De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. Frédéric Passy

Note I.

Discussion de la Chambre des représentants de Belgique sur l'instruction obligatoire.

(Extrait du Journal des Débats du 28 janvier 1859.)

 

"La Chambre des représentants belges vient de consacrer cinq ou six séances à l'examen d'une question importante et difficile,, mais qui appartient plutôt au domaine de la théorie qu'à celui de la législation pratique [1]. L'instruction primaire doit-elle être déclarée obligatoire, ainsi que le demandait formellement une pétition adressée à la Chambre ? En d'autres termes, convient-il de décréter par une loi que les parents seront obligés d'envoyer leurs enfants à l'école sous peine de la prison et de l'amende ? Tel était le principal objet du débat. Sans se prononcer directement contre le principe de l'instruction obligatoire, le ministre de l'intérieur, M. Rogier, a déclaré qu'il ne croyait pas le moment venu d'introduire ce principe absolu dans la législation belge. Tout en reconnaissant que le devoir du gouvernement était de propager et de généraliser l'instruction par tous les moyens possibles, il a pensé que, dans l'état actuel des choses, ces moyens devaient se borner à l'influence morale, à la persuasion, aux encouragements, aux récompenses, à la privation de certains avantages. En fin de compte, il a refusé nettement de présenter une loi pour décréter l'emploi de mesures coercitives, telle que la peine de la prison et de l'amende, contre les parents qui négligeraient leurs enfants aux écoles primaires. Le président de l Chambre, M. Verhaegen, dont les opinions libérales sont connues, est allé plus loin que le ministre : il s'est prononcé catégoriquement contre le principe de l'instruction obligatoire, et il a démontré que ce principe qu'on donne à tort comme un principe libéral, aboutit droit au socialisme : "Si le père de famille pauvre, a dit l'orateur, était contraint d'envoyer son enfant à l'école, il y aurait à craindre de voir surgir un droit à côté de cette obligation nouvelle. Le père qu'on priverait du travail de son enfant et du profit qu'il en retire serait en droit de demander qu'on lui fournît du pain. Il faudra donc que l'État se charge de nourrir le pauvre pour l'instruire, et l'on tombe ainsi dans le communisme." L'exemple de la Prusse, où l'enseignement est obligatoire, n'est pas applicable à la Belgique ; car en Prusse il n'existe d'autre enseignement que celui de l'État ; par conséquent, il est facile de constater si l'enfant est ou n'est pas à l'école. Un autre orateur de la gauche, M. Orts, en se plaçant au même point de vue, a judicieusement observé que l'esprit de la Constitution belge ne permet pas d'employer la violence, même pour faire le bien. Un orateur du centre gauche, M. Charles de Brouckère, et un orateur de droite, M. de Theux, se sont exprimés dans le même sens et ont montré que l'enseignement obligatoire était en opposition directe avec la Constitution. A notre avis, ces différents orateurs ont mis le doigt sur le côté faible du principe aventureusement emprunté par le jeune libéralisme belge aux traditions de Sparte, comme l'a remarqué M. Verhaegen, et aux traditions françaises de 1793, comme l'a rappelé M. Charles de Brouckère. Aussi ce principe prétendu libéral n'a-t-il trouvé de partisans et de défenseurs que sur les bancs de l'extrême gauche.

La même pétition soulevait une seconde question non moins délicate, en demandant que les ministres du culte soient exclus de la part qui leur est attribuée par la législation actuelle dans la surveillance et la direction de écoles publiques. Le ministre de l'intérieur a formellement repoussé cette partie de la pétition et il a revendiqué pour les ministres du culte le rôle qui leur appartient dans l'enseignement, non à titre d'autorité légale, mais à titre d'autorité morale. Sur cette seconde question d'ailleurs, la controverse a été moins vive et moins prolongée que sur la première. Finalement, au lieu d'adopter l'avis de la commission, qui avait proposé le renvoi de la proposition au ministre de l'intérieur, la Chambre a pris le parti que lui proposait M. Henri de Brouckère : à la majorité de 79 voix contre 5, elle a simplement ordonné le dépôt de la pétition au bureau des renseignements.

 

 

Note

[1] Je reproduis ce compte rendu à l'appui de mon opinion parce qu'il conclut comme moi contre l'obligation, et parce qu'il m'a paru à propos de donner un aperçu de la discussion de la chambre des représentants de Belgique. Mais je n'entends accepter qu'avec quelques distinctions ou quelques réserves, malgré la satisfaction très-vive avec laquelle je constate ce succès de mon opinion et le langage du Journal des Débats, et celui de mes honorables auxiliaires de Belgique. Je dois dire que M. G. de Molinari, de son côté, ne regarde pas son opinion comme ayant été sérieusement défendue, et qu'il ne serait pas équitable de le rendre responsable de tout ce qu'on pu dire ou sous-entendre ses alliés d'un jour.


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