Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Première partie : L'état de guerre

Chapitre IV

Déclin de la concurrence destructive

Comme toutes les autres branches de l'activité humaine, la guerre a pour mobile un profit. Or, les progrès combinés des arts de la destruction et de la production ont eu pour résultat d'abaisser continuellement les taux de ce profit pour le peuples guerriers et pillards qui demandaient principalement leurs moyens de subsistance aux razzias qu'ils opéraient sur les domaines des peuples civilisés ; ces entreprises sont devenues de moins en moins profitables à mesure que l'art et le matériel de la guerre ont exigé une force morale, une science et des avances de capital que la civilisation seule permet d'acquérir. C'est pourquoi les incursions en vue du pillage, après avoir rapporté longtemps de gros bénéfices aux hordes barbares dont elles étaient par là même l'occupation favorite, ont fini par se solder en perte. Alors, comme toutes les entreprises en perte, elles ont été abandonnées, ou du moins, elles ne se produisent plus que par exception sur les frontières les plus reculées et les moins gardées, du monde civilisé. Après avoir été continuellement exposées aux invasions des barbares, les nations civilisées ont commencé depuis plusieurs siècles la conquête des parties du globe qu'ils occupent encore. Cette conquête achevées, - et elle le sera selon toutes probabilités avant un siècle, - les guerres qu'elle suscite prendront naturellement fin.

Mais ces guerres n'ont plus de nos jours qu'une importance tout à fait secondaire, et elles ne mettent en oeuvre qu'une portion presque insignifiante de la puissance destructive des États civilisés. C'est la guerre entre ces États eux-mêmes qui aborde la plus grande partie de leurs forces. Chez la plupart des nations, cette industrie destructive exige des capitaux plus considérables et emploie un plus grand nombre de bras, sinon d'intelligences, qu'aucune industrie productive, l'agriculture exceptée. Quelle a été et quelle est actuellement sa situation au point de vue du profit ?

Jusqu'à l'époque où la sécurité de la civilisation a été définitivement assurée contre les invasions des barbares, ce profit a été de deux sortes. Il consistait, d'une part, dans le gain matériel et les satisfactions morales que recueillait le vainqueur ; d'une autre part, dans l'accroissement de sécurité que les progrès de l'art de la destruction procuraient au monde civilisé, - progrès qui ne pouvaient être réalisés que par la guerre.

Les profits matériels et moraux que rapporte une guerre à l'État vainqueur se sont concentrés de tout temps, d'une manière presque exclusive, entre les mains de la société propriétaire et gouvernante de l'État. Ces profits atteignaient le taux le plus élevé lorsque la conquête d'un territoire entraînait le partage des terres et de la population assujettie entre les vainqueurs, en leur procurant en sus une gloire et un prestige d'autant plus grands que la victoire les préservait du traitement qu'ils faisaient subir aux vaincus. Cette même victoire mettait la population d'esclaves, de serfs ou de sujets à l'abri des maux de l'invasion et de l'assujettissement à de nouveaux maîtres, souvent plus grossiers et plus avides que les anciens ; en outre, toute guerre qui déterminait un progrès, si faible qu'il fût, de l'art de la destruction, contribuait à l'assurance éventuelle de la sécurité de la civilisation. Mais ces divers profits sont allés s'abaissant à mesure que la conquête a cessé d'avoir pour conséquence le massacre ou l'asservissement des vaincus, et qu'elle n'expose plus les sujets conquis à subir qu'une domination à peine différente de celle à laquelle ils étaient accoutumés ; enfin, la sécurité de la civilisation ayant fini par être pleinement assurée, la guerre ne lui procure plus de ce chef aucun profit.

En quoi donc consiste actuellement le profit d'une guerre et à qui va-t-il ?

Ce qui en subsiste se concentre dans la classe gouvernante des États et se partage entre l'élément militaire et l'élément civil. Pour la hiérarchie des militaires professionnels, il consiste dans l'augmentation de la solde et des chances d'avancement, dans les récompenses extraordinaires qui sont accordées aux chefs d'armée, dans la gloire qui s'attache à leur nom, quoique cette gloire ait diminué avec les dangers et les dommages dont la victoire préservait la nation et les bénéfices qu'elle pouvait lui procurer. Pour les politiciens qui gouvernent l'État, le profit d'une guerre heureuse se traduit par une augmentation de pouvoir et d'influence, sans empêcher toutefois leur domination de demeurer toujours précaire ; pour les fonctionnaires de tout ordre, le bénéfice d'une guerre, du moins quand elle aboutit à une annexion de territoire, consiste dans une extension de débouché ; toutefois, ce bénéfice n'est que temporaire, car les territoires annexés produisent, eux aussi, des fonctionnaires qui viennent, tôt ou tard, faire concurrence à ceux de la nation annexante. Si, au lieu d'un agrandissement de territoire, la victoire ne procure qu'une indemnité de guerre, cette indemnité est absorbée, pour la plus grande part, par la réfection et l'augmentation de l'appareil de guerre.

En revanche, les pertes et dommages que toute guerre occasionne à la multitude vouée aux industries productives, chez les neutres aussi bien que chez les belligérants, se sont progressivement accrus depuis que la transformation de la machination de la destruction et de la production a rendu le guerre plus coûteuse, étendu et aggravé les maux qu'il est dans sa nature de causer. Ces pertes et dommages sont de deux sortes : directs et indirects.

Les pertes directes consistent dans la destruction des hommes et des capitaux que toute guerre implique, et elles se sont naturellement accrues avec la puissance que l'augmentation de leur population, de leur richesse et de leur crédit a value, surtout depuis un siècle, à la plupart des États du monde civilisé. Les pertes d'hommes ne sont pas moins sensibles que celles des capitaux, en ce qu'elles enlèvent la fleur de la population valide et déterminent l'affaiblissement de la race.

A ces pertes directes se joignent des dommages indirects, qui vont croissant à mesure que les intérêts s'internationalisent davantage : les débouchés se restreignent, la masse des échanges diminue, la demande du capital et du travail subit un temps d'arrêt, et, tandis que les dépenses augmentent, les ressources nécessaires pour y faire face se développent moins vite, sans que ces pertes et dommages soient rachetés désormais par un accroissement général de sécurité.

Enfin, la persistance de la guerre oblige toutes les nations à maintenir d'une manière permanente, les arrangements qu'elle exige, et les progrès mêmes de la puissance destructive leur imposent à cet égard des charges croissantes, car chaque fois qu'un État perfectionne son matériel de guerre, les autres se trouvent dans la nécessité de l'imiter. C'est pourquoi, en pleine paix, la guerre et les dettes qu'elle a fait contracter absorbent une part de plus en plus forte du revenu des États modernes, tout en enlevant aux industries productives un personnel de plus en plus nombreux qu'elle voue à l'oisiveté et à la démoralisation, en attendant de les employer à l'oeuvre de la destruction.

En résumé, la guerre, après avoir accompli la tâche qui lui était dévolue de productrice de sécurité, a cessé d'être utile pour devenir nuisible. Comme nous le verrons, elle est condamnée à disparaître pour faire place à une forme supérieure de la concurrence : la concurrence productive ou industrielle.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil