De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. Frédéric Passy

Note A.

Sur la distinction de la morale et de la loi.

 

Sur ce point fondamental il faudrait citer, pour ainsi dire en entier, les chapitres 12 et 13 du livre II du Traité de législation de Ch. Comte, le pamphlet la Loi de Bastiat, et le chapitre "Responsabilité" des Harmonies du même auteur. Je n'en donnerai que quelques passages, plus directement applicables à l'objet spécial de cette discussion.

Au chapitre Responsabilité, Bastiat, après avoir dit que "l'intervention de la loi," dans tous les cas contestés, "outre l'inconvénient très-grand de donner des chances à l'erreur autant qu'à la vérité, aurait encore l'inconvénient bien autrement grave de frapper d'inertie l'intelligence même," ajoute : "Mais alors même qu'une action, une habitude, une pratique est reconnue mauvaise, vicieuse, immorale, par le bon sens public, quand il n'y a pas de doute à cet égard, quand ceux qui s'y livrent sont les premiers à se blâmer eux-mêmes, cela ne suffit pas encore pour justifier l'intervention de la loi humaine. Il faut savoir, de plus, si, en ajoutant aux mauvaises conséquences de ce vice les mauvaises conséquences inhérentes à tout appareil légal, on ne produit pas, en définitive, une somme de maux qui excède le bien que la sanction légale ajoute à la sanction naturelle." Et, citant comme exemples "la paresse, la prodigalité, l'avarice, l'égoïsme, la cupidité, l'ambition," il examine spécialement la question à l'égard de la paresse. Puis il s'écrie : "C'est une chose singulière, en vérité, qu'on veuille faire des lois pour dominer les maux de la responsabilité ! N'apercevra-t-on jamais que ces maux on ne les anéantit pas, on les détourne seulement ? Le résultat est une injustice de plus et une leçon de moins."

L'instruction est évidemment comprise dans ce passage ; mais elle n'y est pas expressément nommée : elle l'est dans le suivant, de la Loi : "Il n'est pas vrai que la loi ait pour mission de régir nos consciences, nos idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges, nos dons, nos jouissances. Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un n'usurpe le droit de l'autre..." - "Sortez de là, faites la loi religieuse, fraternitaire, égalitaire, philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, DANS L'UTOPIE IMPOSÉE, ou, ce qui est pis, dans la multitude des utopies se combattant pour s'emparer de la loi et s'imposer." - "Où vous arrêterez-vous ? etc." et tant d'autres passages que tout le monde connaît, mais que tout le monde peut relire, et notamment le pamphlet Baccalauréat et Socialisme, qui est d'un bout à l'autre une protestation contre toute immixtion de l'État dans le domaine de l'instruction.

Charles Comte, après avoir déclaré, p. 434, que "les lois de la morale ne sont pas plus arbitraires que celles du monde physique," et que, "si l'on peut ignorer les premières comme les secondes, l'ignorance n'en suspend pas les effets," montre également par divers exemples, et avec un grand détail, l'inefficacité et le danger des lois positives destinées à venir en aide aux lois naturelles ou à suppléer leur action. Parmi les cas qu'il examine ne figurent pas seulement l'économie, la tempérance, et leurs contraires la prodigalité et l'ivrognerie ; l'activité et la paresse, etc. ; mais bien aussi les devoirs des époux et ceux des pères, qui sont de sa part l'objet d'une longue et minutieuse discussion. C'est, à bien peu de chose près, la question actuelle. Et cette discussion, Ch. Comte la termine en se prononçant, de la manière la plus énergique, contre l'intervention de la loi en ces matières. Il dit, en un endroit  "Il existe dans l'homme des forces qui le déterminent à nourrir, à élever ses enfants... Ces forces sont quelquefois paralysées par des forces contraires. Si, pour leur donner plus d'énergie, un gouvernement vient y ajouter ses propres forces, il produira sans doute un accroissement de biens et de maux ; mais il n'est pas sûr que la somme des premiers excède celle des derniers. La somme de ceux-là pourra n'être que de deux, tandis que la somme de ceux-ci sera de dix ; il y aura alors une perte de huit, quoique le résultat général de toutes les forces soit avantageux." Il dit, dans un autre endroit : "Des gouvernements ont essayé de régler les rapports qui existent entre le mari et la femme, ENTRE LES PARENTS ET LES ENFANTS... Ils ont dit, etc.... La pratique de ces maximes et d'autres semblables peut être le résultat des forces morales ; mais elle ne saurait être une conséquence de l'action exercée par l'autorité publique. Nul ne saurait, en effet, déterminer d'une manière précise, soit les faits individuels qui constituent l'obéissance ou la protection, soit le moment où chacun de ces faits doit être exécuté." Et d'ailleurs il résume son opinion en disant que "les actions qui se passent dans l'intérieur des familles sont hors de l'atteinte des magistrats, à moins qu'elles ne laissent à leur suite des marques auxquelles on peut évidemment les reconnaître, tells que des violences graves."

Une partie très-remarquable, - et que je ne puis trop engager à lire et mes adversaires et ceux qui pensent comme moi, - de cette étude comparative des lois morales et des lois positives, c'est celle dans laquelle l'auteur, avec cette logique froide et inflexible qui le distingue, compare nos lois sur les obligations des pères aux lois chinoises, muettes sur ce point. Il est difficile de ne pas reconnaître, avec lui, quand on a suivi sa discussion, que "les lois de tous les peuples de l'Europe," qui "imposent aux parents l'obligation de nourrir, d'entretenir et d'élever leurs enfants," ne sont pas de grand effet, et que, "sauf l'infanticide, nous sommes en tout cela aussi libres que les Chinois." - "Il est," en effet, comme il le dit, et il ne peut pas ne pas être "sans exemple qu'un magistrat se soit jamais introduit dans l'intérieur d'une famille pour examiner si les enfants étaient nourris, logés, vêtus, élevés conformément aux facultés de leurs parents. Les magistrats peuvent rencontrer fort souvent des enfants mal vêtus, et se nourrissant de mauvais aliments ; aucun ne s'est encore avisé de traduire un père ou une mère en justice pour les faire condamner à raccommoder leurs habits ou à leur donner de meilleur pain [1]." Partout donc, "en Chine comme dans tous les pays du monde, le bien-être des enfants est en raison de la fortune, des lumières et des dispositions morales de leurs parents, et non en raison de la surveillance et de la force de l'autorité publique...." Charles Comte va plus loin. Il pense que même nos lois contre l'exposition et l'infanticide produisent au moins autant de mal que de bien, et que les enfants chinois ne risquent pas grand'chose à n'être pas protégés par des lois semblables. Voilà de quoi faire dresser les cheveux sur la tête à bien des gens. Charles Comte n'a pas besoin qu'on le défende ; et je ne le défends pas ; mais puisqu'on m'a reproché de patronner toutes ces coupables pratiques, je demande la permission de m'expliquer, pour mon compte, sur ces points délicats. L'infanticide, à mon avis, est incontestablement un crime, qui doit être puni par la loi, car il pore atteinte à l'existence d'un être humain, et la vie de tous est sacrée. Je trouve donc que c'est à bon droit qu'on le punit. mais, tout en me refusant à rayer de nos codes les peines relatives à ce crime, j'avoue que je suis très-porté à croire, avec Ch. Comte, que l'efficacité de ces peines n'est pas aussi grande qu'on l'imagine, et que les circonstances dans lesquelles l'infanticide est commis sont de celles où la pensée de la loi a bien peu d'action. Quant à l'exposition, mes doutes sont plus sérieux. Quand les parents ont recours à cette détermination extrême ‘est évidemment qu'ils n'ont pas la volonté ou les moyens de nourrir leurs enfants ; et le plus souvent, il faut le reconnaître, ce sont les moyens qui leur manquent ; c'est par désespoir, et comme dernière chance de salut, qu'ils se décident à ce parti suprême. Dans ces circonstances on peut affirmer, comme le fait notre auteur, "que la défense de l'exposition" ne sauverait pas l'enfant ; elle n'aurait "d'autre effet que de changer de place un lit de mort," et peut-être de rendre l mort plus douloureuse et plus certaine [2]. Je ne suis donc pas éloigné de croire que l'exposition n'est pas par elle-même un acte qui tombe sous le coup de la loi pénale ; qu'il y a lieu seulement à rendre les parents responsables des conséquences de l'exposition quand elle a été faite dans le but de faire périr l'enfant (c'est alors une variété de meurtre), ou avec des circonstances de nature à compromettre sa vie ou sa santé (c'est un cas de blessure ou d'homicide par imprudence). N'est-ce pas là, du reste, ce qu'a cherché à faire notre Code pénal, dans les articles cités par M. de Molinari ? Quant à l'avortement, enfin, mes doutes sont beaucoup plus forts encore ; et, tout en déclarant le fait inexcusable aux yeux de la morale, je me demande si véritablement la loi a à s'en mêler. Il me paraît impossible de dire que l'enfant simplement conçu ait une existence propre, que ce soit une personne ; nous ne savons pas seulement s'il a une âme ou quand cette âme s'éveille en lui. C'est véritablement une partie de la mère, sur laquelle tout ce que fait ou sent la mère influe en bien ou en mal. On ne peut prétendre astreindre la mère à ne rien faire, à son insu, contre la santé de l'enfant ; on ne peut prétendre, davantage, à connaître et à réprimer tout ce que, sciemment, elle peut tenter contre lui. Aussi, l'avortement, pratiqué de tous côtés, reste-t-il presque toujours impuni, et il n'est que bien rarement connu ou poursuivi. Quand il l'est, c'est qu'à la suite des manoeuvres dont il a été l'occasion, la vie ou la santé de la mère (et non celle de l'enfant) a été compromise. On ne peut que trouver très-naturel et très-juste de poursuivre dans ces cas les personnes qui y ont prêté leur concours ; elles ont, par imprudence et par mauvais dessein, tué, blessé ou fait souffrir autrui. Mais quant à l'avortement même et à la malheureuse qui le subit, contre son gré bien souvent, que peut-on se promettre de l'intervention de la loi ? La "peine réprimante établie par l'auteur de notre nature" n'est-elle pas assez forte contre elle ? ET, quand la mort, dans d'affreuses douleurs, ou des infirmités incurables atteignent toutes celles que la répression légale pourrait atteindre, quel besoin y a-t-il d'ajouter à cette peine une condamnation illusoire, et dont le fondement peut sembler discutable ?

 

Notes

[1] On remarquera que ce ne sont pas là des assertions plus ou moins controversables d'un jurisconsulte amateur auquel il suffise d'opposer les interprétations de l'école et le dédain des avocats, mais qu'elles émanent d'un homme qui doit à l'étude du droit la meilleure part de sa solide et durable renommée.

[2] Cela est si vrai qu'en France, et malgré les dispositions du Code pénal et du Code civil, on voit tous les jours des mères porter leurs enfants aux Enfants-Trouvés, avec un certificat du commissaire de police.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil