De l'Enseignement obligatoire

 

 

Première partie : origine de la discussion

Observations de M. F. Passy sur le Congrès de Francfort

Premier article

La question de l'instruction obligatoire au Congrès de Francfort

(Inséré dans l'Économiste Belge du 1er décembre 1857.)

 

Tous les journaux de quelque importance ont parlé du Congrès international de Bienfaisance qui s'est réuni dernièrement à Francfort. Le Journal des Économistes, en particulier, et l'Économiste Belge, en ont soigneusement rendu compte à leurs lecteurs. Cette attention de la presse sérieuse n'a pas besoin d'être expliquée. Les congrès ne sont pas, en général, épargnés par la verve railleuse de l'esprit français ; et il est certain qu'ils prêtent souvent, par quelques apparences, à des remarques peu avantageuses : les médiocrités s'y donnent rendez-vous avec une malheureuse exactitude ; et les orateurs en quête d'un auditoire ne manquent pas volontiers ces occasions de se soulager d'un trop long silence. Mais à côté de ces savants de parade paraissent aussi les vrais savants, dont l'autorité finit le plus souvent par avoir raison de l'ignorance et de l'irréflexion : et, fût-il vrai, après tout, comme on le dit beaucoup trop, que les notoriétés fussent habituellement, dans les congrès, aussi rares que peu écoutées, ces assemblées auraient encore, comme manifestations de l'état de l'opinion, une valeur réelle, et mériteraient d'être suivies avec intérêt. Ce n'est pas seulement ce qu'enseignent les maîtres, c'est, au moins autant, ce que l'on pense et dit au-dessous d'eux, qui importe au monde ; et il ne suffit pas, pour que la moisson soit heureuse, que le bon grain soit libéralement semé, il faut encore que l'ivraie ne soit pas trop abondante. Les réunions suffisamment nombreuses et un peu mêlées sont précisément propres à donner la mesure de cette proportion de l'ivraie et du bon grain.

Le dernier Congrès de Francfort, nous sommes heureux de le dire, a été, à cet égard, remarquablement satisfaisant ; et il convenait de le signaler comme d'un favorable augure, surtout dans des journaux économiques. Les questions de bienfaisance et de charité sont de celles qui prêtent le plus à l'illusion et à l'erreur. Il est difficile de les traiter scientifiquement ; et la sensibilité vraie, comme la sensiblerie affectée, répugne naturellement à la calme observation et à l'inflexible analyse de faits toujours pénibles et souvent révoltants. Aussi était-il de règle, jusqu'à ce jour, que tout débat sur ces questions prouvât pour le moins autant d'ignorance que de bonne volonté ; et que les meilleures intentions n'aboutissaient guère, en fin de compte, qu'à sanctionner l'empirisme ou à patronner l'utopie. Le Congrès de Bruxelles, l'an dernier, avait, pour la première fois si nous ne nous trompons, mêlé dans une proportion notable le vrai au faux. Celui de Francfort, cette année, a marqué un progrès plus considérable encore, et décidément commencé à reléguer le faux sur le second plan. Un respect sincère de la science économique, sinon toujours la connaissance parfaite de ses enseignements, a manifestement inspiré les délibérations de cette assemblée. C'est à la source intérieure du mal, non à ses symptômes extérieurs, qu'elle a voulu s'attaquer ; c'est dans l'instruction et la moralisation, c'est-à-dire dans l'amélioration de la personnalité humaine, non dans le remaniement des biens et la réglementation des actes, qu'elle a cherché de préférence le remède ; et c'est de la volonté mieux éclairée des individus, c'est-à-dire de leur liberté rendue plus entière, bien plus que des mesures préventives de la police ou de l'intervention de la loi, qu'elle a paru se promettre la réduction graduelle des écarts et des fautes qui enfantent le plus souvent la misère, la dégradation et l'esprit de désordre. Ainsi, tout en signalant les dangers de l'excès de travail chez les enfants et les inconvénients des boissons fortes, le Congrès s'est abstenu de ces anathèmes absolus qu'on est habitué à entendre déclamer contre ces abus ; et il s'est gardé de sommer les gouvernements, comme il est reçu de le faire, de proscrire sans réserve des usages souvent nécessaires, et dont il appartient à la morale, à l'hygiène, à l'intérêt bien entendu, de corriger peu à peu les écarts sans les remplacer par d'autres maux non moins redoutables. L'initiative prise par le Congrès pour la création de Cours populaires d'économie politique est un symptôme plus caractéristique encore, et dont on ne saurait tenir trop de compte. Cette mesure seule suffirait à l'honneur de ses auteurs.

 

 

Mais plus le Congrès de Francfort s'est acquis, par l'ensemble de ses travaux, de titres à la reconnaissance des vrais amis du bien-être et de la dignité de l'espèce humaine ; plus il a mérité, par ses lumières et par son zèle de bon aloi, de légitime autorité ; - et plus il importe de ne pas laisser passer sans observations et sans réserves ce qui lui a échappé encore de trop contraire à son but et de trop inconciliable avec l'esprit général de ses délibérations. C'est pour cette raison que nous croyons devoir dire quelques mots de l'une des principales résolutions de cette assemblée.

 

 

Parmi les mesures dont on demandait au Congrès de recommander l'adoption aux gouvernements figurait la gratuité de l'instruction primaire. Malgré le talent et l'insistance de son auteur (M. Pascal Duprat), cette proposition n'a pas eu de succès. Le Congrès a même manifesté, pour la gratuité en général, une répugnance assez prononcée ; et il a étendu cette défaveur à toutes les institutions destinées à l'enfance, sans en excepter ni les crèches, ni les salles d'asile, ni l'institution plus récente et très-vantée en Allemagne des jardins d'enfants, kindergarten (voyez à ce sujet, dans le Journal des Économistes, le compte rendu du rapporteur même, M. Jules Duval). Les raisons de cette défaveur sont visibles. Les partisans de la gratuité sont dupes d'un mot ; et il n'y a rien de gratuit que ce qui l'est pour tous, par l'inépuisable libéralité de la nature. L'instruction, notamment, est toujours payée ; seulement elle peut être payée par d'autres que ceux qui en profitent. Quand ce déplacement du sacrifice est le résultat d'une générosité volontaire, les législateurs n'ont rien à y voir. La bienfaisance privée est libre de s'exercer comme elle le veut ; et elle rend souvent à la société, comme à certains de ses membres, un grand service en facilitant à ceux-ci les moyens de s'instruire. (Il est bon seulement que son zèle ne soit pas sans discernement ; car tout ce qui est général dégénère aisément en routine, et tout ce qui dispense régulièrement les hommes de mériter eux-mêmes ce qu'ils obtiennent porte une atteinte fâcheuse à la loi de la responsabilité ; il n'y a pas de bien qui ne soit payé trop cher quand il coûte quelque chose au premier de tous les biens, à l'énergie individuelle). Mais, quand c'est la société qui s'ingère de pourvoir à l'éducation d'une certaine classe d'enfants, cette largesse constitue un abus et un mal sans compensation et sans excuse ; - d'abord parce qu'elle étend, dans des proportions indéfinies, parce qu'elle érige en système l'affaiblissement de la responsabilité ; ensuite parce qu'elle ne réalise une faveur qu'au prix d'une injustice. On ne donne aux uns qu'en prenant aux autres ; et le résultat est de mécontenter tout le monde, et d'ouvrir la porte à toute espèce de ressentiments et d'exigences. C'est la spoliation et l'antagonisme mis à l'ordre du jour. Voilà ce que le Congrès a compris ; et il a fait acte à la fois d'équité et de prudence en repoussant la séduisante mais périlleuse proposition de M. P. Duprat.

Mais à côté de l'instruction gratuite on a proposé au Congrès l'instruction obligatoire : et les mêmes hommes qui ont repoussé l'une ont admis l'autre. Ils l'ont adoptée, dit-on (compte-rendu précité), sans qu'aucune voix contraire, ni dans la commission de la seconde section qui a préparé le rapport, ni dans le Congrès même, ait réclamé en faveur de la liberté et du droit des parents. Voilà ce que nous avouons ne pas comprendre et avoir peine à excuser. Nous savons quelles puissantes recommandations on peut faire valoir à l'appui de l'instruction obligatoire, et quels antécédents on peut trouver en sa faveur dans les faits et dans les livres. Plusieurs États, parmi les plus libres du monde comme parmi les moins libres, l'ont formellement prescrite. Des publicistes éminents, qui se réclament au besoin de l'autorité imposante de Turgot, la demandent instamment dans le pays où la loi ne l'a pas admise. Nous n'en croyons pas moins que c'est une mesure injustifiable et féconde en conséquence déplorables ; et nous n'hésiterons pas à dire qu'en lui donnant son adhésion le Congrès s'est véritablement déjugé. Nous croyons pouvoir dire aussi qu'il s'est déjugé avec quelque précipitation, et que la question a été tranchée sans être même complètement posée.

 

 

Cette question, en effet, était, au premier chef, du ressort de l'Économie politique. Or elle a été décidée, lisons-nous dans le compte-rendu que nous avons indiqué déjà, en dehors des principes de l'économie politique, parce qu'elle concerne spécialement LA POLITIQUE, LAQUELLE A LE PLUS GRAND INTERET A DONNER A TOUT ENFANT D'UNE NATION AU MOINS LE PREMIER DEGRÉ D'INSTRUCTION. Ce n'est pas la première fois qu'on met en avant cet argument ; et déjà, pour notre part, nous avons eu l'occasion [1] de le relever dans la bouche d'un savant également renommé pour l'étendue de ses connaissances et pour la fermeté de son libéralisme. "Il ne peut," a dit M. E. Laboulaye (dans son Histoire des Colonies d'Amérique), "être permis à personne de tenir un homme, un citoyen futur, dans l'ignorance et la brutalité, et d'élever ainsi un ennemi pour la société." - Ainsi, ce qu'on allègue, uniquement, c'est, avec l'intérêt des enfants, l'intérêt de la société, pourvoyant à tout prix à sa tranquillité et à sa sûreté en vertu de ce qu'on a appelé souvent son droit de vivre.

Il faut bien croire que l'argument est spécieux, puisqu'il paraît déterminant à tant d'hommes distingués. Il nous semble pourtant qu'il est de ceux qui ne prouvent rien à force de trop prouver, et que la facilité évidente avec laquelle on peut l'étendre aux conclusions les plus dangereuses devrait, dès l'abord, avertir de sa fausseté des esprits accoutumés à ne pas s'arrêter aux premières conséquences des choses. Il n'y a pas d'énormité, à vrai dire, qu'avec cet argument, et sans y rien changer, on ne puisse justifier, pas d'atteinte à la liberté et au droit qu'il ne permette non-seulement d'absoudre, mais de mettre en honneur. La politique, dit-on, a le plus grand intérêt à ce que les hommes ne soient pas absolument sans instruction. La politique a-t-elle moins d'intérêt, par hasard, à ce que les hommes soient laborieux, moraux, religieux, tempérants, économes ? N'a-t-elle pas intérêt à ce qu'ils soient robustes et à ce qu'ils soient paisibles ? Et si, à raison du danger social de l'ignorance, il ne doit pas être permis à personne de négliger l'instruction de ses enfants, ne doit-il pas, bien plus encore, à raison de la contagion du vice et de l'erreur, être interdit à chacun de donner à ses enfants une idée fausse ou un exemple répréhensible ? Tout, bien ou mal, se tient par une chaîne indissoluble ;et il n'y a pas un acte individuel qui soit indifférent à la société. Où donc, si l'on ne veut rien passer à l'individu, s'arrêtera-t-on dans cette voie de direction et de rectification ? Et quelles conséquences, une fois le premier pas fait, ne tireront pas, du droit et du devoir reconnus à l'État au nom de l'intérêt social, et la logique du despotisme et la logique non moins envahissante de la passion populaire ? Qu'opposera-t-on à ces exigences à la fois contraires et semblables ? Des arguments de circonstance, des raisons de convenance, d'opportunité, de mesure, des considérations de plus ou de moins. Mais la logique ne recule pas devant ces frêles et mobiles barrières ; et la justice n'est pas affaire de temps et de lieu.

La vérité est qu'il importe à la société que ses membres soient instruits, comme il lui importe qu'ils soient bons ; mais qu'il lui importe encore plus qu'ils soient libres ; ou plutôt il lui importe qu'ils soient libres, parce que c'est le seul moyens qu'ils soient instruits et bons. La liberté est le fond de l'homme, et l'homme n'est rien s'il ne l'est par lui-même. Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette distinction du droit social et du droit individuel, cette prétendue et étrange opposition du corps et des membres, du tout et des parties, - sinon une confusion de langage fondée sur la personnification abusive d'un terme abstrait ? La société n'est pas une personne, et les citoyens d'autres personnes. La société est l'ensemble des citoyens. Et, quand on dit qu'il importe à la société que les hommes soient instruits et bons, cela veut dire qu'il importe aux hommes d'être tels et de rencontrer les mêmes qualités dans leurs semblables, rien de plus. Cette dépendance réciproque est l'origine et la mesure du droit et du devoir qu'ils ont d'agir les uns sur les autres : elle fait à chacun, par la double pression de l'intérêt matériel et de l'intérêt moral, une obligation et un besoin de travailler de toutes ses forces à l'amélioration du sort des autres ; mais elle ne donne à personne, ni individuellement ni en corps, qualité pour entreprendre cette amélioration par la force. Elle ne donne, non plus, à personne, aucun titre pour réclamer, comme une dette directe, l'assistance morale non plus que l'assistance matérielle. La raison en est que le domaine de la force, - individuelle ou collective, - ne peut s'étendre sans arbitraire et sans violence au delà du strict exercice de la légitime défense, et que tout ce qui n'est pas nuisance directe ne peut être l'objet d'une interdiction directe : les effets seuls sont saisissables, les causes échappent ; et l'esprit et le coeur défient toute entreprise qui n'en appellent pas à leur libre arbitre. La raison en est, aussi, que la loi, pour n'être pas un vain simulacre de justice, une démonstration impuissante et hypocrite, doit procéder par détermination rigoureuse et invariable, et que la valeur intellectuelle, la valeur morale, sont des choses qui résistent à toute détermination et à toute mesure. Il est facile, assurément, de décréter que tout le monde sera pourvu à un degré convenable de l'une et de l'autre : mais il est impossible de réaliser cette déclaration. Qu'est-ce, par exemple, que ne pas être privé du premier degré D'INSTRUCTION ? Quelles notions faut-il posséder pour être en règle avec la loi ? Comment faut-il les posséder ? Dans quelle forme en justifiera-t-on ? A quel âge cette justification sera-t-elle exigée ? N'y aura-t-il pas des exceptions ou des excuses ? Et, s'il n'y en a pas, quelles facilités seront procurées à ceux qui seraient en position de les invoquer, à celui dont l'enfant est rebelle à l'étude, à celui que la pauvreté contraint de retenir le sien, à celui que l'isolement prive de tous les moyens de faire instruire le sien ?

Quelles garanties, d'un autre côté, seront laissées à la diversité des croyances ? Quelles pénalités seront employées pour vaincre l'obstination ou la négligence ? - Ce ne sont là que des exemples. Pour vaincre ces difficultés, cependant, pour régler ces points délicats, il faut se résigner à envahir, par mille côtés à la fois, le foyer domestique ; anéantir l'autorité paternelle ; dissoudre, au besoin, la famille ; et, multipliant indéfiniment les efforts de la tutelle la plus jalouse et les perpétuelles exigences de l'inquisition la plus minutieuse, transformer la société en un véritable bercail. Si l'on recule devant ces conséquences, on ne fait rien. On se borne à mettre une lettre morte de plus dans le chaos des codes : morte pour le bien, non morte pour le mal ; car tout ce qui est inutile est nuisible, et toute fausse notion des droits et des devoirs est funeste, d'autant plus funeste qu'elle vient de plus haut.

C'est à ce dernier parti que s'est arrêté le Congrès de Francfort. Il a émis un voeu en faveur de l'instruction obligatoire, mais il s'est borné à un voeu. "Il s'en est, dit encore M. J.  Duval, tenu au principe général ; et il a reconnu le droit exclusif et absolu de la famille quant au choix de l'instituteur, des méthodes, des matières et de la direction de l'enseignement." Une crainte salutaire l'a retenu au seuil de la voie de l'arbitraire, et il a refusé de s'y engager. Il faut lui savoir gré de s'être arrêté, mais il faut regretter qu'il ait mis le pied sur le seuil. Il faut aller plus loin ; il faut dire qu'il ne s'est arrêté que par une inconséquence, ou qu'en acceptant une formule ardemment réclamée, il a voulu satisfaire, par un mot sans valeur, des exigences avec lesquelles il ne voulait ni s'engager ni rompre ouvertement. Légèreté ou faiblesse, la faute est la même : il est fâcheux de se démentir ; et il ne l'est pas moins de rappeler la fable de la montagne en mal d'enfant.

 

 

Voilà ce que nous avions à dire contre le voeu du Congrès de Francfort. Voici, maintenant, après nous être séparé de cette assemblée quant au moyen, ce qu'il nous reste à dire pour nous rapprocher d'elle quant au but, et ce que nous regrettons de n'avoir pas pu dire en temps plus opportun. "Vous voulez, aurions-nous dit au Congrès si nous avions assisté à la discussion dont nous parlons, - vous voulez, et vous avez raison de le vouloir, que l'instruction se répande de toutes parts : ne la déclarez pas légalement obligatoire, mais faites que chacun se sente obligé de la donner et de l'acquérir ; ne l'imposez pas comme une charge, mais rendez-la désirable et facile comme un avantage. Vous êtes tous, autant que vous êtes ici, des hommes instruits, influents, dévoués à la science et à l'humanité ; employez votre zèle, usez de vos talents et de votre influence, pour propager, pour faire propager par d'autres, les bonnes idées, les bons sentiments, les bonnes méthodes et les bons livres. Vous êtes, beaucoup d'entre vous, et à bon droit, investis de la confiance des gouvernements, chargés des hautes fonctions de l'administration, puissants dans les conseils des princes et des peuples ; et vous voulez mettre à profit cette autorité, fruit de vos travaux, pour faire concourir les gouvernements à la diffusion des lumières et de la moralité, certains de servir ainsi et les gouvernants et les gouvernés. Ne conseillez pas aux gouvernements de se faire les distributeurs des lumières et de la moralité, mais conseillez leur de n'en pas entraver la distribution ;ne leur proposez pas de donner et de faire donner l'instruction, mais persuadez-leur de la laisser donner. Faites-leur comprendre que la vérité n'a de racines dans les esprits, la moralité dans les coeurs, qu'autant qu'elles y ont germé d'elles-mêmes, et qu'elles n'y germent que par le travail spontané des coeurs et des esprits. Faites-leur comprendre que, si ce travail est parfois tumultueux, il est toujours fécond ; que toute discussion et toute recherche, quand elles ne sont pas égarées par la violence, tendent vers la lumière ; et que la lumière est une force par cela même qu'elle est une gêne. Faites-leur comprendre que la passion et l'erreur, comme tous les poisons, naissent et fermentent dans l'ombre, mais s'évaporent au grand jour ; que laisser aux hommes la faculté d'exposer et de soutenir leurs idées par leur raisonnement, c'est leur ôter toute tentation de les imposer par la force ; et que la menace elle-même, en révélant le péril, met en demeure et en mesure de le conjurer. Faites-leur comprendre, enfin, que parler, écrire, agir, soit isolément, soit collectivement, c'est apprendre et montrer ; qu'entre toutes les manières d'apprendre et de montrer, entre toutes les solutions et toutes les tendances, il n'y a d'autres juges que de l'expérience et l'opinion ; et que la liberté d'enseignement, comme toutes les autres libertés dont elle est solidaire, porte en elle-même son frein comme son stimulant. La liberté de l'un est le correctif de la liberté de l'autre, et tout écart suscite la résistance qui doit le ramener."

Voilà, du moins en gros, ce que nous aurions dit au Congrès de Francfort si nous avions eu l'honneur d'y figurer. Nous aurions ajouté qu'en chargeant l'État d'une tâche quelconque on ne fait pas que l'État remplisse cette tâche, mais on dissuade et l'on empêche de la remplir les citoyens à qui elle incombait naturellement ; et que la principale plaie de notre temps, son vice dominant et son plus grand danger, - la nonchalance, la faiblesse, l'atonie, l'indifférence, tranchons le mot, le fatalisme qui domine de toutes parts, - n'a pas d'autre origine que l'amoindrissement de la personnalité causée par l'intervention de l'État, la réduction du domaine de l'activité privée par l'extension du domaine de la force publique. C'est là la cause, la véritable et la seule cause, du mécontentement perpétuel des gouvernés et des perpétuelles alarmes des gouvernants. Les uns et les autres ont perdu la notion de ce qu'ils peuvent et de ce qu'ils doivent, et le débordement des exigences, le déchaînement des récriminations ont suivi l'excès des précautions et l'abus des promesses.

 

 

Le Congrès aurait-il écouté ces observations ? Nous ne savons. Il nous semble pourtant qu'elles étaient de nature à faire quelque impression sur des esprits sérieux, et que, si quelqu'un des éloquents organes de la science économique, quelqu'un des représentants éclairés de l'administration qui s'y trouvaient, avait songé à les faire entendre, les partisans de l'instruction obligatoire auraient eu quelque peine à éviter à leur proposition le sort de l'instruction gratuite. Le vote est acquis, et il est trop tard pour le changer ; mais peut-être n'est-il pas trop tard pour en amoindrir l'effet et en atténuer les conséquences. Qui sait si quelque membre du Congrès, prêt à se faire, dans son pays, l'organe de la résolution commune, n'hésitera pas en parcourant ces lignes ? Qui sait, du moins, si quelque lecteur, ébranlé dans ses convictions personnelles par le vote unanime d'une grande assemblée, ne se sentira pas raffermi en voyant qu'on peut protester contre cette unanimité, et ne puisera pas, dans notre exemple et dans nos arguments, un degré nouveau de confiance dans la puissance toujours bienfaisante de la liberté ?

 

 

Réflexions faites par M. de Molinari sur l'article qui précède

Tout en nous associant aux voeux que notre honorable collaborateur exprime avec une si vive et une si chaleureuse éloquence en faveur de la non-intervention de l'État dans le domaine de l'enseignement, nous croyons qu'il y a une distinction à faire entre l'État enseignant et l'État obligeant les parents à donner une certaine éducation à leurs enfants. Pour bien résoudre cette dernière question, il faut examiner d'abord jusqu'où s'étendent les droits et les devoirs des parents à l'égard de leurs enfants, ensuite jusqu'à quel point il peut être utile que l'État intervienne pour contraindre les parents à remplir les obligations que la loi naturelle, à défaut de la loi civile, leur impose et auxquelles ils manquent. Certes, nous sommes, autant que notre honorable collaborateur, l'ennemi de l'intervention de l'État, et nous croyons qu'il faut se garder d'étendre sans nécessité le contrôle du gouvernement, surtout lorsqu'il s'agit du domaine de la famille. Nous croyons que l'État ne doit intervenir que dans le cas d'une violation manifeste d'un droit et d'une nuisance bien constatée résultant de cette violation ; nous croyons de plus que, même dans ce dernier cas, il arrive souvent que l'intervention de l'État soit plus nuisible qu'utile aux droits et aux intérêts qu'il s'agit de sauvegarder. Mais, lorsqu'on envisage la question de l'enseignement obligatoire au point de vue du Droit (et c'est ainsi qu'il faut l'envisager, notre honorable collaborateur sera le premier à en convenir), nous concevons que l'o hésite, et nous nous expliquons parfaitement que le libéral Turgot se soit prononcé en faveur de l'enseignement obligatoire, et que des pays libres, tels que la Suisse, l'aient prescrite. Nous croyons, pour notre part, que les parents doivent une certaine éducation à leurs enfants ; et nous le démontrerons si cela est nécessaire. Toute la question se réduit donc à savoir si cette obligation doit être, oui ou non, sanctionnée par la loi positive. Ainsi posée, cette question peut comporter des solutions différentes, selon les époques, les lieux et les circonstances. C'est, pour nous servir de l'expression anglaise, une affaire d'expediency plutôt qu'une affaire de principe.

 

Note

[1] V. Mélanges économiques, p. 61 et suiv. à la note.


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