L’Irlande, le Canada, Jersey

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

Préface

Après avoir traité pendant trop longtemps l’Irlande en pays conquis, le gouvernement anglais a fini par réformer les lois barbares qui étaient l’objet des justes griefs des Irlandais, il a émancipé les catholiques, désétabli l’Église anglicane et placé, à tous égards, l’Irlande sur le pied de l’égalité avec l’Angleterre. Cependant, ces mesures de réparation n’ont pas réconcilié les Irlandais avec leurs anciens oppresseurs ; il semble même que cette réconciliation si désirable et, on peut ajouter si nécessaire à l’Irlande aussi bien qu’à l’Angleterre, soit plus éloignée que jamais. L’Irlande souffre d’une crise agraire que les passions politiques n’ont pas manqué d’exploiter et que des remèdes empruntés au codex de la philanthropie réglementaire, ont sensiblement aggravée depuis une dizaine d’années. En dépouillant les propriétaires d’une partie essentielle de leurs droits, le gouvernement anglais a facilité sinon provoqué cette curieuse et redoutable coalition que la Land-League a organisée contre eux, en empruntant les procédés les moins recommandables des Trade’s Unions, et qui vient de nécessiter le recours à un coercion bill. Il se peut que ce régime d’exception fasse renaître en Irlande une sécurité temporaire, mais il sera certainement impuissant à amener la pacification des esprits, sans laquelle la paix matérielle n’est jamais qu’une trêve.

Préoccupé depuis longtemps de la situation misérable de l’Irlande et animé d’une vive sympathie pour ce malheureux pays, l’auteur de ces lettres a voulu étudier sur les lieux mêmes, la question agraire. Il l’a étudiée sans parti pris et ce n’est pas sa faute s’il ne s’est point trouvé d’accord avec les médecins dans lesquels l’Irlande a placé sa confiance. Il le regrette et leur pardonne volontiers les mauvais propos qu’ils tiennent sur son compte. Pourquoi s’avisait-il de s’occuper de leur malade sans y être invité ? Il n’en est pas moins charmé d’avoir pu constater une amélioration sensible et progressive dans la situation économique de l’Irlande et il est persuadé qu’avant la fin du siècle, — si les médecins ne contrarient pas trop l’action de la nature — il n’y aura plus de question agraire en Irlande.

Ce n’est point le désir d’étudier de près une maladie économique qui l’a déterminé ensuite à aller visiter pour la seconde fois, la partie française du-Canada. Non ! le Canada se porte à merveille. C’est un jeune géant qui grandit à vue d’œil. Il s’agissait simplement de contribuer à renouer les anciennes relations financières et commerciales entre la France et une colonie que les hasards de la guerre lui ont enlevée, mais qui est demeurée française de langue et de cœur. Il dépend aujourd’hui de nos capitalistes, de nos industriels et de nos négociants de refaire cette conquête sans répandre une goutte de sang, sans imposer aucune charge supplémentaire aux contribuables. Ce procédé annexionniste qui consiste à unir les intérêts des hommes par les liens multiples des échanges, n’est-il pas plus économique et même plus efficace que celui de la guerre ?

A ces études sur deux contrées, qui attirent actuellement, à des titres divers, l’attention publique, se trouve jointe une esquisse pittoresque de l’île de Jersey, où, depuis des siècles, les Français et les Anglais n’ont pas cessé de vivre paisiblement, côte à côte, en infligeant ainsi un démenti formel aux politiques qui proclamaient comme un dogme l’inimitié naturelle de la France et de l’Angleterre, et qui travaillaient d’ailleurs, avec toute la conscience possible, à la perpétuer.


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