Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Première partie : L'état de guerre

Chapitre III

La concurrence entre les États en voie de civilisation

Dès la fondation de ces entreprises d'exploitation des territoires conquis et des populations assujetties, auxquelles on a donné le nom d'États politiques ou simplement d'États, les sociétés conquérantes eurent à lutter contre deux sortes de concurrents : les tribus particulièrement aptes à la guerre qui continuaient à vivre de pillage, et les autres sociétés propriétaires d'États, intéressées à développer autant que possible leurs exploitations.

Comme tous les autres fondateurs et propriétaires d'entreprises, ceux des États politiques avaient pour objectif l'augmentation des profits de l'industrie à laquelle ils demandaient leurs moyens de subsistance. Cet objectif, ils pouvaient l'atteindre par deux voies différentes : 1° par l'accroissement du produit net qu'ils tiraient de l'exploitation des populations assujetties ; 2° par la conquête d'un supplément de territoire et de "sujets." Mais l'augmentation du produit net exigeait des progrès qui ne pouvaient être réalisés qu'à la longue ; il fallait que les propriétaire de l'État améliorassent leur système de gouvernement et leur régime d'exploitation, de manière à exciter les populations assujetties à produire davantage ; il fallait qu'ils leur accordassent plus de liberté, à mesure qu'elles se montraient plus capables de se gouverner, et surtout qu'ils leur abandonnassent une portion moins étroite du produit de leur travail. Or, le pouvoir absolu que la conquête et l'appropriation conféraient aux propriétaires de l'État sur leurs sujets, et que sanctionnait la supériorité écrasante de leurs forces organisées, leur permettait d'en user comme d'un bétail, et leur avidité naturelle les poussait à ne laisser à ce bétail humain que le minimum indispensable à l'entretien de la vie, souvent même moins que ce minimum. Ce n'est qu'après une longue et coûteuse expérience des pertes et des dommages que leur causait à eux-mêmes l'excès de leur fiscalité, que les propriétaires d'États ont commencé à comprendre que le moyen le plus efficace et le plus sûr d'augmenter le produit net, perçu, soit sous forme de corvées, soit sous forme d'impôts en nature ou en argent, c'était d'encourager les producteurs à accroître le produit brut. La conquête d'un supplément de territoire et de sujets était en comparaison plus facile, et elle s'accordait mieux avec les facultés et l'humeur combative des membres des sociétés conquérantes. Aussi, a-t-elle été de tout temps l'objectif principal, sinon unique, de leur politique.

Mais cette concurrence pour l'acquisition de territoires et de sujets exploitables a eu des résultats que ne soupçonnait point les concurrents. Elle a obligé les sociétés propriétaires d'États à réaliser, sous peine de dépossession partielle ou même totale, tous les progrès qui rendent plus fort, soit en améliorant leurs institutions politiques et civiles, leur régime fiscal et économique, soit en perfectionnant les méthodes, le personnel et le matériel de l'industrie destructive.

Partout et de tout temps, les institutions politiques, militaires, civiles, fiscales et économiques se sont perfectionnées sous l'impulsion de cette forme de la concurrence ; partout et de tout temps aussi, les sociétés les plus progressives, celles qui développaient au plus haut point leur puissance destructive et productive, en un mot, qui devenaient les plus fortes, l'ont emporté sur leurs rivales. Nous avons étudié, dans nos précédents ouvrages, le processus de ce développement, nous avons vu comment les progrès de l'industrie de la destruction, en étendant successivement les débouchés de la production, ont déterminé ses progrès ; comment enfin, les uns et les autres ont assuré d'une manière définitive la sécurité de la civilisation [1].

 

Note

[1] Voir notamment l'Évolution économique du XIXe siècle et l'Evolution politique et la Révolution.


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