Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

2. Les cartels et leurs conséquences

A. Cartels et "prix de monopole"

Mais l'action monopolistique n'est-elle pas une restriction de la production, et cette restriction n'est-elle pas un acte anti-social ? Cherchons tout d'abord se qui serait le pire cas d'une telle action : la destruction effective d'une partie de la production par un cartel. Ceci est fait pour tirer avantage d'une demande inélastique et pour faire monter les prix afin d'obtenir un revenu monétaire plus grand pour le groupe du cartel dans son ensemble. Nous pouvons imaginer, par exemple, le cas d'un cartel du café brûlant de grandes quantités de café.

En premier lieu, de telles actions seront sûrement très rares. La destruction effective de sa production est clairement un acte très gaspilleur, même pour le cartel ; il est évident que les facteurs de production, que les exploitants ont développés pour produire le café, ont été l'objet d'une dépense inutile. Clairement, la production de la quantité totale du café en elle-même s'est révélée une erreur, et l'action de brûler le café n'est venu qu'après coup et reflète l'erreur passée. Or, à cause de l'incertitude du futur, des erreurs sont fréquemment faites. L'homme peut travailler et investir pendant des années dans la production d'un bien que, comme on le constate par la suite, les consommateurs ne veulent pas du tout. Si, par exemple, les choix des consommateurs changent et que le café n'était plus demandé par personne, quel que soit son prix, il serait détruit, avec ou sans cartel.

L'erreur est certainement malheureuse, mais ne peut pas être considérée immorale ou anti-sociale ; personne ne l'a délibérément commise [5]. Si le café était un bien durable, il est évident que le cartel ne le détruirait pas, mais le stockerait pour la vente progressive aux consommateurs, gagnant ainsi un revenu à partir du "surplus" de café. Dans une économie en rotation perpétuelle, où les erreurs sont supprimées par définition, il n'y aurait pas de destruction, car les stocks optimaux pour obtenir le revenu monétaire seraient produits à l'avance. Moins de café serait produit dès le départ. Le gaspillage réside dans la production excessive de café aux dépends d'autres biens qui auraient pu être produits. Après que la production de café est réduite, les autres facteurs qui seraient allés vers la production de café ne seront plus gaspillés ; les autres biens immobiliers, le capital, etc., iront vers d'autres emplois plus profitables. Il est vrai que les facteurs spécifiques excédentaires resteront inusités ; mais c'est toujours le destin des facteurs spécifiques quand les réalités de la demande des consommateurs ne soutiennent plus leur utilisation dans la production. Par exemple, s'il y a diminution soudaine de la demande pour un bien, de telle sorte qu'il ne soit plus rentable de travailler avec certaines machines spécialisées, cette "possibilité non utilisée" n'est pas un gaspillage social, mais est au contraire socialement utile. C'est une erreur d'avoir fabriqué ces machines ; et maintenant que les machines ont été fabriquées, travailler avec elles se révèle moins profitable que travailler avec d'autres biens immobiliers et d'autres machines. Par conséquent, la mesure économique consiste à les laisser au repos ou peut-être à les transformer pour d'autres usages. Bien entendu, dans une économie infaillible, aucune bien de capital spécifique excessif ne serait produit.

Supposons, par exemple, qu'avant que le cartel intervienne, des montants X de travail et Y de biens immobiliers coopèrent pour produire 100 millions de livres de café par an. Le cartel du café détermine, néanmoins, que la production la plus rentable est de 60 millions de livres et réduit donc la production annuelle à ce niveau. Il serait absurde, bien sûr, de continuer une production peu rentable de 100 millions de livres et d'en brûler 40 millions. Mais que faire maintenant du surplus de biens immobiliers et de travail ? Ceux-ci vont se redistribuer vers, disons, la production de 10 millions de livres de caoutchouc, 50 000 heures de services comme guide dans la jungle, etc. Qui pourrait dire que la seconde structure de production, la seconde allocation des facteurs, est moins "juste" que la première ? En fait, nous pouvons dire qu'elle est plus juste, car la nouvelle allocation des facteurs sera plus rentable, et donc plus productrice de valeur, pour les consommateurs. Au sens de la valeur, donc, la production totale a augmenté et non diminué. Il est clair que nous ne pouvons pas dire que la production, au total, a été limitée, car la création de biens autres que le café a augmenté, et que la seule comparaison qui puisse être faite, entre la baisse d'un bien et la croissance d'un autre, doit l'être en termes généraux d'évaluation. En fait, la réaffectation des facteurs vers le caoutchouc et les guides de jungle ne limite pas plus la production de café qu'une réaffectation préalable des facteurs vers le café n'avait limité auparavant la production de biens existants autrefois.

Le concept entier de la "limitation de la production" est donc une erreur quand on l'applique au marché libre. Dans le monde réel où les ressources sont rares par rapport aux fins possibles, toute production implique un choix et une allocation des facteurs afin de servir les fins jugées avoir le plus de valeur. En bref, la production de tout bien est nécessairement toujours "limitée". Une telle "limitation" est la conséquence simple de la rareté universelle des facteurs et de l'utilité marginale décroissante de tout produit. Il est alors tout bonnement absurde de parler de "limitation" [6].

Nous ne pouvons pas, dès lors, dire qu'un cartel a "limité la production". Après que la dernière allocation a éliminé l'erreur du producteur, l'action du cartel consistera en une maximisation des revenus des producteurs au service des consommateurs, comme toutes les autres allocations du marché libre. C'est le résultat que les gens essaient d'atteindre sur le marché, en accord avec leur talent d'entrepreneurs prévoyant le futur, et c'est la seule situation dans laquelle l'homme en tant que consommateur est en harmonie avec l'homme en tant que producteur.

De notre analyse s'ensuit que la production originelle de 100 millions de livres de la part des producteurs était une erreur malheureuse, corrigée par la suite par ces derniers. Au lieu d'être une limitation vicieuse de la production au détriment des consommateurs, la réduction de la production de café était, au contraire, la correction d'une erreur antérieure. Comme seul le marché libre peut allouer des ressources pour servir le consommateur, en accord avec le caractère profitable au sens monétaire, il faut considérer que dans la situation préalable, "trop" de café et "trop peu" de caoutchouc et de services de guide de jungle, etc., étaient produits. L'action du cartel, en réduisant la production du café et en étant à l'origine d'une augmentation de la production de caoutchouc et de services de guide de jungle, etc., a conduit à une augmentation du pouvoir des ressources productives à satisfaire les désirs du consommateur.

Si des adversaires des cartels ne sont pas d'accord avec ce verdict et croient que la structure précédente de production servait mieux le consommateur, il leur est toujours parfaitement possible de surenchérir sur les biens immobiliers, le travail et les facteurs du capital afin de les détourner des agences de guide de jungle et des producteurs de caoutchouc, et d'entreprendre eux-mêmes la production prétendument "déficiente" de 40 millions de livres de café. Comme ils ne le font pas, ils ne sont pas dans une position d'attaquer les producteurs existants de café qui ne le font pas. Comme Mises l'a résumé : "Très certainement, ceux qui sont engagés dans la production d'acier ne sont pas responsable du fait que d'autres personnes ne sont pas entrées dans ce domaine de production...Si quelqu'un est à blâmer pour le fait que le nombre de personnes qui se sont engagées dans l'organisation civile de défense n'est pas plus grand, alors ce n'est pas celui qui s'est déjà engagé mais celui qui ne s'est pas engagé [7]." La position des adversaires du cartel implique que quelqu'un d'autre produit trop d'un autre produit ; cependant ils n'offrent pas d'étalon en dehors de leurs propres jugements arbitraires pour juger quelle production est excessive.

Critiquer les propriétaires d'acier pour ne pas produire "assez" d'acier ou les exploitants de café pour ne pas produire "assez" de café implique également l'existence d'un système de castes, dans lequel une certaine caste est désignée de manière permanente pour produire de l'acier, une autre pour récolter le café, etc. Ce n'est que dans une société de castes qu'une telle critique a un sens. Or, le marché libre est le contraire du système de castes ; en effet, le choix entre les alternatives implique la mobilité entre les différents termes des alternatives, et cette mobilité vaut évidemment pour les entrepreneurs et ceux qui prêtent leur argent pour investir dans la production.

En outre, comme nous l'avons dit plus haut, la demande inélastique n'est que le résultat des choix du consommateur. Supposons, donc, que 100 millions de livres de café ont été produite et sont en stock, et qu'un groupe de producteurs décide conjointement qu'en brûler 40 millions conduira à, par exemple, doubler le prix de 1 grain [=0,065 gramme, NdT] d'or par livre à 2 grains par livre, conduisant ainsi à un revenu total plus important. Ce serait impossible si les producteurs savaient qu'ils seraient confrontés à un boycott effectif du consommateur à des prix plus élevés. De plus, les consommateurs ont une autre méthode, s'ils le veulent, d'empêcher la destruction du bien. Plusieurs consommateurs, agissant individuellement ou ensemble, peuvent proposer d'acheter le café existant à un prix plus élevé que le prix actuel. Ils peuvent le faire à cause de leur désir de café ou à cause de leur consternation philanthropique vis-à-vis de la destruction d'un bien utile, ou encore à cause d'un mélange des deux motifs. En tout cas, s'ils le font, ils empêcheraient le cartel de producteurs de diminuer le stock offert sur le marché. Le boycott à un prix plus élevé et/ou l'offre plus grande à un prix plus bas changeraient la courbe de demande et la rendrait élastique au niveau actuel du stock, supprimant ainsi toute motivation, ou besoin, à la formation d'un cartel.

Regarder un cartel comme quelque chose d'immoral ou entravant une certaine souveraineté du consommateur est donc complètement injustifié. Et c'est vrai même dans le cas apparemment le "pire" d'un cartel que nous pouvons supposer agir uniquement avec des buts de "limitation" et dans lequel, à la suite d'une erreur antérieure et de la nature périssable du produit, une destruction physique se produira. Si les consommateurs veulent véritablement empêcher cette action, il leur suffit de modifier leur demande pour ce produit, soit par un changement effectif de leur goût pour le café, soit ou en combinant boycott et philanthropie. Le fait qu'un tel développement n'ait pas lieu dans des circonstances données signifie que les producteurs maximisent encore leur revenu monétaire en étant au service du consommateur - par l'action d'un cartel comme par toute autre action. Certains lecteurs pourraient objecter que, en ayant des demandes plus élevées pour le stock existant, les consommateurs ne feraient que corrompre les producteurs, et que ceci constituerait une extorsion injustifiée de la part des producteurs. Mais cette objection ne peut être retenue. Les producteurs sont guidés par l'objectif de maximisation du revenu monétaire ; ils n'extorquent pas, mais produisent simplement là où les gains sont les plus élevés, grâce à des échanges conclus volontairement par les producteurs tout comme par les consommateurs. Il n'y pas plus "d'extorsion" dans ce cas que lorsqu'un travailleur part d'un emploi peu payé pour un emploi plus lucratif, ou quand un entrepreneur investit dans ce qu'il croit être un projet plus profitable qu'un autre.

Il faut admettre que lorsqu'une erreur a été faite, comme dans la situation mentionnée ci-dessus, la conduite rationnelle n'est pas de se lamenter sur le passé, ni d'essayer de "récupérer" les coûts historiques, mais de tirer le maximum (toutes choses égales par ailleurs, le plus d'argent) de la situation actuelle. Nous acceptons ceci quand des machines fabriquées autrefois ou d'autres biens du capital se trouvent confrontés à une baisse de la demande de leur produit. Dans le processus de production, comme nous l'avons vu, les énergies du travail fonctionnent avec les facteurs naturels et les facteurs produits pour arriver aux biens de consommation demandés avec le plus d'insistance. Comme les erreurs sont inévitables, ce processus conduit inévitablement à un montant considérable de biens du capital "inusités" à un instant donné. De même, la plupart de la terre originelle restera sans occupation parce que les forces du travail ont mieux à faire sur les autres terres. En bref, le café "inusité" est le résultat d'une erreur de prévision et ne doit pas être plus choquant ou répréhensible que les "possibilités non utilisées" des autres types de biens du capital.

Notre argument vaut tout aussi bien pour une entreprise unique produisant un produit unique avec une demande inélastique que pour un cartel d'entreprises. Une entreprise unique, avec une demande inélastique pour son produit, peut également détruire une partie de son stock après avoir commis une erreur de prévision. Notre critique de la doctrine luttant "contre le prix de monopole" et pour la souveraineté du consommateur s'applique également à un tel cas.

B. Cartels, fusions et compagnies commerciales

Un argument fréquent veut que l'action d'un cartel introduise une collusion. Car une entreprise seule peut arriver à un "prix de monopole" par ses capacités naturelles ou l'enthousiasme des consommateurs pour son produit, alors qu'un cartel de plusieurs entreprises suppose, prétend-on, "collusion" et "conspiration". Ces expressions, néanmoins, ne sont que des termes émotifs destinés à amener une réponse défavorable. Ce qui se trouve en jeu ici est en fait une coopération afin d'accroître les revenus des producteurs. Car quelle est l'essence de l'action d'un cartel ? Les producteurs individuels se mettent d'accord pour mettre en commun leurs avoirs dans une organisation centralisée unique qui prend les décisions de production et de politique des prix pour tous les propriétaires, et qui ensuite leur distribue les gains monétaires. Mais ce processus n'est-il pas le même que pour toute sorte de partenariat ou toute formation de compagnie commerciale ? Que se passe-t-il quand un partenariat ou une compagnie sont créés ? Les individus se mettent d'accord pour mettre leurs avoirs en commun avec une gestion centralisée et une direction centralisée qui mène la politique pour les propriétaires et qui leur distribue les gains monétaires. Dans les deux cas, la mise en commun, les méthodes de direction et la distribution des gains se font en accord avec des règles acceptées par tous au départ. Il n'y a donc pas de différence essentielle entre un cartel et une compagnie ou un partenariat ordinaire. On pourrait objecter que la compagnie ou le partenariat ordinaire ne concerne qu'une entreprise, alors que le cartel comporte toute une "industrie" (i.e. toutes les entreprises produisant un produit donné). Une telle distinction n'est cependant pas toujours valable. Plusieurs entreprises peuvent refuser d'entrer dans le cartel, alors que, d'un autre côté, une entreprise unique peut très bien être en situation de "monopole" pour la vente d'un de ses produits, et donc comprendre toute "l'industrie".

La correspondance entre un partenariat de coopération ou une compagnie - qui ne sont généralement pas considérés comme des formations répréhensibles - et un cartel est accrue si nous considérons le cas de la fusion de plusieurs entreprise. Les fusions ont été dénoncées comme "monopolistiques", mais pas de façon aussi véhémente que l'ont été les cartels. Fusionner des entreprises met en commun leurs avoirs, et les propriétaires des entreprises individuelles deviennent alors des propriétaires partiels d'une seule entreprise. Ils devront se mettre d'accord sur les règles d'échange des actions des différentes compagnies. Si la fusion s'étend à toute l'industrie, alors la fusion n'est qu'une forme permanente de cartel. Or, la seule différence entre une fusion et la formation initiale d'une compagnie unique est que la fusion met en commun des avoirs sous forme de biens existants du capital ,alors que la naissance initiale d'une compagnie met en commun des avoirs monétaires. Il est clair que, du point de vue économique, il y a peu de différences entre les deux. Une fusion est l'action d'individus avec une certaine quantité de biens du capital déjà produits, qui s'adaptent aux conditions présentes, et aux conditions qu'ils attendent du futur, en mettant en commun leurs avoirs. La formation d'une nouvelle compagnie est une adaptation aux conditions attendues du futur (avant qu'un investissement quelconque ait déjà été fait) par la mise en commun coopérative d'avoirs. La similitude essentielle réside dans la mise en commun volontaire des avoirs au sein d'une organisation plus centralisée en vue d'augmenter le revenu monétaire.

Les théoriciens qui attaquent les cartels et les monopoles ne voient pas l'identité des deux actions. Il en résulte qu'une fusion est considérée comme moins répréhensible qu'un cartel, et une compagnie unique bien moins menaçante qu'une fusion. Or, une fusion à l'échelle de l'industrie est, de fait, un cartel permanent, une combinaison permanente et une fusion. D'un autre côté, un cartel qui maintient par accord volontaire l'identité séparée de chacune des entreprises est par nature un arrangement transitoire et éphémère et, comme nous le verrons plus bas, tend généralement à éclater sur le marché. En réalité, dans plusieurs cas, un cartel peut être considéré simplement comme un pas vers une tentative de fusion permanente. De plus une fusion et la formation initiale d'une compagnie ne sont pas essentiellement différentes, comme nous l'avons vu. La première est une adaptation de la taille et du nombre des entreprises au sein d'une industrie vis-à-vis des nouvelles conditions ou est une correction d'une précédente erreur de prévision. La deuxième est un essai partant de zéro de s'adapter aux conditions présentes et futures du marché.

C. Économie, technique, et taille de l'entreprise

Nous ne connaissons pas, et l'économie ne peut pas nous l'apprendre, la taille optimale d'une entreprise au sein d'une industrie donnée. La taille optimale dépend des conditions techniques concrètes de chaque situation, ainsi que de l'état de la demande du consommateur vis-à-vis d'une offre donnée des divers facteurs de l'industrie en question et des autres industries. Toutes ces questions complexes entrent en jeu lors des décisions des producteurs, et finalement des consommateurs, concernant la taille des entreprises des différentes lignes de production. En liaison avec la demande des consommateurs et les coûts d'opportunité des divers facteurs, les propriétaires des facteurs et les entrepreneurs produiront dans les industries et entreprises pour lesquelles ils maximisent leurs revenus ou profits monétaires (les autres facteurs psychiques étant supposés égaux). Comme prévoir est la fonction des entrepreneurs, ceux qui réussissent minimiseront leurs erreurs et donc leurs pertes. Il en résulte que toute situation sur le marché libre tendra à être la plus désirable pour satisfaire les demandes des consommateurs (en incluant ici les désirs non monétaires des producteurs).

Ni les économistes ni les ingénieurs ne peuvent décider de la taille la plus efficace pour une entreprise dans quelque situation que ce soit. Seuls les entrepreneurs eux-mêmes peuvent déterminer la taille qui sera la plus efficace, et il est, de la part des économistes ou d'un quelconque observateur extérieur, présomptueux et injustifié d'essayer de prescrire autre chose. Dans ce domaine et dans d'autres, les désirs et les demandes des consommateurs sont "télégraphiés" au travers du système des prix, et la force résultante vers le maximum de revenu monétaire et de profit conduira toujours à une allocation et un établissement des prix optimaux. Il n'y a nul besoin des conseils extérieurs d'un économiste.

Il est clair que lorsque plusieurs milliers d'individus décident de ne pas produire et posséder eux-mêmes des usines d'acier, mais de mettre plutôt en commun leur capital dans une compagnie organisée - qui achètera les facteurs, investira, dirigera la production et vendra le produit,distribuant ultérieurement les gains monétaires parmi les propriétaires - ils augmentent énormément leur efficacité. Comparée à la production de centaines de petites usines, la quantité de production par facteur donné sera grandement accrue. La grande entreprise pourra acheter des machines fortement capitalisées et pourra financer une commercialisation et une distribution mieux organisées. Tout ceci est assez évident quand des milliers d'individus unissent leur capital pour créer une entreprise d'acier. Mais pourquoi ne serait-ce pas tout aussi vrai quand plusieurs petites entreprises fusionnent en une grande compagnie ?

On pourrait répondre qu'avec la fusion, particulièrement dans le cas d'un cartel, une action unie est menée non pour accroître l'efficacité mais seulement pour augmenter les revenus en limitant les ventes. Toutefois, il n'existe aucun moyen pour qu'un observateur extérieur puisse distinguer entre une opération "limitative" et une opération améliorant l'efficacité. Dans le premier cas nous ne devons pas penser à l'usine comme étant le seul facteur de production dont l'efficacité peut augmenter. La commercialisation, la publicité, etc., sont aussi des facteurs de production ; car la "production" n'est pas seulement la transformation physique d'un produit, mais consiste aussi à le transporter et à le mettre dans les mains de l'utilisateur. Cette dernière opération implique des dépenses afin d'informer l'utilisateur de l'existence et de la nature du produit et de le lui vendre. Comme un cartel est toujours uni pour la commercialisation, qui peut nier qu'il puisse rendre celle-ci plus efficace ? Comment, dès lors, séparer cette efficacité de l'aspect "limitatif" de l'opération [8] ?

En outre, les facteurs techniques de production ne peuvent pas être considérés dans le vide. La connaissance technique nous fournit toute une liste de choix alternatifs qui nous sont offerts. Mais aux questions cruciales - où investir ? combien ? quelle méthode choisir ? - seule l'économie peut répondre, par des considérations financières. Seul un marché conduit par la recherche de revenus monétaires et du profit permet de répondre à ces questions. Ainsi, comment un producteur décide-t-il, en creusant un tunnel de métro, le matériau à choisir pour sa construction ? D'un point de vue purement technique, le platine pourrait être le meilleur choix, le plus durable, etc. Cela veut-il dire qu'il devrait choisir le platine ? Il ne peut faire un choix parmi les différents facteurs de production, les méthodes, les biens à produire, etc., qu'en comparant les dépenses monétaires (qui sont égales aux revenus que ces facteurs pourraient rapporter ailleurs) aux revenus monétaires attendus de la production. Ce n'est qu'en maximisant les gains monétaires qu'il est possible d'allouer les facteurs au service des consommateurs ; autrement, et sur des bases purement techniques, rien n'empêcherait de construire des tunnels de métro en platine et de la largeur du continent. La seule raison pour laquelle ceci n'est pas fait dans les conditions actuelles est l'énorme "coût" monétaire représenté par le gaspillage provenant du détournement des facteurs et des ressources hors des utilisations les plus instamment réclamées par les consommateurs. Mais l'existence de cette demande alternative préférée - et donc le fait même du gaspillage - ne peut être trouvée qu'au travers d'un système de prix poussé par la recherche des revenus monétaires par les producteurs. Seule l'observation empirique du marché nous montre l'absurdité totale d'un tel métro transcontinental.

De plus, il n'y a pas d'unités physiques qui permettent de comparer les différents types de facteurs et produits physiques. Ainsi, supposons qu'un producteur essaie de déterminer l'utilisation la plus efficace de deux heures de son travail. Dans un instant romantique, il essaie de déterminer cette efficacité de manière pure, sans faire appel à de "sordides" considérations monétaires. Supposons qu'il soit confronté à trois possibilités techniques connues, résumées dans le tableau suivant :

Facteurs Produit
A
2 heures de travail
5 livres d'argile : un pot
une heure d'étuve
B
2 heures de travail
un bloc de bois : une pipe
une heure d'étuve
C
2 heures de travail
un bloc de bois : un modèle de bateau
une heure d'étuve

Parmi les possibilités, A, B ou C quelle est-elle la plus efficace, la plus "utile" techniquement pour répartir son travail ? Il est clair que ce producteur "idéaliste", prêt au sacrifice, n'a pas de moyen de le savoir ! Il n'a pas de méthode rationnelle pour décider de produire ou non un pot, une pipe ou un bateau. Seul le producteur "égoïste", à la recherche d'argent, a un moyen de choisir. En essayant de maximiser le gain monétaire, le producteur compare les coûts monétaires (dépenses nécessaires) des différents facteurs avec le prix des produits. Considérant A et B, par exemple, si l'achat de l'argile et d'une heure d'étuve coûtent une once [=28,35 grammes, NdT] d'or, et que le pot peut être vendu à 2 onces d'or, son travail rapporterait une once d'or. D'un autre côté, si le bois et une heure d'étuve coûtent 1,5 once d'or et que la pipe se vend à 4 onces d'or, il gagnerait 2,5 onces pour deux heures de travail et choisirait de fabriquer ce produit. Les prix du produit et des facteurs reflètent la demande du consommateur et les tentatives du producteur de gagner de l'argent à son service. La seule façon qui permette au producteur de déterminer quel produit fabriquer est de comparer les gains monétaires attendus. Si le bateau se vend à 5 onces d'or, il choisira le bateau plutôt que la pipe et ainsi satisfera la demande la plus urgente du consommateur, tout autant que son propre désir de revenu d'argent.

Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l'efficacité technique et les considérations financières. La seule façon qui nous permette de déterminer si un produit est plus demandé qu'un autre, ou si un processus plus efficace qu'un autre, est au travers des actions concrètes du marché libre. Nous pouvons penser qu'il est évident, par exemple, que la taille optimale d'une usine d'acier est plus grande que celle d'un salon de coiffure. Mais nous le savons non comme économistes d'après un raisonnement praxéologique a priori, mais purement d'après les observations empiriques du marché libre. Il n'est pas possible aux économistes ou à d'autres observateurs extérieurs de fournir l'optimum technique d'une usine ou d'une entreprise. Seul le marché lui-même peut le faire. Et si cela est vrai en général, c'est également vrai pour les cas spécifiques des fusions et des cartels. L'impossibilité d'isoler un élément technique devient encore plus clair quand nous nous rappelons que le problème critique n'est pas la taille de l'usine, mais la taille de l‘entreprise. Les deux ne sont pas du tout synonymes. Il est vrai que l'entreprise considèrera l'usine de taille optimale quelque soit l'échelle de ses opérations, et, de plus, une usine de plus grande taille demandera, toutes choses égales par ailleurs, une entreprise de plus grande taille. Mais la liste de ses décisions recouvre des motifs plus larges : combien investir, quel bien ou quels biens produire, etc. Une entreprise peut comprendre une ou plusieurs usines et un ou plusieurs produits et comprend toujours des moyens de commercialisation, une organisation financière, etc. qui ne sont pas pris en compte si l'on ne regarde que l'usine [9].

Ces considérations, d'ailleurs, suffisent à réfuter la distinction très populaire entre la "production pour les besoins" et la "production pour le profit". En premier lieu, toute production est faite pour des besoins ; sinon elle n'aurait pas lieu. Dans une économie de marché, cela signifie presque toujours des biens pour les besoins des autres - les consommateurs. Le profit ne peut se gagner qu'en servant les consommateurs avec des produits. D'un autre côté, il ne peut pas y avoir de production rationnelle, au-delà du niveau le plus primitif, qui repose sur des considérations techniques ou utilitaires détachées des gains monétaires [10].

Il est important de comprendre ce que nous n'avons pas dit dans cette partie. Nous n'avons pas dit que les cartels seront toujours plus efficaces que les entreprises individuelles ou que les "grandes" entreprises seront toujours plus efficaces que les petites. Nos conclusions sont que l'économie ne peut porter que peu de jugements valides sur la taille optimale d'une entreprise, si ce n'est que le marché libre apporte une solution aussi proche que possible pour rendre service au maximum aux consommateurs, que nous considérions la taille d'une entreprise ou tout autre aspect de la production. Tous les problèmes concrets de celle-ci - la taille de l'entreprise, la taille de l'industrie, le lieu d'emplacement, les prix, la taille et la nature de la production, etc. -doivent être résolus par les entrepreneurs et non par les économistes.

Nous ne devons pas quitter le problème de la taille de l'entreprise sans étudier un souci courant de certains auteurs en économie : Que se passe-t-il si la courbe des coûts moyens d'une entreprise continue à baisser indéfiniment ? L'entreprise ne va-t-elle pas croître et devenir si grande qu'elle finira par constituer un "monopole" ? Beaucoup se lamentent sur le fait que la concurrence "disparaitrait" dans une telle situation. L'accent mis sur ce problème vient principalement, cependant, de préoccupations vis-à-vis du cas de la "concurrence pure" qui, comme nous le verrons plus loin, est une invention impossible. Deuxièmement, il est évident qu'aucune entreprise n'a jamais été, et ne pourra jamais être, infiniment grande, de telle sorte que des obstacles - coûts croissants ou baissant moins rapidement - doivent arriver d'une façon ou d'une autre et de manière pertinente, pour toute entreprise [11]. Troisièmement, si une entreprise, par sa plus grande efficacité, obtient un type de "monopole" dans son industrie, elle le fait à clairement, dans les cas que nous considérons (diminution des coûts moyens) en baissant les prix et au bénéfice des consommateurs. Et si (comme tous les théoriciens qui attaquent le "monopole" le disent) ce qui est mauvais dans un "monopole" est précisément la limitation de la production et la montée des prix, il n'y a à l'évidence rien de mal à un "monopole" obtenu en suivant un chemin directement opposé [12].

Notes

[5]. Voir chapitre 8, p. 469, plus haut.

[6]. Comme le dit le Professeur Mises : "Le fait que la production d'un bien p n'est pas plus grande qu'elle ne l'est réellement est dû à ce que les facteurs complémentaires de production requis pour une augmentation de la production sont employés pour la production d'autres biens...Les producteurs de p ne décident pas de limiter intentionnellement sa production. Le capital de chaque entrepreneur est limité et il l'emploie pour les projets qu'il espère être les plus ardemment demandés par le public, qui rapportent le plus grand profit.

Un entrepreneur qui possède 100 unités de capital emploie, par exemple, 50 unités pour la production de p et 50 unités pour la production de q. Si les deux sont profitables, il est curieux de le blâmer pour ne pas avoir employé plus, par exemple 75 unités, dans la production de p. Il ne pourrait augmenter la production de p qu'en diminuant de manière correspondante celle de q. Mais en ce qui concerne q, la même critique pourrait être soulevée par les rouspéteurs. Si l'on reproche à l'entrepreneur de ne pas créer plus de p, on doit également lui reprocher de ne pas créer plus de q. Ce qui veut dire : on reproche à l'entrepreneur la rareté des facteurs de production et le fait que la Terre n'est pas un pays de Cocagne." Mises, Planning for Freedom, pp. 115-16.

[7]. Ibid, p.115.

[8]. Beaucoup d'erreurs auraient été évitées si les économistes avaient écouté les paroles d'Arthur Latham Perry : "Chaque homme qui fournit un effort pour satisfaire le désir d'un autre, en espérant quelque chose en retour, est... un Producteur. Le mot latin producere veut dire exposer quelque chose à la vente....Nous devons nous dégager dès le début de l'idée... que ce mot ne s'applique qu'aux formes de matière, que cela signifie seulement transformer quelque chose. [...] La signification fondamentale du mot initial, en latin et en anglais, est un effort par référence à une vente. Un produit est un service prêt à être rendu. Un producteur est quelqu'un qui a quelque chose de prêt à être vendu et qui le vend..." Perry, op. cit., pp. 165-66.

[9]. R.H. Coase [prix Nobel d'économie, connu notamment pour son célèbre article "The Problem of Social Cost", NdT], dans un article lumineux, a souligné que l'étendue des transactions qui ont lieu au sein d'une entreprise ou entre des entreprises dépend de la différence entre les coûts nécessaires à l'établissement d'un mécanisme des prix et les coûts d'organisation d'une structure de production à l'intérieur d'une entreprise. Coase, "The Nature of the Firm", loc. cit.

[10]. Cette fausse distinction a été mise en circulation par Thorstein Veblen et a continué dans l'heureusement éphémère mouvement "technocratique" du début des années 1930. D'après son biographe, cette distinction était la clé de tous ses écrits. Cf. Joseph Dorfman [qui fut le directeur de thèse de Rothbard et à qui Rothbard a dédié, avec Mises, son Histoire de la pensée économique, NdT], The Economic Mind in American Civilization (New York : Viking Press, 1949), III, 438.

[11]. Sur le manque d'attention "orthodoxe" aux limitations de coûts, voir Robbins, "Remarks, etc., " loc. cit.

[12]. Cf. Mises, Human Action, p. 367


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