Réunion du 5 mai 1858.
Présidence de M. Dunoyer, membre de l'Institut.
(Extrait du Journal des Économistes du 15 juin.)
L'attention de la réunion se porte sur la question de savoir jusqu'à quel point le père de famille doit être contraint à donner une certaine instruction à ses enfants, - question traitée d'une manière remarquable dans l'Économiste Belge par MM. de Molinari, rédacteur en chef de ce journal, et Frédéric Passy.
M. Frédéric Passy fait connaître, conformément au désir exprimé par M. le président, l'état du débat engagé entre M. de Molinari et lui, et les circonstances dans lesquelles ce débat a pris naissance. Il rappelle que, dans le courant de l'automne dernier, un Congrès international de bienfaisance fut tenu à Francfort. Dans ce Congrès, différentes questions relatives à l'instruction furent agitées : de ce nombre furent celles de l'instruction GRATUITE et de l'instruction OBLIGATOIRE. L'instruction gratuite, chaleureusement soutenue par M. Pascal Duprat, fut repoussée ; l'instruction obligatoire, au contraire, fut admise, et, sans entrer dans l'étude des moyens d'exécution, le Congrès émit, à l'unanimité et sans discussion, un voeu en faveur du principe.
Ces deux votes, rapportés dans la plupart des journaux, et notamment dans les journaux économiques, lui ayant paru contradictoires, et l'instruction obligatoire étant, à ses yeux, bien plus encore que l'instruction gratuite, la réalisation des idées d'intervention gouvernementale que les économistes considèrent universellement comme funestes, M. Frédéric Passy crut devoir adresser, dans ce sens, à l'Économiste Belge, quelques observations critiques. Il insista surtout sur la nécessité de respecter le ressort fondamental de l'initiative individuelle, fit remarquer que, si l'on intervenait dans l'instruction, il n'y aurait aucune raison pour ne pas intervenir dans toutes les habitudes morales et matérielles : que prescrire d'instruire les enfants, c'est ou se rendre maître de l'esprit humain et établir une inquisition sans limites dans la famille, ou insérer une formule parfaitement vaine dans la loi et faire ridiculement parade d'un zèle sans effet ; et il fallait demander pour hâter les progrès, assurément très-désirables, de l'instruction, ce n'était pas un encouragement ou une contrainte législative, mais la suppression des entraves et des monopoles qui, dans la plus grande partie des pays civilisés, arrêtent par mille côtés les efforts de ceux qui veulent apprendre ou montrer, ou s'opposant à la diffusion naturelle des idées et des connaissances.
M. de Molinari, rédacteur en chef de l'Économiste Belge, en insérant dans son journal les réflexions de M. F. Passy, crut devoir les faire suivre de quelques réserves, et exprima la pensée que, malgré leur incompétence naturelle dans toutes les questions d'intérêt privé, les gouvernements pouvaient ne pas être complètement sans motifs de se préoccuper de l'état de l'instruction de leurs administrés. Il demanda si l'instruction n'est pas, de la part des parents, une dette véritables, dont la société peut exiger le paiement ; et, sans d'ailleurs entrer dans aucun développement, il donna à entendre que la question n'était pas peut-être, à ses yeux, une question de principe, mais une question d'expediency, le droit et le devoir des gouvernements pouvant varier selon l'état des peuples et la manière plus ou moins incomplète dont les obligations de famille sont naturellement remplies.
M. Frédéric Passy, tout en s'abstenant de discuter une opinion qui n'était pas suffisamment indiquée, maintint la sienne, et déclara que, sans nul doute, les pères doivent à leurs enfants l'instruction (aussi bien que le bon exemple, les principes moraux et généralement tous les biens qu'ils leur peuvent procurer) ; mais que cette dette constitue pour eux une obligation purement morale, et non une obligation civile, attendu sa portée évidemment variable et sa nature positive, deux choses incompatibles avec le caractère immuable du droit et la forme négative des prescriptions de la justice universelle.
M. de Molinari développa, dans plusieurs numéros de l'Économiste, les idées qu'il n'avait d'abord qu'annoncées, et exposa à son tour, et de son point de vue, la théorie de l'instruction obligatoire.
Selon M. de Molinari, tout père, en donnant le jour à un enfant, s'impose envers lui l'obligation de l'élever. Cette obligation n'est pas seulement naturelle, comme le soutient M. F. Passy ; elle est aussi légale, ou pour mieux dire conventionnelle ; car elle résulte, comme condition implicite, du fait volontaire de contracter mariage. C'est pour cela que la loi française, se faisant la caution de l'accomplissement des engagements des parents, a inscrit parmi ses prescriptions celle imposée à chaque citoyen de nourrir et d'élever ses enfants. C'est à bon droit, d'ailleurs, qu'elle l'a fait ; car l'enfant n'est pas, comme dans les idées antiques, la propriété de son père, ni, comme dans certains systèmes modernes, celle de la société ; mais il est une personne, s'appartenant à soi-même, et a, par conséquent, qualité pour réclamer, de ceux qui sont liés envers lui, et de la loi, organe et sanction commune du droit, l'accomplissement de ce qui lui est dû.
Cela étant, dit M. de Molinari, et le devoir d'élever étant d'ordre public, il est évident que ce pouvoir n'est pas complètement rempli si l'enfant n'est pas mis en possession de tous les éléments nécessaires à la vie. Or, parmi ces éléments, dans un pays où la liberté est le droit commun et où chacun doit faire son sort, figure certainement un certain fonds de connaissances, variable comme l'état de la civilisation, mais qui ne peut comprendre moins, aujourd'hui, que la lecture, l'écriture et le calcul. Tout père doit donc cela, au moins, à ses enfants ; tout enfant peut réclamer cela ; et la société manque à ses fonctions de gardienne du droit quand elle ne pourvoit pas à ce que nul n'en soit privé.
Elle manque aussi à ses intérêts et à ses devoirs sous un autre rapport. L'homme ignorant est une non-valeur, et le plus souvent une nuisance pour ses semblables. Mal élever un homme, c'est détruire les capitaux, c'est préparer des souffrances et des pertes à la société. Il y a là, outre le droit privé de l'enfant, un droit social en vertu duquel la société lésée par l'ignorance peut proscrire l'ignorance.
A l'appui de cette manière de voir, M. de Molinari cite les mesures qui, dans la plupart des législations, ont été prises pour régler, conformément à l'humanité, le travail des enfants dans les manufacture et ateliers. Si tous les peuples ont reconnu que le père n'a pas le droit d'abuser des forces de son enfant en les exploitant aux dépens de leur développement ; si la société s'est crue fondée à empêcher cette usure de la paternité, cette banqueroute aux obligations de la paternité, pourquoi, dit M. de Molinari, n'aurait-elle pas les mêmes droits et les mêmes devoirs en ce qui concerne l'esprit qu'en ce qui concerne le corps ? Pourquoi ne protégerait-elle pas l'un comme l'autre ? Et comment ne trouverait-on pas juste et profitable de s'opposer à l'abrutissement des générations naissantes, alors qu'on trouve juste et profitable de s'opposer à leur dépérissement et à leur affaiblissement ?
M. de Molinari remarque en outre, et il insiste beaucoup sur ce point, que toute mesure qui tend à rendre plus onéreuse et plus difficile l'exécution des devoirs de la paternité tend, par cela même, à restreindre, dans un certain degré, l'accroissement de la population. Elle est donc, par là, un bienfait considérable pour la société. Le maintien de la population dans des limites rationnelles est, dans la conviction de M. de Molinari, un résultat d'une importance capitale ; et, s'il n'est pas permis d'avoir recours, pour obtenir ce résultat, à l'emploi de moyens préventifs, - ainsi que n'ont pas hésité à le demander bon nombre d'économistes d'une grande valeur, - il faut du moins accueillir avec empressement tous les moyens répressifs qui, sans porter atteinte à la justice, agissent dans ce sens.
Cet exposé de principes ainsi fait et l'obligation légale en matière d'instruction lui paraissant justifiée, M. de Molinari recherche quelles seraient les conséquences de cette obligation, et par quels moyens on pourrait arriver à la rendre effective sans tomber dans des abus de réglementation dont il tient à se préserver. Pour cela il pense qu'il suffirait d'inscrire dans le code (avec une sanction pénale qu'il ne détermine pas), le devoir du père et la limite minimum de ce devoir ; et, quant au reste, il serait d'avis de s'en remettre à chacun des moyens d'arriver à se mettre en règle avec la loi. On a généralement regardé, jusqu'à ce jour, la gratuité comme un accessoire inévitable de l'obligation ; et il a toujours paru impossible d'imposer une charge à tous indiscutablement sans fournir, à ceux qui manquent évidemment des moyens de la supporter, au moins les facilités les plus indispensables pour le faire. M. de Molinari ne partage pas cette opinion ; et il regarde au contraire l'obligation comme le procédé le plus assuré et le plus expéditif pour en finir avec la gratuité, aussi bien que comme la meilleure manière de réaliser promptement la liberté d'enseignement. Suivant lui, le devoir d'instruire résultant du fait volontaire d'avoir des enfants à instruire, on n'a pas à se préoccuper des difficultés plus ou moins grandes qui peuvent résulter pour tels ou tels de leur situation personnelle ; les facultés du débiteur ne font rien à sa dette. Seulement, à côté de la loi qui ne fait pas acception de personnes, il est permis de supposer que la charité publique ou privée, ayant égard aux besoins les plus urgents, et voyant des hommes exposés à un châtiment dont ils seraient hors d'état de se préserver par leurs seules ressources, tournerait davantage ses efforts vers le bien moral, et qu'on verrait bientôt dans toutes les communes des distributions de bons d'instruction, comme on y voit depuis plus ou moins longtemps des distributions de bons de pain, de bois, de vêtements ou de bains. Ce mode de charité, selon M. de Molinari, en vaudrait bien un autre. Les instituteurs, actuellement peu rémunérés, et faisant leur métier avec mollesse, seraient élevés à une condition plus favorable par l'assurance d'une clientèle forcée ; et il ne se passerait pas beaucoup de temps (du moins M. de Molinari l'espère) avant que, - l'instruction se trouvant partout répandue et les hommes en état de la donner étant suffisamment multipliés et rétribués, - toute pression extérieure devînt inutile pour assurer à tous, indistinctement, le bienfait des premières notions de l'instruction élémentaire.
Tels sont, en abrégé, les arguments présentés par M. de Molinari et les moyens proposés par lui. M. de Molinari pense qu'ils justifient pleinement l'opinion qu'il a émise sur le droit des gouvernements ; mais, s'il admet que les gouvernements puissent agir, il ne prétend pas qu'ils doivent toujours le faire. Il croit, au contraire, que, dans beaucoup de cas, ce qu'ils peuvent faire de mieux est de rester neutres ; et, quels que puissent être, à certains égards, les intérêts en souffrance, il estime qu'avant de confier à la puissance publique de nouvelles attributions, il faudrait commencer par la débarrasser des attributions abusives et parasites qui paralysent ou compromettent ses mouvements. C'est ce qu'il voulait dire en déclarant que la question n'était qu'une question d'expediency.
M. F. Passy, en terminant cet exposé, déclare que, malgré le talent avec lequel M. de Molinari a soutenu la thèse qu'il a adoptée, il reste pleinement convaincu de l'incompétence radicale des gouvernements dans la question en litige. Il n'a pas pu encore, par suite de divers empêchements, répliquer à l'argumentation de M. de Molinari ; mais il a la ferme intention de le faire. Il pense n'avoir pour cela, du reste, qu'à développer ce qu'il a dit dans ses premières observations. Il ne veut pas dès maintenant, et sans connaître les dispositions de la réunion, entrer dans ces développements ; mais il se réserve de le faire, si les vérités qu'il a émises comme fondamentales trouvent, dans le cours de la discussion, des contradicteurs sérieux et persévérants.
M. Marchal, ingénieur des ponts et chaussée, a le plus grand respect pour la liberté individuelle en général, et pour celles des pères de famille en particulier ; mais ce respect ne va pas jusqu'à sacrifier l'intérêt intellectuel des enfants. Il lui paraît que c'est un devoir de nature et une nécessité sociale que l'on cherche à combler de plus en plus la différence qu'il y a entre la brute et l'homme civilisé, par l'enseignement.
Les moyens capables de faire pénétrer cet enseignement dans les masses sont très-variables. Les moeurs d'un pays étant données, si on peut en appliquer qui respectent la liberté individuelle, il faut les préférer ; - dans le cas contraire, il ne faut pas craindre de faire intervenir une loi obligatoire.
En France on a rendu l'instruction primaire gratuite : c'est là un bon moyen de la répandre et de provoquer l'initiative des familles ; mais, si l'on s'apercevait qu'il ne donne pas tous les résultats désirables, il faudrait rendre l'enseignement obligatoire, comme cela s'est fait dans des pays soumis à des régimes différents, dans quelques-uns des États-Unis, pays de liberté politique et individuelle par excellence, - dans divers États d'Allemagne, relativement despotiques. Dans ces pays la négligence et l'insouciance des pères de famille sont considérés comme des faits coupables et punissables.
M. F. Passy répond qu'il est trop radicalement ennemi de la contrainte pour admettre avec M. Marchal qu'il puisse jamais être juste de "contraindre par tous les moyens possibles" des hommes à faire n'importe quoi. En fait, pour ce qui est de la question spéciale, il nie qu'il soit exact de dire que les pères refusent presque constamment à leurs enfants la nourriture morale. Quiconque a vécu dans les campagnes sait, au contraire, que les pères sont généralement très-soucieux de faire instruire leurs fils ; et, s'ils tombent ordinairement dans quelque excès, c'est plutôt par ambition que par indifférence qu'ils pèchent, ne mesurant pas assez ce qui leur est accessible et ce qui leur peut être utile.
Quant à l'espèce de gratuité qui existe en France, M. Passy ne pense pas qu'il y ait lieu de s'en applaudir. Il la regarde, au contraire, comme un système bâtard et dangereux qui, contrariant la pente naturelle des besoins, des désirs et des efforts, a contribué puissamment à la fausse et funeste instruction qui a répandu parmi nous l'erreur et le désordre.
Enfin, quant à ce qui touche à exemple de l'Amérique et à celui de l'Allemagne, M. Passy observe qu'en Amérique l'obligation inscrite dans la loi est sans effet, la véritable obligation venant de l'opinion, dont la loi n'est qu'une expression superflue ; - qu'en Allemagne, au contraire, en Prusse par exemple, elle entraîne à des moyens de coercition qui portent avec eux leur condamnation, tels que la conduite d'un enfant à l'école par un agent de police, ou l'interdiction des sacrements décrétés contre les enfants qui n'y ont pas été envoyés ; et qu'après tout, il ne paraît pas que cette instruction reçue par ordre rende les peuples plus heureux ou plu dociles, puisque l'Allemagne est constamment désertée, malgré tous les efforts des gouvernants pour prohiber la sortie de la matière gouvernable, par un nombre croissant de ses habitants sachant lire, écrire et compter.
M. Passy ajoute, d'ailleurs, comme une considération décisive, que, si l'instruction était donnée d'office, ou en vertu d'une prescription générale de la loi, le mérite du père en serait étrangement amoindri, sinon tout à fait supprimé ; et il insiste sur la nécessité de laisser à chacun, dans toute sa plénitude, le sentiment de cette responsabilité propre qui, en faisant trouver aux pères leur récompense ou leur châtiment dans leurs enfants, donne aux lien naturels de la famille une action moralisatrice qui est le vrai et seul mobile du progrès.
M. L. de Lavergne, membre de l'Institut, est en général de l'opinion de M. Passy ; mais il ne voudrait pas que le principe de la liberté du père de famille fût poussé jusqu'à ses dernières conséquences, jusqu'à l'extrême.
A côté des droits incontestables du père, il y a les droits de la société, sous le rapport matériel comme sous le rapport moral. Le père est libre ; mais s'il abuse de ses droits, la société intervient. Le père, par exemple, peut et doit corriger ses enfants, sans que la loi s'en mêle, mais il faut que la correction ne dépasse pas certaines bornes, sans quoi la société le punit de l'abus qu'il fait de son autorité. Le père est obligé de nourrir ses enfants, et la loi n'intervient pas pour lui imposer des règles à cet égard ; mais, s'il ne donne pas le nécessaire, dans les limites du possible, le magistrat intervient encore. Dans l'ordre moral et intellectuel, le père agit encore en toute liberté, mais la société doit l'empêcher d'empoisonner l'esprit de son enfant, de lui enseigner le vol, par exemple. En principe, s'il lui donne une mauvaise éducation, s'il lui refuse une certaine instruction, dans les limites du possible, il viole la loi morale, il commet un délit.
En fait, et pour ce qui concerne la France, M. de Lavergne approuve le législateur d'avoir établi un enseignement gratuit, pour aider le père de famille à remplir son devoir ; il n'oserait demander davantage, et il pense qu'avec le temps les moeurs feront plus qu'une loi de coercition.
M. le comte Uruski explique comment les États d'Allemagne se sont tirés de la difficulté.
Dans les pays de l'Allemagne occidental, où les moeurs sont favorables au développement de l'instruction publique, où, d'autre part, les ministres des cultes se préoccupent beaucoup de répandre l'instruction, de provoquer et de soutenir les écoles, l'État n'intervient guère qu'en faisant les frais d'une instruction plus ou moins gratuite. Mais dans les pays de l'Allemagne orientale, où il y aurait tendance à négliger l'instruction, cette négligence est combattue, l'instruction est forcée par diverses mesures administratives.
M. Dupuit, inspecteur général des ponts et chaussées, croit voir une contradiction dans les principes émis par M. Passy.
D'une part, M. Passy reconnaît à la société le droit d'intervenir pour contraindre le père de famille à donner des aliments à son enfants ; et il le lui refuse, quand il s'agit d'un certain degré d'instruction. Cependant, dans le premier cas, le droit de la société ne repose que sur des conditions d'humanité et de moralité ; c'est uniquement dans l'intérêt de l'enfant qu'elle intervient, de l'enfant qui, s'il meurt faute de soins, ne deviendra pas pour elle une charge nouvelle. - Elle a, au contraire, un intérêt puissant à ce que cet enfant, lorsqu'il prendra sa place dans la société, ait une certaine instruction, pour pouvoir le protéger et le gouverner plus facilement. S'il ne sait pas lire, comment pourra-t-elle lui apprendre ses droits, ses charges, ses obligations ? Le droit de la société pour la nourriture de l'esprit est mieux fondé que pour celle du corps. M. Dupuit ne saurait voir aucune espèce d'inconvénient dans une loi qui frapperait d'une amende tout père de famille dont l'enfant n'aurait pas, à un âge déterminé, un certain degré d'instruction.
M. Dunoyer, membre de l'Institut, ne trouve pas suffisamment indiquées les restrictions qu'on voudrait mettre à l'opinion de M. Passy. Il pense que la loi civile, en disant que les parents, par le seul fait du mariage, sont tenus de nourrir, entretenir et élever leurs enfants, a pourvu à tout et s'est suffisamment expliquée ; - il ne croit pas même que les tribunaux aient presque jamais besoin d'intervenir pour assurer l'exécution de ces dispositions, que les parents sont naturellement assez portés à remplir. Il serait, d'ailleurs, assez difficile de dire dans quelle mesure elles devraient l'être, et la loi et les magistrats s'en remettent, en général, à ce sujet, à l'affection des parents. Que si, comme cela arrive, dans des cas heureusement très-rares, ceux-ci manquent gravement à leurs devoirs, faisant systématiquement souffrir leurs enfants et les maltraitant quelquefois jusqu'à compromettre leur santé et leur vie, la loi pénale et les tribunaux viennent au secours des enfants maltraités. La même chose a lieu dans le cas, plus rare encore, où les parents dépraveraient les moeurs de leurs enfants. mais, lorsque les torts des parents ne consistent qu'en soins insuffisants et en négligences, il est fort difficile aux tribunaux d'intervenir, et en réalité ils n'interviennent presque jamais, et M. Dunoyer ne croit pas qu'on pût justifier, en France du moins, l'opinion contraire par des exemples.
M. de Lavergen demande à M. Pellat si, dans l'état actuel de notre législation, le père ne peut être contraint de donner à son enfant une certaine instruction.
M. Pellat, doyen de l'École de droit, répond que, quand l'enfant est en tutelle, la loi règle positivement la manière dont les conseils de famille et le tribunal pourront intervenir pour déterminer le genre d'instruction qui sera donnée à l'enfant et pourvoir aux dépenses nécessaires ; et le subrogé tuteur doit, sous ce rapport, comme sous tous les autres, surveiller le tuteur, fût-il le père ou la mère. Mais, quand le père et la mère sont tous deux vivants, il n'y a point de tutelle, par conséquent point de subrogé tuteur ni de conseil de famille. Le père exerce sur l'enfant non la tutelle, mais la puissance paternelle, et la loi ne contient pas de dispositions spéciales qui en règlent l'exercice. Mais, comme le père est obligé non-seulement de nourrir et d'entretenir ses enfants, mais encore de les élever, on est assez généralement d'accord que, s'il ne leur donnait pas un genre d'instruction et d'éducation convenable, eu égard à sa fortune et à sa position sociale, les magistrats pourraient intervenir sur la provocation de la mère ou de la famille.
M. Buffet, ancien ministre de l'agriculture et du commerce, présente quelques observations dans le sens de M. Dunoyer. La société, selon lui, doit s'en rapporter complètement au père de famille pour les soins physiques et moraux à donner aux enfants. Sous le rapport physique, les tribunaux ne peuvent intervenir et n'interviennent pas si le régime alimentaire de la famille est insuffisant ou mauvais. Ils n'interviennent et ne peuvent intervenir que dans les cas de violences et de sévices pouvant ostensiblement mettre la vie en danger.
Sous le rapport moral, l'intervention est encore plus difficile, pour ne pas dire plus impossible. Comment en effet préciser et prescrire les éléments nécessaires de la vie morale et intellectuelle, quand on ne saurait prescrire les éléments de la vie physique ? Sans doute, la loi peut être répressive, comme elle l'est en effet pour des cas de dépravation caractérisés ; mais comment le législateur pourrait-il spécifier que l'éducation de la famille est inefficace ou mal dirigée ?
M. Jules Pautet revendique les droits de la société. La famille a deux aspects : l'aspect individuel et l'aspect social. Du premier aspect dérivent les droits de la famille ; de l'autre, ses devoirs envers la société, devoirs que l'État a mission de faire observer. - D'un autre côté, la propagation des connaissances humaines, et en première ligne des connaissances morales, fruit des siècles précédents, est un devoir pour la société vivante et pour l'autorité qui la présente.
M. Joseph Garnier pense qu'il faut ici séparer l'éducation de l'instruction. C'est particulièrement d'une certaine dose d'instruction qu'a entendu parler M. de Molinari, quand il a parlé de l'enseignement dû par le père de famille à ses enfants.
S'il s'agit d'éducation, de connaissances morales, il n'est pas possible de préciser, ainsi que l'ont fait observer m. Dunoyer et M. Buffet ; et le droit de l'enfant disparaît pratiquement, mais non théoriquement, en présence de l'impossibilité de préciser ce droit, qui reste à l'état latent. En fait d'instruction, c'est autre chose. En pareille matière, le législateur, s'il reconnaît le droit du fils et l'obligation du père, peut très-bien préciser. Au reste, en ordonnant une certaine dose d'instruction, c'est comme si on rendait une certaine quantité de moralité obligatoire ; car la moralité dans un pays est toujours proportionnelle au développement de l'instruction. C'est ce qu'atteste la statistique, heureusement d'accord avec la théorie, et ce qu'il faut répondre à ceux qui craignent que l'instruction ne serve d'instrument à la dépravation.
Comme en pareille matière il ne peut être question que d'un certain minimum d'instruction, M. Joseph Garnier ne croit pas qu'une loi qui rendrait ce minimum obligatoire pût annihiler, ainsi que le craint M. Passy, l'initiative du père de famille, qui pourra toujours dépasser ce minimum et s'exercer sur une foule d'autres points. Il ne croit pas non plus qu'on puisse s'en effrayer comme d'un excitant pour l'individu à des besoins au-dessus de sa condition, comme cela résulte de la fausse direction de l'enseignement des classes moyennes.
M. Quijano, sans entrer précisément dans le fond de la question, croit opportun de soumettre à la Société une réflexion déjà très-ancienne chez lui et que la présente discussion vient de rappeler très-vivement à son esprit.
A son avis, on assigne une place trop importante à l'ignorance dans le triste tableau de nos misères sociales. On la considère comme le génie tout-puissant du mal, ou plutôt comme une entité réelle et absolue, tandis qu'elle n'est qu'une négation et une négation relative, l'absence d'idées. On ne remarque pas qu'aucun homme sensé, quelque ignare qu'il soit, manque entièrement d'idées, de même qu'aucun homme, même le plus intelligent et le plus instruit, n'a et n'aura jamais toutes les idées possibles ; et, conséquemment, qu'aucun homme n'est ignorant d'une manière absolue et que tous les hommes le sont, un peu plus, un peu moins. Dire donc que le mal moral vient de l'ignorance, c'est presque ne rien dire.
Autre chose est si l'on vient parler de l'erreur. Oh ! alors, pourvu qu'on ait étudié avec quelques attention la nature et les tendances de l'homme, et qu'on tienne compte des enseignements de l'histoire, on voit que la plupart des perturbations qui affligent l'humanité ne viennent pas de ce que notre entendement est dépourvu d'idées, mais de ce qu'il est imbu de préjugés et d'idées fausses ; non pas de ce que l'homme marche dans l'obscurité, mais de ce que ses yeux sont égarés par des feux follets qu'il prend pour des phares bienfaisants. Un homme franchement ignorant en médecine ne tuera pas un malade, parce qu'il n'en entreprendra pas la guérison ; mais un mauvais médecin le tuera, obéissant de bonne foi aux principes erronés dont son intelligence est viciée.
Pour que l'action de l'enseignement soit donc moralement efficace, il faut qu'il ait avant tout pour but de combattre énergiquement l'erreur, c'est-à-dire d'extirper de notre entendement les idées fausses qui corrompent notre jugement et nous entraînent fatalement au mal. Si vous ne commencez pas par affranchir l'homme de l'ignominieuse tyrannie de l'erreur, qu'aurez-vous avancé en lui donnant quelques idées de plus ? Sans doute, elles fortifieront ses facultés et agrandiront sa puissance. Mais n'est-il pas permis de craindre que ces moyens plus puissants d'agir ne deviennent entre ses mains des instruments plus puissants pour le mal ? Des expériences toutes récentes semblent justifier assez cette appréhension.
Or, ces funestes erreurs, où sont-elles plus communes ? Est-ce dans les classes les plus pauvres qu'il s'agit de contraindre d'aller à l'école, ou dans les classes privilégiées qui s'y dirigent spontanément ? Est-ce dans les classes populaires qu'elles ont pris naissance, ou bien dans des régions plus élevées ? Allons dans une campagne, parlons au premier paysan que nous rencontrerons, et posons-lui des questions sur l'assistance, sur les biens communaux, sur l'usure, sur la liberté du travail et sur celle du commerce des denrées agricoles, etc. Certes, nous le trouverons passablement rempli de préjugés ; mais ayons la patience de raisonner avec lui, exposons-lui des notions simples, primitives, justes surtout, et nous le quitterons, sinon pleinement convaincu, au moins fortement ébranlé dans ses convictions erronées.
Passez de là chez le maire, chez le curé, le notaire, voire même le médecin, trouverez-vous chez ces personnages moins de préjugés, moins d'entêtement, moins d'amour-propre et plus de bonne foi ? Assurément non. Maintenant, qu'on se demande si c'est le paysan qui a inspiré ces erreurs au curé, au maire, au notaire ; ou bien si ce sont ces derniers qui les ont propagées et enracinées chez les paysans.
Mais il n'est pas nécessaire d'aller dans les campagnes pour trouver l'erreur hébergée ailleurs que chez l'ignorance. Ne sommes-nous pas journellement étonnés et affligés de voir les erreurs les plus funestes, victorieusement terrassées par la science et péremptoirement condamnées par l'expérience, encore aujourd'hui professées et patronnées par les hommes les plus éminents, qui dans les sciences, qui dans la littérature, qui dans les arts, qui enfin dans l'art le plus difficile de tous, celui de gouverner les nations ? Eh bien ! ces erreurs, ne les ont-ils pas puisés dans les collèges, où le peuple n'entre pas ; dans les livres, que le peuple ne lit pas ; dans le commerce d'hommes considérables, que le peuple ne hante pas ? Pour moi, je l'avoue en toute humilité, ajoute M. Quijano, je passe la dernière moitié de ma vie à me défaire des erreurs que j'ai apprises dans la première moitié, et je ne crains pas d'être téméraire ou irrespectueux, si je présume que je ne suis pas le seul dans cette savante société à gémir d'une telle misère.
Si tel état intellectuel et moral de la majorité des classes moyennes et supérieures, voyez dans quelle pépinière, dans quelle école normale vous allez prendre les quelques milliers d'instituteurs que demande l'instruction saine et solide de nos populations.
En résumé, dit M. Quijano, si on se propose seulement de donner un peu plus de savoir au peuple, par exemple de lui enseigner la lecture, l'écriture, les éléments du calcul, du dessin, etc., je ne dis pas que l'instruction obligatoire n'y parviendra pas, je ne l'affirme pas non plus ; mais, s'il s'agit de l'instruire solidement, je veux dire de l'éclairer, de le moraliser et de le rendre apte à l'exercice des vertus qui constituent l'homme sage et honnête et le véritable citoyen, oh ! alors il faut que la réforme commence par où le mal a commencée, par en haut. En un mot, il est bien moins urgent de s'attacher à l'ignorance qu'à l'erreur.
L'opinion de M. Quijano est suivie d'une digression sur les avantages de l'instruction, que personne au reste n'a voulu nier, et sur la parenté de l'ignorance et de l'erreur, forts difficiles à séparer.
M. Marchal soutient vivement les avantages de l'instruction.
M. Quijano se défend d'avoir soutenu la thèse contraire.
A ceux qui croiraient pouvoir argumenter du chiffre croissant des criminels sachant lire et écrire, M. de Lavergne rappelle cette malicieuse réponse que fit M. Rossi, au sein de l'Académie des sciences morales et politiques, à un adversaire de l'instruction : "Nous espérons bien qu'un jour viendra où tous les criminels sauront lire et écrire !"
M. F. Passy, reprenant les diverses objections qui ont été indiquées dans le cours de la discussion, réplique tout à la fois à MM. de Lavergne, Dupuit, Pautet, Marchal et J. Garnier.
Aux observations de M. de Lavergne, - qui lui reproche de pousser jusqu'à l'extrême un système d'ailleurs raisonnable, et qui lui demande si, dans sa pensée, le sanctuaire de la famille serait entièrement et absolument inabordable à l'action légale, de telle sorte, par exemple, qu'un père pût empoisonner moralement ses enfants, en leur enseignant le vice et le crime, sans que la société pût intervenir : - M. Passy répond qu'il s'est mal expliqué, s'il a pu donner à entendre que telle fut sa pensée, et que jamais il n'a entendu mettre en doute le droit et le devoir de la loi de réprimer le mal. Ce qu'il nie, d'une manière absolue, c'est le droit de prescrire le bien. Ainsi, dans la famille comme au dehors, un acte est-il inique et nuisible, y a-t-il un mal fait, sous forme directe, positive ; cet acte doit être puni. Mais y a-t-il simplement bien omis, devoir non accompli, défaut de zèle, d'énergie, de dévouement, absence d'action, enfin ; quelle que soit l'importance de l'action ainsi négligée, et quelle que soit l'importance de l'action ainsi négligée, et quelles que puissent être les conséquences malheureuses de cette négligence, la force publique et la loi n'ont rien à y voir. M. Passy reconnaît que la distinction entre le bien omis et le mal fait peut être, dans certains cas, délicate ; toute classification est difficile, aussi bien dans l'ordre moral que dans l'ordre matériel, et leurs limites, en toutes choses, sont équivoques et douteuses. Il pourrait donc se trouver des cas où un juge eût quelque peine à se déterminer ; dans ces cas, il se prononcerait pour la liberté du père. Mais, délicate ou non, la distinction existe, et elle est fondamentale ; car elle n'est rien moins que la distinction de la morale et de la loi. Si l'on prétendait se prévaloir des conséquences plus ou moins directes de la conduite de chacun pour déclarer illicite tout ce qui nuit, il n'y aurait plus, dans la vie, un seul point qui pût servir de refuge à la liberté individuelle ; car il n'y a pas un seul acte au monde qui soit réellement indifférent, pas un vice ou une vertu qui ne rayonne au loin des conséquences bonnes ou mauvaises, pas une circonstance de l'existence du dernier des hommes qui n'intéresse peu ou beaucoup tous ses semblables. C'est sur une vue exagérée et fausse de cette solidarité inévitable que se fonde la réglementation sans fin que constitue le socialisme ; c'est au nom de la prédominance de la responsabilité personnelle, au contraire, que l'économie politique revendique la liberté individuelle.
M. Passy trouve, par cette raison, que M. Dupuit a donné trop d'importance aux liens sociaux quand il a, ainsi qu'il a fait, argué de ce que la société supporte la charge de ses membres pour soutenir qu'elle peut veiller à ce que la charge ne soit pas trop lourde. En réalité la société ne supporte la charge de personne, du moins dans un état de choses où la loi n'a établi aucune relation artificielle entre les hommes, et laisse chacun libre à lui-même. Au-delà du respect de son droit, nul n'a, à vrai dire, rien à prétendre des autres. Nous pouvons obtenir des avantages de la présence de nos semblables, mais c'est à nous de les mériter, non à la loi de nous les procurer; et demander à la loi de s'immiscer dans ces rapports purement facultatifs, c'est porter la plus grave atteinte à la sociabilité naturelle et tarir en grande partie la source de ses bienfaits.
M. Passy se justifie également, et par les mêmes considérations, du reproche de contradiction formulé contre lui par M. Dupuit en ce qui touche à la nourriture matérielle. La prescription légale de nourrir et d'élever ses enfants n'est pas, à ses yeux, aussi différente de celle de les instruire que le suppose M. Dupuit. Il est, au contraire, porté à croire que l'une vaut l'autre, ou peu s'en faut, et que l'efficacité en est à peu près pareille. Les parents élèvent et nourrissent leurs enfants, quand ils le peuvent, comme ils instruisent quand il le peuvent : et, quand ils ne le peuvent pas, l'article 203 du Code ne les leur fait pas élever, pas plus qu'un nouvel article ne les leur ferait instruire. Tous les jours des enfants sont mal nourris, mal vêtus, sans que jamais magistrat songe à requérir contre les parents ; et, si quelquefois on voit des parents dénaturés traduits en justice, c'est qu'au lieu de négligence, même grave et impardonnable, il y a eu de leur part sévices, séquestration, mauvais dessein extérieurement manifesté, c'est-à-dire perpétration d'un fait coupable, et non point seulement omission répréhensible d'un devoir. C'est ce qui a fait dire à Ch. Comte, comparant cette prescription de nos lois au silence des lois chinoises, que nous étions en fait, sauf en ce qui touche à l'infanticide, aussi libres que les Chinois ; et que, pour l'infanticide même, la différence était plus apparente que réelle, puisqu'elle se réduit, dans la plupart des cas, à laisser mourir sur des haillons en dedans de la porte l'enfant qui sans la loi mourrait sur des haillons en dehors de la porte.
Passant ensuite à l'observation de M. J. Garnier, M. Passy conteste qu'il soit possible de séparer, comme l'a fait ce dernier,l'éducation de l'instruction. L'une n'est pas l'autre dit-il, mais l'une ne va pas sans l'autre. L'homme qui enseigne a, même à son insu, et quoi qu'il enseigne, une action morale sur celui à qui il enseigne. Il est très-vrai, sans doute, comme l'a dit M. Garnier, que la carrière ouverte au zèle du père de famille est sans limites, et qu'au delà des notions élémentaires de l'instruction la plus simple il y aurait encore assez à faire pour mériter ou démériter la reconnaissance des enfants ; mai il est vrai aussi que tout fait planche, et que, la loi une fois substituée à la volonté privée, les rapports naturels sont altérés. Prescrire, d'ailleurs, si peu que ce soit, c'est nier au père le droit de repousser, à tort ou à raison, précisément ce qu'on prescrit ; de préférer, par un jugement propre, une chose à une autre, le travail manuel, par exemple, l'exercice, la bonne nourriture, à la vie sédentaire de l'école et à une pitance forcément insuffisante. Or ce droit, suivant M. Passy, est incontestablement inhérent à l'autorité paternelle ; et le devoir de bien choisir implique le pouvoir de mal choisir.
Arrivant, en dernier lieu, aux réflexions de MM. Marchal et Pautet, M. Passy reconnaît, ainsi qu'ils l'ont dit tous deux, que les connaissances, les sentiments, le trésor des bien moraux et matériels accumulés par les générations précédentes constituent, pour les générations naissantes, un patrimoine commun, auquel tous les membres de cet générations ont droit. Mais il soutient que ce droit ne peut valoir pour eux, comme tout droit du reste, qu'autant qu'ils l'exercent, et que, pour entrer en possession de l'héritage des siècles il faut, tout au moins, comme pour une succession quelconque, faire adition d'hérédité. Rien ne dure, ici-bas, dit M. Passy, que ce qui est acquis par un effort propre ; et il n'y a pas de puissance au monde qui puisse procurer un bien réel et sûr à qui n'a rien fait pour s'approprier ce bien. L'incurie des possesseurs de terre a fait du grenier de l'Italie les plaines incultes et malsaines de la campagne de Rome : l'absence d'activité spontanée peut frapper de même de stérilité et de corruption les plus merveilleuses richesses scientifiques. On a beau parler de la puissance moralisatrice de l'instruction ; l'instruction, en soi-même, n'est pas plus moralisante qu'autre chose. Le savoir n'est pas une vertu ; c'est un instrument, un outil, le plus merveilleux de tous assurément mais, plus que tous aussi, susceptible d'un mauvais comme d'un bon emploi. Ce qu'il y a de moralisant dans l'instruction, c'est la peine qu'elle coûte, c'est-à-dire le déploiement d'énergie, de persévérance et de mérite qu'elle exige. C'est précisément cette vertu première qu'on lui enlèverait en la faisant descendre uniformément, et comme une manne due à tous, dans toutes les familles. Ou plutôt c'est la vertu première de tout homme, le ressort et le frein de toute vie, collective ou privée, qu'on affaiblirait dans sa source. Dégager, raffermir, rendre à lui-même ce ressort universel et indéfini, est la véritable tâche de l'économie politique, ou plutôt c'est la tâche de tous ceux qui respectent la Providence et croient à la justice. Il est impossible, selon M. Passy, que des hommes imbus des notions de l'économie politique et dévoués aux principes de la justice puissent accepter des conclusions qui sont la négation de sa puissance et de sa sainteté. Il est impossible, dès lors, qu'après avoir mieux aperçu ce que c'est, en dernière analyse, que l'instruction obligatoire, il ne se prononcent pas contre cette panacée séduisante aussi énergiquement que contre tant d'autres de même origine et de même nature.
M. Dupuit fait observer que M. Passy, en donnant au père de famille une liberté illimitée sur l'instruction de ses enfants, attente à la liberté de la société. Que celle-ci s'abstienne dans tout acte où elle n'a pas intérêt clair et évident, rien de mieux. Si le père, après avoir refusé toute instruction à son enfant, devait, à la sortie du toit paternel, le lancer dans les déserts de l'Afrique pour ne jamais l'en faire sortir, on conçoit qu'on pourrait contester à la société le droit de s'occuper d'une abstention qui ne lui fait ni bien ni mal ; et sous ce rapport M. Passy a raison lorsqu'il dit que la loi ne doit punir que les actes. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent ; le père ne s'abstient pas à l'égard de la société. Il lui impose l'admission d'un membre nouveau ; il lui demande qu'apprenti, elle le protège contre son patron ; qu'ouvrier, elle défende son salaire contre l'avidité de son maître ; que, maître, elle lui assure son autorité sur ses ouvriers ; qu'héritier, elle lui donne sa part ; que, mort, elle fasse exécuter ses volontés, etc., etc. Est-ce qu'en échange de ces avantages et de beaucoup d'autres, qu'il serait beaucoup trop long d'énumérer, la société n'a pas le droit d'imposer quelques obligations qui rendent sa tâche plus facile ? Une société quelconque n'admet jamais de nouveau membre sans l'astreindre à un certain apport qui le mette dans les mêmes conditions que ces cosociétaires. Donc une société, où la grande majorité sait lire et écrire, et où, par conséquent, la surveillance des intérêts, la distribution de la justice, la punition des délits et des crimes seraient plus faciles et la sécurité plus grande, a le droit, et même le devoir, de ne laisser participer à ces avantages que ces gens qui ne viennent pas les diminuer par leur ignorance.
Si le père de famille a le droit de faire de son fils une brute, il faut reconnaître à la société le droit de n'en pas faire un citoyen ; mais, si on veut qu'elle l'admette dans son sein, il doit remplir les conditions nécessaires pour qu'il ne soit pas pour elle une charge plus lourde que celle qui lui est imposée par les autres membres. On doit remarquer qu'en définitive l'obligation qu'il s'agit d'imposer au père de famille se traduit pour lui dans le paiement de quelques mois d'école. C'est donc une question d'impôt. Il est difficile d'en trouver de plus juste, de plus utile et de plus léger. On peut discuter sur la dose d'instruction que la loi doit exiger, suivant les temps et les lieux ; on peut discuter le choix des moyens pour la constater ; mais on doit reconnaître que le principe de la loi ne viole pas les règles de l'équité et les droits de la liberté du père de famille.
Après la conversation générale, la discussion continue quelque temps encore sur le même sujet. Dans un des groupes de la réunion, M. Baudrillart fait valoir des considérations qui méritent d'être notées.
M. Baudrillart dit qu'il serait disposé à se ranger aux argument qu'a fait valoir M. Frédéric Passy, s'il ne trouvait une raison nouvelle de douter de l'incompétence absolue de l'État en cette matière, dans un motif qui n'a point été évoqué peut-être suffisamment, celui de la sécurité publique. Que l'État ait pour mission spéciale d'y veiller, c'est un point sur lequel il n'y a aucun dissentiment parmi les économistes. Si donc il était prouvé que l'ignorance, comme état général d'un pays, n'est pas, ainsi qu'on l'a prétendu, un fait purement négatif, mais une menace contre la sûreté des propriétés et des personnes, l'intervention de la loi trouverait là, peut-être, sa meilleure justification. Or, n'est-ce pas ce que les faits semblent attester ? La statistique criminelle donne la proportion d'environ 77 pour 100 accusés ne sachant ni lire ni écrire, ou ne le sachant qu'imparfaitement. Il n'est donc guère permis de douter qu'entre des deux faits, l'ignorance et le crime, il n'y ait une réelle connexité. Celui qui ne sait ni lire ni écrire, qui n'a reçu aucune instruction élémentaire, ni dans la famille, ni au dehors, manque non-seulement de l'indispensable instrument d'acquisition des connaissances nécessaires à un certain développement intellectuel et moral, qui, sauf les exceptions, tend à éloigner les chances du crime, mais du moyen d'entrer dans une foule de carrières. Il est inévitable que l'absolue misère intellectuelle et le dénûment matériel, qui en est bien souvent la suite, l'exposent à de redoutables tentations. La société, même en étant mises de côté toutes les raisons qui se tirent de la charité et de l'intérêt qu'il y a pour elle à augmenter les bons producteurs mis en lieu et place de véritables non-valeurs, n'a-t-elle pas le droit de prendre ses sûretés contre cette barbarie à l'intérieur, dont le nom a été plus d'une fois prononcé, et qui ne manque guère de se révéler à chacune de nos commotions politiques ?... M. Baudrillart ajoute que, quant à lui, il préférerait de beaucoup voir le père de famille livré à lui-même se faire un devoir d'éloigner de son enfant ces chances de misère et de crime, et de la société le danger grave qui en résulte. Mais en est-il ainsi dans l'état présent de la civilisation ? Ici encore les faits parlent, et attestent qu'en France la majorité des enfants sait à peine lire et écrire, fait qu'atteste la statistique des mariages en 1853. Sur le nombre total des conjoints, plus du tiers des hommes et près de la moitié des femmes ne savent pas signer. Combien y en avait-il sur le nombre restant qui ne savaient juste que signer leur nom ?... La société ne se voit-elle pas constituée en cas de légitime défense par cette négligence coupable ? Demander, observe encore M. Baudrillart, demander que le père de famille, chez lui ou hors de chez lui, fasse donner à l'esprit de son enfant ces premiers éléments dont l'absence accroît fortement la probabilité qu'il deviendra un être dangereux pour lui-même et pour les autres, est-ce outre-passer le droit de la société et tyranniser l'individu ? N'est-ce pas plutôt agir à la fois dans le sens de la liberté de l'enfant, mieux mise en état de lutter contre les causes qui produisent la misère et les crimes, et dans le sens de la liberté générale tenue en échec par les criminels ? Le père de famille a-t-il plus le droit se dire opprimé, dans ce cas, que lorsqu'on exige de lui qu'il ne laisse pas ses enfants se présenter nus sur la voie publique et qu'on lui impose, pour eux comme pour lui, la dépense d'un habit décent ?