supermarché de la monnaie". Mais avec des taux de change flexibles - alors flottants -, le supermarché est fermé et remplacé par des petits commerces de monnaie. C'est l'équivalent global de ce qui se passerait si chacun des 50 États était forcé de quitter la monnaie commune américaine pour des systèmes monétaires indépendants.

Mundell et Laffer ne seraient pas non plus surpris si le monde revenait à un supermarché de la monnaie, un système de taux de change fixes qui essaierait à nouveau d'approcher une monnaie commune. En juin 1969, lors d'une conférence célébrant le 25ème anniversaire de Bretton Woods, Mundell avait prit note des forces puissantes qui conduisaient à la flexibilité des taux de change et avait prédit qu'en 1980 le monde l'aurait essayé, puis abandonné, et se serait détourné de ses avocats. Cela ne durera probablement pas longtemps. Déjà, de nombreux officiels américains ne considèrent plus la dépréciation du dollar comme un signe d'amélioration de la position "compétitive" des États-Unis. Et, en Allemagne de l'Ouest, les banquiers, les économistes et les politiciens ne s'inquiètent plus de ce qu'une réévaluation du Deuschmark puisse faire du mal à l'économie allemande. Une fois que cette réalité est acceptée, les "impossibilités politiques" vis-à-vis d'une monnaie mondiale s'évanouissent. Si des politiciens pouvaient voir que leurs économies nationales ne peuvent pas être stimulées par la création monétaire, pour augmenter la production et faire baisser le chômage, alors ils abandonneraient volontairement cette méthode pour récolter les immenses bénéfices d'un supermarché de la monnaie, de la monnaie commune.

Une fois ce problème politique mis de côté, tout ce que voient Laffer et Mundell est un probkème difficile mais clair d'ingénierie. Le mécanisme peut être reconstruit d'une douzaine de manières, de telle sorte que reviennent les bénéfices de Bretton Woods sans le défaut du système.

Ainsi, au lieu d'avoir toutes les monnaies liées au dollar, le dollar étant lié, lui, à l'or, toutes les monnaies pourraient être liées aux Droits de Tirage Spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international -"l'or de papier"- qui fixeraient à leur tour le prix de l'or. La différence est subtile mais elle élimine les pires problèmes du système de Bretton Woods. Au lieu que tous les profits bancaires partent pour les États-Unis où ils s'accumulent, en raison de l'étalon-dollar international, chaque nation du système recevrait une part proportionnelle des profits. Le dollar resterait puissant, mais les États-Unis ne pourraient pas, comme de Gaulle s'en est une fois plaint, se faisant l'écho de son ami et conseiller Jacques Rueff, bénéficier d'un déficit sans larmes. Le marché des eurodollars serait remplacé par le marché des DTS et si le dollar restait encore dominant, ce ne serait pas aussi manifeste. De plus, en tenant le prix de l'or à bout de bras lieu d'en faire le pivot du système, l'Occident pourrait protéger son système monétaire au cas où l'Union soviétique ou l'Afrique du Sud - les plus grands producteurs d'or - essayaient soudainemnt d'écouler le métal sur le marché pour récolter des récompenses déraisonnables. Avec cet ancrage vis-à-vis des DTS, les ministres des finances occidentaux pourraient calmement et précisément maintenir à la fois une balance extérieure équilibrée et accroître la masse monétaire mondiale des montants désirés et appropriés.

Les coûts économiques et sociaux consécutifs à l'absence d'un tel système depuis 1967, et particulièrement depuis 1971, ont été colossaux. Ce fut la fin de la discipline monétaire lorsque le monde abandonna la convertibilité pour les taux de change flexibles. La majorité de l'inflation mondiale est le résultat de l'effondrement du système de Bretton Woods, ce qui a de plus conduit à une crise de confiance dans les institutions occidentales et engendré des doutes sur l'opportunité des économies libres dans le monde moderne. En échange de cette pagaille, les États-Unis ont désormais une politique monétaire indépendante, qui se résume à un "droit" à avoir plus de chômage quand la politique menée est trop restricitive et un "droit" à avoir plus d'inflation si la politique menée est celle d'un argent trop facile.

Faire face à la "stagflation"

Pour traiter de l'économie intérieure, sous un régime de taux de change fixes, les décideurs politiques américains peuvent toujours utiliser la politique fiscale, ce qui est suffisant. Depuis 1961, Mundell a expliqué que les politiques monétaire et fiscale sont deux intruments politiques totalement distincts, qui peuvent être employés pour des buts différents et même être utilisés dans des directions opposées. La politique monétaire est l'instrument approprié pour maintenir un équilibre de la balance extérieure. La politique fiscale est l'instrument approprié pour maintenir la demande globale et l'équilibre intérieur. Si l'économie mondiale connaît l'inflation et le chômage en même temps, la politique adéquate consiste à réduire l'offre de monnaie et à relâcher la pression fiscale. Il est préférable que la dernière mesure prenne la forme d'une baisse des impôts bien que Mundell soit d'accord sur le fait qu'un achat de biens et de services par le gouvernement puisse aussi avoir des effets bénéfiques.

L'essence de cette idée révolutionnaire est que pour une masse monétaire donnée, augmenter le chômage signifie de nos jours presque certainement augmenter l'inflation. Auparavant, alors qu'il n'y avait pas de syndicats et très peu d'aide pour les chômeurs, un ralentissemet de la production se traduisait par des salaires plus bas. Aujourd'hui, une augmentation du chômage ne conduit à une baisse des salaires que sur une longue période. L'offre des biens et des services baisse et le prix de l'offre produite est poussée à la hausse par les employés (avec leurs salaires encore élevés) et les chômeurs (avec les transferts de paiements) [4].

La première déclaration publique explicite de Mundell sur le fait que la "stagflation" américaine réclamait des baisse d'impôts et un raidissement de l'offre monétaire fut faite en avril 1971, lors d'une conférence sur l'inflation mondiale à Bologne, en Italie. Le changement à 180 degrés de la politique du gouvernement Ford, en janvier 1975, était en partie le résultat des exposés de Laffer au chef d'état-major de la Maison Blanche, Donald Rumsfeld, à la fin novembre. Laffer, qui avait repris l'idée de son ami Mundell et qui l'avait modifiée pour prendre en compte les effets pervers des transferts de paiements, avait aussi présenté ses arguments dans un mémorandum de novembre destiné au Secrétaire du Trésor, Simon :

Le meilleur programme pour combattre l'inflation réduit la croissance monétaire et augmente en même temps la croissance de la production réelle. Afin d'augmenter la croissance de la production réelle, il est tout d'abord nécessaire de s'attacher à savoir pourquoi les gens, les machines, les biens immobiliers et tous les autres facteurs de production choisissent d'être employés. Ensuite, il est nécessaire de s'attacher à savoir pourquoi les entreprises choisissent d'employer ces facteurs de production.

Il sera considéré ici comme une simple vérité que, pour une part, le choix du travail par les facteurs de production est fondé sur leur capacité à obtenir un revenu après impôt. Il est de même considéré comme quasiment évidente la proposition que, plus un employeur doit payer ses facteurs de production, moins il en voudra.

Les impôts marginaux de toutes sortes sont un "coin" placé entre ce que paie un employeur pour ses facteurs de production et ce que ces derniers reçoivent à la fin comme revenu après impôt. Dans le cas des impôts sur les salaires, par exemple, si un employeur paie 100 dollars à un employé, il doit aussi payer sa part de contribution à la Sécurité sociale pour un montant d'environ 5,50 dollars. Ainsi, les coûts pour utiliser les services de l'employé se montent à 105,50 dollars. L'employé, de l'autre côté, doit déduire 5,50 dollars de sa paie pour sa part de contribution à la Sécurité sociale et ne reçoit donc que 94,50 dollars... Le "coin" de 11 dollars ne représente que les impôts de la Sécurité sociale. En plus de ces impôts, il y a aussi les impôts sur le revenu, sur les ventes, sur la propriété, les impôts de l'État et les impôts locaux de toutes sortes, etc. Pour les niveaux que nous connaissons, les effets de ce "coin" représenté par les impôts sont très importants.

Afin d'augmenter la production totale, les mesures politiques doivent avoir pour effet d'augmenter à la fois la demande de facteurs de production et le désir de ces derniers d'être employés. Il faut réduire les impôts de toute sorte. Ces réductions seront les plus efficaces dans les cas où elles réduiront le plus les taux d'imposition marginaux. Toute réduction des taux d'imposition marginaux signifie que les employeurs paieront moins alors que les employés recevront plus. Du point de vue de l'employeur comme de celui de l'employé, plus d'emploi sera désiré et il y aura une production plus grande.

Ce qui est particulièrement intéressant dans ce raisonnement n'est pas son caractère hétérodoxe. Certes, il est hétérodoxe : pendant plus d'une génération, des économistes conservateurs ont insisté sur le fait que l'inflation devait être combattue par des restrictions monétaires et fiscales, alors que des économistes de gauche réclamaient un assouplissement monétaire et une plus grande fiscalité afin de combattre la récession. Encore plus hétérodoxe, peut-être, est le fait que Mundell et Laffer pensaient à des baisses d'impôts comme moyen d'accroître l'offre, alors que, virtuellement, tous leurs pairs ne les envisageaient que comme moyen d'augmenter la demande. Ce qui est le plus intéressant n'est pas une conclusion particulière mais la façon de penser en elle-même : il est si rare d'entendre des économistes analyser les problèmes économiques des actions - dans de tels termes microéconomiques - en fonction de ce qui pousse les gens à travailler et à produire. C'est une approche très différente de celle des monétaristes, qui pensent que tout dépend du montant correct de la monnaie imprimée par la Réserve fédérale, ou de celle des néo-keynésiens, qui considèrent que tout dépend de la "gestion de la demande" par le gouvernement. Ces deux théories "macroscopiques" sont par nature intrinsèquement directoriales. Mundell et Laffer reviennent à un modèle plus ancien de la pensée économique dans lequel les incitations et les motivations du producteur, du consommateur et du marchand individuels sont la clef de voûte de la politique économique.

De plus, ce producteur individuel, ce consommateur individuel et ce marchand individuel sont considérés comme appartenant à la communauté économique mondiale. Ainsi, la vision globale de Mundell et Laffer sur ce qui doit être fait suit le même type de raisonnement microéconomique. Les gouvernements ne peuvent pas changer les termes du commerce en modifiant les masses monétaires ou en faisant varier les taux de change. Certains d'entre eux pensent qu'ils le peuvent. S'ils arrêtaient d'essayer, et mettaient en commun leurs erreurs via la simulation d'une monnaie commune, ils pourraient éviter les coûts affreux de leur illusion. Ils n'auraient qu'à décider du taux de croissance de la monnaie commune - un problème dont ils pourraient également se passer en liant le taux de croissance aux limites des ressources de la planète (dont l'or est, bien sûr, un exemple), en sachant que s'ils ne font pas ainsi, la planète répondra par une pénurie de ses ressources. D'après Mundell et Laffer, les partisans de la préservation de l'environnements qui craignent que l'Occident épuise les ressources de la Terre comprennent peu les possibilités enchanteresses de la réforme monétaire internationale.

Une "révolution copernicienne" ?

Il est encore trop tôt, bien sûr, pour estimer le statut de l'hypothèse de Mundell et Laffer. Bien que de nombreux économistes distingués commencent plutôt à accorder à contrecoeur qu'il "pourrait y avoir quelque chose dedans", la résistance et l'opposition sont encore fortes. La suggestion que l'or (ou un équivalent, par exemple un panier de biens) pourrait jouer un rôle utile dans la finance internationale fait se hérisser une génération d'économistes qui avait été éduqués pour penser que "l'étalon-or" était une des plus horribles superstitions d'autrefois. L'hypothèse de Mundell et Laffer irrite les sensibilités idéologiques de ceux - économistes ou politiciens - qui croient que, économie mondiale ou non, une politique économique nationale doit toujours être "menée" par les autorités nationales. Et il est toujours possible que des recherches et des analyses ultérieures montrent que Mundell et Laffer n'ont qu'en partie raison.

Cependant, il est peu probable que l'hypothèse disparaisse simplement. Le phénomène mondial de l'inflation avec récession est une des caractéristiques les plus frappantes de notre époque, et les théories économiques existantes - qu'elles émanent de Cambridge ou de Chicago - ne semblent pas pouvoir fournir d'explication simple et claire. Et comme les "épicycles" nécessaires pour fournir une explication deviennent de plus en plus compliqués et tortueux, une sorte de révision copernicienne devient plus attrayante. Comment l'hypothèse de Mundell et Laffer s'inscrit exactement dans une telle révision reste à voir. Leurs idées peuvent être ou ne pas être la "révolution copernicienne" de l'économie dont on a besoin. Mais, tout au moins, on devine qu'elles peuvent légitimement prétendre à un statut proto-copernicien.

Notes

4. Les impôts devraient être réduits et les dépenses gouvernementales maintenues grâce au déficit uniquement lorsqu'une condition spéciale se produit, une condition que Mundell et Laffer disent exister actuellement. "Il y a toujours deux taux d'imposition qui produisent les mêmes revenus monétaires," explique Laffer. "Par exemple, quand le taux d'imposition est nul, les revenus sont également nuls. Quand le taux d'impôts est de 100 pour cent, il n'y a pas de production et les revenus sont ici aussi nuls. Entre ces valeurs extrêmes, il existe un taux d'imposition qui maximise les revenus du gouvernement." Tout impôt plus élevé réduit la production totale et l'assiette fiscale, et devient donc contre-productif, même pour créer des revenus. Les taux d'imposition marginaux américains sont désormais, disent-ils, dans cet intervalle non productif et l'économie est "étranglée, asphyxiée par les impôts," dit Mundell. Les taux d'imposition ont été augmentés par inadvertance en raison de l'impact de l'inflation sur la progressivité de la structure de l'impôt. Si le taux d'imposition était plus faible que le taux maximisant les revenus du gouvernement, des baisses d'impôts réduiraient les revenus procurés par les impôts en situation de plein emploi. Mais un effet multiplicateur a lieu si l'économie ne connaît pas le plein emploi et la baisse d'impôts augmente alors la production et l'assiette fiscale, en plus de rendre l'économie plus efficace. Même si un plus grand déficit apparaît, des revenus suffisants seront récupérés par les impôts afin de payer les intérêts sur les obligations émises par le gouvernement pour financer le déficit. Ainsi, le impôts futurs n'auront pas besoin d'être augmentés et il n'y aura pas de diminution de la production future. Des baisses des taux d'imposition, par conséquent, peuvent en réalité fournir un moyen de servir les intérêts de la dette publique.

En mai 1974, Mundell disait que l'économie américaine aurait besoin d'une baisse immédiate des impôts de 10 milliards de dollars, ou sinon, comme l'économie se détériore, le chiffre augmentera. En octobre, il disait que la baisse d'impôt implicite devrait être de 30 milliards de dollars. En février 1975, lui et Laffer ont donné un chiffre de 60 milliards de dollars. Les chiffres de la baisse d'impôts ne sont qu'"implicites" parce que Mundell et Laffer pensent que les déficits ne se matérialiseront pas à ces montants en raison de l'augmentation de l'assiette fiscale : l'emploi, la stabilité des prix et les revenus seront optimisés en remettant des ressources inemployées au travail.


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