Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Première partie : L'état de guerre

Chapitre II

La concurrence entre les sociétés primitives et ses effets

Lorsque leur population venait à dépasser les moyens de subsistance qu'elles n'avaient pas encore appris à multiplier, les sociétés primitives étaient obligées soit de supprimer l'excédent, soit de s'emparer des terrains de chasse ou des gisements de végétaux alimentaires appartenant à quelque tribu étrangère. Les plus fortes l'emportaient et exterminaient les plus faibles. Excitées par le besoin de conservation et grâce à l'épargne de temps et de travail que leur procurait l'association, les plus intelligentes d'entres celles-ci s'appliquaient à remédier à l'infériorité de leurs forces en inventant des armes et des procédés de destruction qui faisaient pencher la balance de leur côté et leur donnaient la victoire, au moins jusqu'à ce que ce progrès eût été limité par les tribus concurrentes. Mais l'invention et le perfectionnement d'engins de destruction propres à la chasse aussi bien qu'à la guerre avait un autre résultat : c'était de raréfier le gibier en le rendant plus facile à atteindre. De là surgissait, chez les tribus trop faibles pour augmenter leurs moyens de subsistance aux dépens de leurs voisines, le besoin de les multiplier par d'autres procédés. L'esprit d'observation et l'aptitude à l'invention répondirent à la demande de ce besoin, en réalisant le progrès décisif qui devait élever l'espèce humaine au-dessus de l'animalité : aux industries destructives qui lui étaient communes avec les animaux et limitaient sa population aux ressources alimentaires que lui offrait la nature, ils substituèrent des industries productives qui allaient accroître d'une manière indéfinie ses moyens de subsistance et lui procurer la maîtrise du globe.

Aux tribus de quelques centaines d'individus, auxquelles un vaste territoire ne fournissait qu'une subsistance toujours précaire, succédèrent des nations nombreuses et amplement pourvues des matériaux d'entretien de la vie. Cependant, ces progrès qui multipliaient leurs moyens de subsistance augmentaient par là même les risques de destruction auxquels les exposait la concurrence des tribus qui continuaient à vivre de la chasse aux animaux et aux hommes. D'une part, les richesses qu'elles accumulaient excitaient chez ces tribus de chasseurs et de pillards des convoitises de plus en plus ardentes, en rendant une invasion suivie d'une razzia de plus en plus profitable. D'une autre part, les peuples qui demandaient maintenant leurs moyens de subsistance à la culture du sol et aux métiers paisibles dont l'accroissement de productivité de l'industrie alimentaire avait suscité la création, ces peuples en voie de civilisation perdaient, faute d'exercice, les aptitudes requises par les industries destructives de la chasse et de la guerre. Ils auraient infailliblement succombé dans cette lutte inégale et la civilisation aurait péri dans son germe si le même phénomène qui avait déterminé la substitution de l'agriculture à la chasse n'avait provoqué celle de l'assujettissement et de l'exploitation au massacre et au pillage. Les razzias ne procuraient que des ressources promptes à s'épuiser, et dont le produit allait diminuant à mesure que le massacre et le pillage, accomplissant leur oeuvre de destruction, transformaient en déserts des régions fécondées par le travail d'une population laborieuse. Alors, les profits temporaires du pillage baissant et menaçant de disparaître, les tribus les plus intelligentes de pillards inventèrent et mirent en oeuvre un moyen efficace non seulement de les perpétuer mais encore de les accroître. Elles occupèrent d'une manière permanente les régions qu'elles se bornaient auparavant à dévaster dans leurs incursions, et elles en asservirent les populations au lieu de les massacrer. Ces populations, les pillards devenus conquérants les obligèrent à travailler pour eux et à leur fournir tout ou partie du produit net de leur travail. Alors aussi, ils furent intéressés à les protéger. Ils fondèrent les établissements ayant pour objet l'exploitation des territoires conquis et des populations asservies, des "États politiques", dans lesquels ils firent régner la sécurité et qu'ils défendirent contre les invasions des barbares qui continuaient à vivre de pillage. Ce fut encore un progrès décisif, en ce qu'il devait avoir pour résultat final d'assurer la civilisation contre le risque de la destruction et des retours à la barbarie.


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