Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

1. Le concept de souveraineté du consommateur

A. Souveraineté du consommateur et souveraineté de l’individu

Nous avons vu que, dans une économie de marché libre, les gens tendent à produire les biens qui sont le plus demandés par les consommateurs [1]. Certains économistes ont appelé ce système "la souveraineté du consommateur". Il n’y a cependant aucune obligation à ce propos. Le choix du producteur est parfaitement indépendant ; sa dépendance vis-à-vis du consommateur est totalement volontaire et le résultat de son propre choix de "maximisation" d’utilité, choix qu’il peut révoquer à tout instant. Nous avons souligné plusieurs fois que la recherche d’un gain monétaire (la conséquence de la demande du consommateur) est faite par chaque individu aussi longtemps que toutes les autres choses sont égales par ailleurs. Ces autres choses sont les évaluations psychiques du producteur, et elles peuvent contrebalancer les influences monétaires. Par exemple, on peut trouver un travailleur (ou le possesseur d’un autre facteur de production) engagé dans un travail qui rapporte moins qu’ailleurs. Il le fait à cause des plaisirs que lui procure ce type de travail et de produit et/ou à cause de son dégoût pour d’autres possibilités. Plutôt que de "souveraineté du consommateur", il serait plus précis de dire que sur le marché libre il y a souveraineté de l’individu : l’individu est souverain sur sa propre personne, sur ses actions et sur sa propre propriété [2]. On peut appeler cela l’auto-souveraineté de l’individu. Pour gagner de l’argent, le producteur individuel doit satisfaire la demande des consommateurs, mais l’importance qu’il accorde à la recherche d’argent et l’importance qu’il accorde à d’autres facteurs, non monétaires, sont affaire de son libre choix.

Le terme de "souveraineté du consommateur" est un exemple typique d’abus, en économie, d’un terme ("souveraineté") approprié uniquement dans la sphère politique et est donc une illustration des dangers de l’emploi de métaphores tirées d’autres disciplines. "La souveraineté" est une qualité du pouvoir politique ultime ; c’est le pouvoir reposant sur l’utilisation de la violence. Dans une société parfaitement libre, chaque individu est souverain sur sa personne et sa propriété et c’est donc cette auto-souveraineté qu’il obtient sur le marché libre. Personne n’est "souverain" sur les actions ou les échanges de quelqu’un d’autre. Comme le consommateur n’a pas le pouvoir d’obliger les producteurs à travailler dans certains domaines, les premiers ne sont pas souverains sur les deuxièmes.

B. Le Professeur Hutt et la souveraineté du consommateur

Le principe arbitraire et métaphorique de la "souveraineté du consommateur" a induit en erreur même les meilleurs économistes. De nombreux auteurs ont utilisé ce terme comme un idéal à opposer au système du marché prétendument imparfaitement libre. Un exemple est le Professeur Hutt de l’Université du Cap, qui a défendu avec grand soin le concept de souveraineté du consommateur [3]. Comme il est à l’origine de ce concept et que son utilisation du terme s’est répandu dans la littérature, il faut porter une attention particulière à son article. Celui-ci sera utilisé comme base pour la critique du concept de souveraineté du consommateur et de ses implications par rapport au problème de la concurrence et du monopole.

Dans la première partie de son article, Hutt défend son concept de souveraineté du consommateur contre la critique selon laquelle il aurait négligé les désirs des producteurs. Il le fait en assurant que si un producteur désire un moyen comme fin en soi, alors il se trouve "consommer". Dans ce sens formel, comme nous l’avons vu, la souveraineté du consommateur, par définition, est toujours obtenue. Formellement, il n’y a rien de faux à prendre cette définition, car nous avons souligné dans ce livre qu’un individu évalue les fins (consommation) avec son échelle de valeurs et que l’évaluation des moyens (de production) dépend de la précédente. En ce sens, donc, la consommation dirige toujours la production.

Mais ce sens formel n’est pas très utile pour l’analyse de la situation du marché. Et c’est précisément dans ce dernier sens que Hutt et les autres auteurs l’emploient. Ainsi, supposons que le producteur A retire son travail, ses biens immobiliers ou son capital du marché. Pour quelque raison que ce soit, il exerce sa souveraineté sur sa personne et sa propriété. D’un autre côté, s'il les met sur le marché, il se soumet lui-même aux demandes des consommateurs, autant qu’il espère un gain monétaire. Dans ce sens général la "consommation" gouverne dans tous les cas. Mais la question critique est : quel "consommateur" ? Le consommateur du marché des biens échangeables qui achète ces biens avec de l’argent, ou le producteur du marché des biens échangeables qui vend ses biens contre de l’argent ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer entre "producteur de biens échangeables" et "consommateur de biens échangeables", car le marché, par définition, ne peut s’occuper que de ce type de biens. En bref, nous pouvons désigner les gens en tant que "producteurs" et "consommateurs", bien que chaque homme agisse comme consommateur, et que chaque homme agisse aussi, dans un autre contexte comme producteur (ou comme receveur d’un don du producteur).

En faisant cette distinction, nous trouvons que, contrairement à Hutt, chaque individu possède une auto-souveraineté sur sa personne et sa propriété sur le marché libre. Le producteur, et le producteur seul, décide s’il va conserver ou non sa propriété (y compris sa propre personne) inemployée et s’il va la vendre sur le marché pour de la monnaie, les résultats de cette production allant alors aux consommateurs en échange de leur argent. Cette décision - concernant combien il convient d’allouer au marché et combien il convient de garder - est la décision du producteur individuel et de lui seul.

Hutt reconnaît implicitement cet état de fait, cependant, car il fait évoluer son argument et commence de manière inconsistante à regarder la "souveraineté du consommateur" comme un idéal éthique à l’aune duquel il convient de juger le marché libre. La souveraineté du consommateur devient un Dieu Absolu, et toute action des producteurs pour contrecarrer cet idéal est considérée comme rien moins qu’une trahison morale. En oscillant entre une souveraineté du consommateur comme fait nécessaire et le concept contradictoire de souveraineté du consommateur comme un idéal qui peut être violé, Hutt essaie d’établir différents critères pour déterminer quand la souveraineté est véritablement violée. Par exemple, il soutient que lorsqu’un producteur conserve sa personne ou sa propriété par désir de les utiliser pour l’amusement en tant que bien de consommation, alors c’est un acte légitime, en accord avec la domination du consommateur. D’un autre côté, quand le producteur décide de garder sa propriété pour augmenter son revenu monétaire qui autrement (probablement, bien que Hutt ne le dise pas, en tirant avantage de l’inélasticité de la demande pour son produit), alors il est en train de contrevenir à la volonté du consommateur. Il peut le faire en restreignant la production de son propre produit personnel, ou, s’il fabrique le même produit que d’autres producteurs, en agissant de concert avec eux pour restreindre la production afin de faire monter les prix. C’est la doctrine du prix de monopole, et c’est le prix de monopole qui est prétendument l’instrument par lequel les producteurs pervertissent leur fonction légitime.

Hutt reconnaît l’énorme difficulté à distinguer les motifs du producteur dans un cas concret. L’individu qui garde son travail peut le faire pour obtenir des loisirs ; et même le propriétaire de biens immobiliers ou de capital peut les garder pour en tirer, par exemple, le plaisir esthétique de contempler une propriété inusitée. Supposons, ainsi, qu’il y a un mélange des motifs dans les deux cas. Hutt est enclin à résoudre ces difficultés en ne donnant pas au producteur le bénéfice du doute, en particulier dans le cas de la propriété.

Mais la difficulté est bien plus grande que ne l’imagine Hutt. Tout producteur est toujours engagé dans une tentative de maximiser son "revenu psychique," pour arriver à la place la plus haute sur son échelle de valeur. Pour ce faire, il compare sur cette échelle le revenu monétaire et les divers facteurs non monétaires, en accord avec ses propres évaluations. Prenons d’abord le cas d’un producteur comme vendeur de travail. En jugeant combien de son travail doit être vendu et à quel prix, le producteur prend en compte le revenu monétaire à obtenir, le retour psychique de ce type de travail, les "conditions de travail" et les loisirs sacrifiés, les mettant en balance en accord avec ses diverses utilités marginales. Évidemment, s’il peut gagner plus en travaillant moins, il le fera, car il gagnera alors du repos. C’est alors qu’arrive la question : pourquoi est-ce immoral ?

De plus, (1) il est impossible, et pas seulement impraticable, de séparer les loisirs des considérations monétaires dans ce cas, car les deux éléments sont en jeu, et seule la personne elle-même peut connaître le solde complexe de ses propres évaluations. (2) Encore plus important, cet acte ne contredit pas la vérité selon laquelle le producteur ne peut gagner de l’argent qu’en servant le consommateur. Comment a-t-il pu tirer un "prix de monopole" en diminuant sa production ? Seulement parce que la demande pour ses services (soit directement par les consommateurs soit indirectement à partir d’eux, via des producteurs d’ordre moins élevé) est inélastique, de telle façon qu’une production plus faible du bien à un prix plus élevé conduise à une dépense accrue sur son produit. Or cette demande inélastique est purement le résultat des demandes volontaires des consommateurs. Si les consommateurs étaient véritablement fâchés de cette action monopolistique, ils pourraient facilement rendre leur demande élastique en boycottant le producteur et/ou en augmentant leurs demandes pour un niveau de production "concurrentiel". Le fait qu’il ne le fassent pas signifie leur satisfaction avec l’état existant des choses et démontre qu’ils bénéficient, comme le producteur, des échanges volontaires en résultant.

Et qu’en est-il du producteur dans sa capacité de vendeur de propriété - la cible principale de l’école "anti-monopole" ? Le principe est, avant tout, virtuellement identique. Les producteurs individuels peuvent réduire leur production et la vente de leurs biens immobiliers ou de capital, soit individuellement soit de concert (via un "cartel") de façon à augmenter les revenus monétaires attendus par les ventes. Encore une fois, une telle action n’a rien de clairement immoral. Les producteurs, toutes choses égales par ailleurs, essaient de maximiser leur revenu monétaire à partir de leurs facteurs de production. Ce n’est pas plus immoral qu’une autre tentative de maximiser le revenu monétaire. De plus, ils ne peuvent le faire qu’en servant les consommateurs, car, à nouveau, la vente est un acte volontaire de la part des producteurs et des consommateurs. Encore une fois, un tel "prix de monopole", pour être établi par un individu ou par plusieurs individus coopérant ensemble au sein d’un cartel, n’est possible que si la demande (directe ou indirecte du consommateur) est inélastique, et cette inélasticité est le résultat de choix purement volontaires des consommateurs dans la maximisation de leur satisfaction. Cette "inélasticité" est simplement une étiquette pour une situation dans laquelle les consommateurs dépensent plus d’argent sur un bien à un prix plus élevé qu’à un prix plus bas. Si les consommateurs étaient vraiment opposés à l’action du cartel, et si les échanges en résultant leur faisaient vraiment mal, ils boycotteraient la ou les firmes "monopolistiques", ils diminueraient leurs achats, la courbe de demande deviendrait élastique, et la firme serait forcé d’augmenter sa production et de réduire ses prix à nouveau. Si l’action d’un "prix monopolistique" a été engagée par un cartel, et que le cartel n’avait pas d’autres avantages pour rendre la production plus efficace, il devrait alors se dissoudre, à cause de l’élasticité alors démontrée de la demande.

Mais, peut-on demander, n’est-il pas vrai que les consommateurs préfèreraient un prix plus bas et que la mise en place d’un "prix de monopole" constitue une "frustration de la souveraineté des consommateurs" ? La réponse est : bien sûr, les consommateurs préfèreraient des prix plus bas ; ils le préfèreraient dans tous les cas. En fait, plus le prix est bas plus ils aimeraient la situation. Cela veut-il dire que le prix idéal est zéro, ou proche de zéro, pour tous les biens, parce que ceci représenterait le degré le plus élevé du sacrifice des producteurs envers les voeux des consommateurs ?

Dans le monde ici-bas, il y a deux, et seulement deux, méthodes de fixer le prix des biens. L’une est la méthode du marché libre où les prix sont fixés volontairement par chacun des individus participant. Dans cette situation, les échanges sont faits dans des termes bénéficiant à tous les échangeurs. L’autre méthode est l’intervention violente sur le marché, la méthode hégémonique par opposition au contrat. Un tel établissement hégémonique des prix veut dire la suppression des échanges libres et l’institution de l’exploitation de l’homme par l’homme - car l’exploitation a lieu à chaque fois qu’un échange forcé est effectué. Si la route du marché libre - la route du bénéfice mutuel - est adoptée, il ne peut y avoir d’autre critère de justice que le prix du marché libre, et ceci comprend les prix dit "concurrentiels" et les prix de "monopole", comme les actions des cartels. Sur le marché libre, consommateurs et producteurs ajustent leurs actions par la coopération volontaire.

Dans le cas du troc, cette conclusion est évidente ; les différents consommateurs-producteurs déterminent les taux d’échanges mutuels volontairement sur le marché libre, ou alors les rapports sont fixés par la violence. Il ne semble y avoir aucune raison pour qu’il soit plus ou moins "moral", pour une quelconque raison, que le prix en chevaux du poisson soit plus ou moins élevé qu’il ne l’est sur le marché libre, ou pour dire autrement, pour que le prix en poisson des chevaux devrait être plus ou moins élevé. De même il n'y a pas plus de raisons pour que les prix monétaires soient plus ou moins élevés que ceux du marché [4].

Notes

[1]. Ceci s’applique non seulement à certains types spécifiques de biens, mais à l’allocation entre les biens présents et futurs, en accord avec les préférences temporelles des individus.

[2]. Bien sûr, nous pourrions sauver le concept de "souveraineté du consommateur" en disant que tous ces éléments et évaluations psychiques constituent une "consommation" et que le concept garde donc sa validité. Malgré tout, il semble plus approprié dans le contexte catallactique du marché (qui est le domaine qui nous intéresse ici) de réserver le terme de "consommation" pour signifier la possession de biens échangeables. Naturellement, au sens final, tout le monde est à la fin un consommateur - des biens échangeables et non échangeables. Cependant, le marché ne s’occupe que de biens échangeables (par définition), et lorsque nous séparons le consommateur et le producteur en termes de marché, nous distinguons le demandeur, par opposition au fournisseur, de biens échangeables. Il est plus précis, alors, de ne pas considérer un bien non échangeable comme objet de consommation dans ce contexte particulier. Ceci est important, afin de discuter la convention selon laquelle les producteurs individuels sont en quelque sorte sujets à la souveraineté d’autres individus - les "consommateurs".

[3]. W. H. Hutt, "The Concept of Consumers’ Sovereignty," Economic Journal, Mars 1990, pp. 66-77. Hutt est à l’origine du terme dans un article de 1934. Pour une utilisation intéressante d’un concept similaire , voir Charles Coquelin, "Économie politique" dans Lalor’s Cyclopedia, III, 222-23.

[4]. Pour être cohérent, la théorie actuellement à la mode devrait accuser Robinson Crusoë et Vendredi d’être des "monopoleurs bilatéraux" vicieux, occupés à se créer mutuellement des "prix de monopole", et réclamant donc l’intervention de l’Etat.


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